- Quelle est aujourd’hui la place réservée à l’éthique en matière de politique étrangère ?
Il y a quarante ans, parler d’éthique dans les relations internationales avait généralement pour effet de causer chez l’interlocuteur « un petit sourire très significatif, ou un acquiescement poli et tout empreint de sympathie pour le pauvre naïf qui s’enlise dans les marécages de l’illusion, ou encore un viril discours cherchant à ramener l’égaré au contact des solides réalités » [1]. Aujourd’hui, on rencontre encore ce genre de réaction – le cynisme désabusé est malheureusement très répandu. Mais l’ampleur et la diversité de la recherche des dernières décennies ont renversé l’accusation : les naïfs qui s’enlisent dans les marécages de l’illusion sont désormais ceux qui persistent à ne pas reconnaître la moralisation des relations internationales.
C’est d’ailleurs ce dont témoigne le développement de l’éthique des relations internationales comme domaine de recherche autonome, à l’intersection de la science politique, de la philosophie et, dans une moindre mesure, du droit [2]. Définie comme l’étude de la nature et du rôle des prescriptions, des valeurs morales, des enjeux et des dilemmes éthiques dans les relations internationales, on la trouve sous plusieurs appellations, dont les plus courantes sont « éthique des relations internationales », « éthique internationale », « morale internationale », « éthique globale », « éthique mondiale », ou « théorie normative en relations internationales ».
Les questions auxquelles elle s’intéresse peuvent être pratiques ou théoriques. Dans le registre pratique, où elle chevauche souvent d’autres domaines de l’éthique appliquée, on se demande par exemple s’il y a des guerres justes (éthique de la guerre), s’il existe un droit à la santé qui nous obligerait à venir en aide aux moins bien lotis (éthique de la santé globale), si d’une manière générale nous avons des obligations à l’égard des plus démunis (justice globale) et des générations futures (justice intergénérationnelle), si le commerce international doit se soumettre à des contraintes morales (éthique des affaires), s’il est légitime de refuser des migrants (éthique de la migration), qui est responsable de la pollution planétaire (éthique environnementale), etc.
Dans son registre théorique, où l’éthique des relations internationales se présente davantage comme une théorie normative des relations internationales, on se demande par exemple comment elle s’articule avec les grandes théories ou approches (réalisme, libéralisme, Ecole anglaise, constructivisme, marxisme, postcolonialisme, féminisme, postmodernisme, etc.), et s’il vaut mieux privilégier une approche idéale, décontextualisée, partant d’une position originelle et de grands principes commandant ce qu’il serait idéal de réaliser pour rendre le monde plus juste, ou d’une approche non-idéale, ancrée dans les faits, limitée par eux, qui défend plutôt des compromis ou un moindre mal.
Ces réflexions font désormais l’objet de centaines d’ouvrages, de revues scientifiques (Ethics & International Affairs), de milliers d’articles et de travaux universitaires, surtout dans le monde anglophone.
Parler de moralisation des relations internationales, ce n’est pas dire que les Etats et les acteurs non-étatiques – ONG, organisations régionales, entreprises, institutions judiciaires, individus – sont de plus en plus moraux (d’aucuns pourraient même déplorer, en ce début de XXIe siècle, du 11 Septembre à la Syrie, une brutalisation des relations internationales), seulement qu’ils invoquent de plus en plus des arguments moraux pour justifier leurs actions.
On peut bien entendu douter de leur sincérité, mais on ne peut plus douter du poids croissant des considérations morales dans les affaires du monde, non tant parce que les acteurs sont réellement moraux, que parce qu’ils doivent sembler l’être sur la scène internationale. C’est déjà ce qu’observait Niebuhr il y a un demi-siècle : si la question morale est si fréquemment soulevée dans la théorie et la pratique des relations internationales, c’est « non seulement parce que les hommes cherchent honnêtement à faire le bien dans leurs vies collective et individuelle, mais aussi parce qu’ils ne peuvent pas suivre leurs intérêts sans prétendre le faire conformément à un système de valeurs » [3].
C’est ainsi qu’on peut réconcilier la morale et l’intérêt, et répondre à ceux qui disent qu’il ne peut pas y avoir d’éthique dans les relations internationales puisque les Etats ne font que suivre leurs intérêts. D’une part, ce n’est pas si simple : les Etats sont parfois contraints par des normes qui se construisent. Ils ratifient des traités, s’engagent à les respecter, craignent d’être montrés du doigt sur la scène internationale s’ils ne le font pas (la honte est un puissant levier). D’autre part, même si l’on est réaliste et qu’on accepte cet axiome que les Etats ne font que suivre leurs intérêts, cela ne remet pas en cause la présence et même l’importance de l’éthique dans les relations internationales dans la mesure où il est précisément dans l’intérêt des Etats de sembler moraux.
Il n’y donc pas, d’un côté, l’éthique des naïfs, des idéalistes, des libéraux et, de l’autre, les intérêts des réalistes, pour qui l’Etat serait un monstre froid. Il y a un juste milieu qui permet de justifier qu’on peut s’intéresser à l’éthique des relations internationales tout en reconnaissant l’égoïsme des acteurs : c’est le réalisme libéral (ou le libéralisme réaliste) que je défends [4]. L’éthique des relations internationales doit être réaliste relativement à ses capacités et ses ambitions. Elle doit, comme l’écrivait Morgenthau en 1948, se garder de deux erreurs opposées : surestimer l’influence de l’éthique sur la politique internationale et la sous-estimer [5].
- Vous avez déclaré que la responsabilité de protéger est un appel moral et politique que chacun interprète à l’aune de ses propres intérêts. Peut-il en être autrement à l’avenir ? La responsabilité de protéger est-elle soluble dans le droit international ?
Il me semble effectivement important de rappeler que, contrairement à ce qu’on entend parfois, la R2P n’est pas une notion juridique. Elle n’est pas contraignante : la « communauté internationale » se dit responsable de la protection des populations civiles mais rien ne l’oblige à intervenir lorsqu’il le faudrait (Rwanda 1994), ni ne l’empêche de le faire lorsqu’il ne le faudrait pas (Irak 2003). Un défaut de cette responsabilité n’est pas considéré comme un acte illicite au sens des Articles sur la responsabilité de l’Etat pour fait internationalement illicite de la CDI (2001).
On peut toutefois qualifier la R2P de « norme émergente » : elle relève du droit mou (soft law). Son effet normatif a été bien résumé par l’ambassadeur du Brésil à l’ONU en 2009 : la R2P « n’est pas un principe à proprement parler, encore moins une nouvelle disposition juridique. Elle est plutôt un appel politique puissant à tous les Etats, pour qu’ils respectent les obligations juridiques déjà inscrites dans la Charte, les conventions des droits de l’homme (…) et les autres instruments pertinents ».
Cet appel politique est-il soluble dans le droit international ? Il l’est déjà puisque la version onusienne de la R2P, celle des articles 138-139 du document final du Sommet mondial de l’ONU de 2005, adopté par l’Assemblée générale, est légaliste : elle n’envisage l’intervention militaire que si elle est autorisée par le Conseil de sécurité sous chapitre VII (ce qui n’était pas le cas du rapport de la Commission internationale de l’intervention et de la souveraineté de 2001 par exemple). C’est précisément la raison pour laquelle elle ne propose rien de nouveau.
La question est plutôt de savoir s’il est possible de rendre cette responsabilité plus contraignante, pour qu’elle ressemble davantage à celle des pompiers ou des policiers qui ne peuvent pas ne pas agir pour protéger les populations. En l’état actuel du « système » international, je ne le crois pas, en premier lieu parce que la R2P est un devoir qui n’est pas attribué, c’est-à-dire qu’il n’appartient à aucun acteur en particulier. « Quelqu’un doit intervenir, explique Walzer, mais aucun Etat en particulier dans la société des Etats est moralement contraint de le faire » [6]. C’est ce qu’on appelle le problème de l’agence : la R2P est un devoir sans agent, qui ne peut donc pas être actualisé.
Il s’en remet certes à la « communauté internationale », à laquelle se réfèrent les articles 138-139. C’est à elle, en principe, qu’est attribué le devoir d’intervenir. Mais la communauté internationale n’existe pas. Elle n’existe que lorsque quelques Etats décident d’agir en son nom. Parler de « communauté internationale », même de « Nations unies », c’est davantage exprimer un souhait (former une communauté, être unis), qu’une réalité.
La R2P dépendra donc toujours de la volonté politique des Etats potentiellement intervenants, et cette latitude est tout à fait normale, car comment justifier un système qui contraindrait certains Etats (lesquels ?) à intervenir militairement, avec le coût humain, financier et politique que cela suppose, dans des situations que l’intervention risque de rendre pires plutôt que meilleures ?
- Vous souscrivez à une approche réaliste des Relations Internationales. Outre l’urgence humanitaire, quels sont les intérêts derrière l’engagement français au Mali et aujourd’hui en Centrafrique ?
D’abord, il y a un intérêt commun que malheureusement nos partenaires européens ne saisissent pas tous. Outre la dimension humanitaire qui, je le répète, n’est pas incompatible avec le réalisme, il est dans notre intérêt d’empêcher la création d’une zone franche terroriste au Sahel et l’afghanisation du Mali, où se prépareraient des attentats contre nos ressortissants en Afrique ou en Europe. Il est également dans notre intérêt de prévenir la pression migratoire considérable qui résulterait d’un chaos durable au Mali comme en RCA, et qui déstabiliserait la région entière. Il devrait y avoir une opération de maintien de la paix onusienne en RCA d’ici le second semestre 2014. Sera-t-elle suffisamment robuste pour permettre le retrait des troupes françaises ? On peut en douter.
Ensuite, il faut pour comprendre ces interventions ne pas avoir de l’intérêt national une conception trop rationalisante, qui le réduit à la puissance matérielle, c’est-à-dire à la richesse. Les complotistes adorent ce genre d’explication, prétendant par exemple que les « vraies » raisons de l’intervention au Mali sont la protection des mines d’uranium au Niger, et qu’en RCA où la France a peu d’intérêts économiques elle protège plutôt les voisins (Cameroun, Tchad, Congo) qui sont, eux, des partenaires importants. C’est en partie vrai, mais en faire la motivation principale serait réducteur.
L’intérêt national se définit également en termes d’ethos, c’est-à-dire d’image morale. C’est pourquoi il ne faut pas opposer la morale et les intérêts, comme le reconnaît Morgenthau : « des considérations morales font partie de la formulation de l’intérêt national. Des principes moraux justifient l’intérêt national » [7]. Il inclut le prestige dans la puissance, concevant celle-ci comme une relation essentiellement psychologique, dépendant surtout de l’image projetée. De ce point de vue, la France intervient en RCA parce qu’elle a la capacité d’empêcher des violences, que certains disent pré-génocidaires.
Peu importe ici que cette qualification décrive avec exactitude la réalité – le « G-word » est souvent utilisé pour attirer l’attention sur la gravité de la situation, c’était déjà le cas au Darfour, alors que la définition juridique du génocide est très précise (art. 6 du Statut de Rome) et implique une intention (mens rea) qui dans les faits est difficile à prouver (c’est d’ailleurs faute d’avoir pu le faire que la Commission internationale d’enquête mandatée par l’ONU avait conclu à l’absence de politique génocidaire au Darfour dans son rapport de 2005). Peu importe qu’il n’y ait pas de génocide en RCA : la France ne veut pas être accusée, même à tort, de n’avoir rien fait pour en empêcher un. C’est ici que l’intérêt de l’intervenant, parce que son ethos, coïncide avec l’intérêt de la population locale.
Lorsque la France, l’Angleterre ou les Etats-Unis interviennent à l’étranger au nom de l’humanité, ils le font aussi et en premier lieu pour des raisons d’intérêt national, c’est-à-dire que l’intervention prétendument humanitaire n’est en réalité jamais désintéressée. C’est en tout cas une manière réaliste de voir les choses. Mais ils ne peuvent pas suivre leurs intérêts sans prétendre le faire conformément à un système de valeurs, comme le disait Niebuhr. Les Américains vont donc invoquer la défense de la démocratie et de la liberté, valeurs qui fondent l’américanité, et les Français vont rappeler que la France est la « patrie des droits de l’homme ».
Dans les deux cas, on fait appel à un système de valeur, non pas pour tromper, faire croire qu’on est moral alors qu’on ne l’est pas, mais parce que la défense de certaines valeurs morales – la démocratie et la liberté individuelle aux Etats-Unis, les droits de l’homme en France – font partie de l’identité de certains Etats, donc de ce qui définit les intérêts nationaux.
Ce n’est donc pas un hasard si les deux nations qui, compte tenu d’une prétention à l’universalité, ont le plus tendance à s’attribuer un rôle messianique dans les affaires du monde – la France et les Etats-Unis – ont toutes les deux développé des doctrines interventionnistes : le « droit ou devoir d’ingérence » en France, la « humanitarian intervention » du wilsonisme américain. Elles l’ont fait, en partie, pour une question d’image de soi et d’identité. Dans ces conditions, l’intervention est menée pour sauver non seulement les autres, mais aussi et surtout l’image que l’on a de soi.
- L’urgence humanitaire devrait justifier une intervention internationale en Syrie, mais vous expliquez que l’équilibre des forces entre belligérants et le risque d’embrasement régional dissuadent toute intervention internationale. Du coup, comment répondre tout de même à l’exigence éthique qu’impose l’urgence humanitaire ?
Si l’on ne s’en tient qu’au critère de la cause juste, nous aurions en effet davantage de raisons d’intervenir en Syrie que nous en avions en Libye puisque le conflit a fait beaucoup plus de victimes civiles. Mais la cause juste n’est que l’un des critères pertinents pour juger la légitimité d’une intervention : les autres sont le dernier recours (satisfait depuis longtemps), mais aussi l’autorité légitime et l’effet positif, c’est-à-dire les conséquences probables.
Ce sont eux qui changent la donne : l’autorité légitime est le Conseil de sécurité et il est bloqué par le veto russe et chinois. En l’absence d’un consensus sur la nécessité d’une intervention « illégale mais légitime » comme celle de l’OTAN au Kosovo en 1999, les intervenants auraient du mal à expliquer d’où ils tirent leur légitimité, et ils affaibliraient l’autorité du Conseil de sécurité – alors qu’ils (France, Royaume-Uni, Etats-Unis) en sont membres permanents. Après le précédent irakien (2003), où elle s’est distinguée en dénonçant l’illégalité de l’intervention américaine, la France a du mal à ne pas être légaliste.
Quant à l’effet positif, il est loin d’être garanti pour des raisons qui rendent le cas syrien très différent du cas libyen : la force de l’armée régulière, soutenue par les Russes, la faiblesse relative des rebelles, et surtout la géographie puisque la Syrie est au cœur d’une poudrière rendant élevé le risque d’embrasement régional. Pour toutes ces raisons, qui sont aussi morales puisqu’elles signifient qu’une intervention soi-disant « humanitaire » pourrait tuer davantage de personnes qu’elle n’en sauverait, nous ne sommes pas intervenus.
L’attaque chimique du 21 août a ouvert une fenêtre que nous aurions pu saisir en envoyant, les jours suivants, des missiles sur des cibles choisies – mais nous n’avons pas eu la réactivité nécessaire, de crainte sans doute de mettre le doigt dans un engrenage, et ensuite il était trop tard pour que des frappes aient du sens.
Que faire alors ? Pendant longtemps on pouvait défendre, comme je l’ai fait, l’armement des rebelles. C’est beaucoup plus difficile aujourd’hui car, plus le temps passe, plus il devient manifeste, d’une part, que le soutien de la Russie et du Hezbollah permettra au régime de tenir même si les rebelles sont mieux armés et, d’autre part, qu’au sein des rebelles en question les groupes islamistes dominent. Le Syrie est désormais cette zone franche terroriste qu’on voulait éviter au Sahel : les djihadistes y affluent du monde entier, dont de France et d’autres pays occidentaux, ils s’y forment et pourront ensuite mener des attentats en rentrant. C’est la raison pour laquelle Américains et Russes s’entendent pour considérer Assad comme un moindre mal. On peut donc s’attendre à ce qu’il reste au pouvoir.
Dans ce contexte, on ne peut guère répondre à cette urgence éthique de venir en aide aux victimes civiles qu’en mettant en place des corridors humanitaires, avec le consentement des parties au conflit.
- Selon vous, entre la Syrie et la Libye, l’une des grandes différences ayant facilité la guerre en Libye, c’est que le risque d’embrasement régional était faible. Pourtant, si le risque d’affrontement interconfessionnel était effectivement bien moindre par rapport à la Syrie, on a vu que la crise au Mali a largement été alimentée par le retour de Libye des forces de Mohamed Nejim (MNLA).
Ce lien Libye-Mali existe mais il ne faut pas exagérer la causalité : le problème du nord-Mali préexistait (l’Azawad est agité par des rébellions touaregs depuis 1963), l’intervention en Libye l’a sans doute catalysé mais il n’a rien causé.
Ceux qui, comme moi, ont défendu l’intervention en Libye ne prétendaient pas qu’elle n’aurait aucune conséquence régionale. Il aurait été naïf de le croire. Ils prévoyaient seulement que ces conséquences régionales seraient limitées, contrairement à celles d’une intervention similaire en Syrie par exemple. Dans la mesure où nous avons des raisons de croire que l’insurrection nord-malienne aurait de toute façon eu lieu, elle ne vient pas infirmer cette prédiction.
Plus préoccupant est l’état de la Libye aujourd’hui, qui risque de s’enfoncer dans un chaos progressif. On aura alors beau jeu d’accuser l’intervention. Mais ces reproches a posteriori se heurtent au problème du contrefactuel : ils ne peuvent pas prouver que ne pas intervenir et laisser Kadhafi massacrer son peuple aurait conduit à de meilleures conséquences. Ma conviction est que, quel que soit l’état du pays aujourd’hui, et il est mauvais, il aurait été pire sans intervention en 2011.
- La Responsabilité de Protéger se veut extensive par rapport au droit d’ingérence et inclut une approche préventive et de reconstruction. De ce point de vue, au regard de l’absence d’appui notable en matière de reconstruction en Libye après la chute de Kadhafi et du chaos que cela a favorisé, la communauté internationale a-t-elle échoué dans sa responsabilité de protéger le peuple libyen ?
La valeur ajoutée de la R2P est en effet d’intégrer la prévention et la reconstruction mais, dans les faits, ce sont souvent les parents pauvres de l’intervention. Ce n’est pas nouveau : on sait depuis longtemps, et plus encore dans les conflits asymétriques, qu’il est plus difficile de gagner la paix que de gagner la guerre. On sait depuis les années 1990 que la fin des affrontements et la signature d’un accord de paix ne suffisent pas à garantir une paix durable. Environ la moitié des pays qui sortent d’un conflit majeur sombrent de nouveau dans un conflit dans les cinq ans qui suivent la signature d’un accord de paix. C’est pourquoi il a fallu ajouter une étape supplémentaire, après le rétablissement et le maintien de la paix, après la cessation des combats, après même la signature d’un accord, pour veiller à ce que la paix dure et que les conflits ne reprennent pas : c’est ce qu’on appelle la consolidation de la paix.
Définie dans l’Agenda pour la paix de Boutros-Ghali en 1992, la consolidation de la paix implique « notamment de désarmer les adversaires, de rétablir l’ordre, de recueillir les armes et éventuellement de les détruire, de rapatrier les réfugiés, de fournir un appui consultatif et une formation au personnel de sécurité, de surveiller des élections, de soutenir les efforts de protection des droits de l’homme, de réformer ou de renforcer les institutions gouvernementales et de promouvoir des processus, formels ou informels, de participation politique ».
Si, plus de vingt ans plus tard, ces objectifs peinent souvent à être mis en œuvre, c’est parce qu’il est objectivement très compliqué de le faire. On s’accorde par exemple sur trois volets : sécuritaire (désarmer, démobiliser, former de nouvelles forces de sécurité, réintégrer les anciens combattants), politique (promouvoir la démocratie (organisation d’élections et missions d’assistance électorale), réformer la justice, défendre les droits de l’homme) et économique et social (développer des infrastructures, faire des réformes économiques, etc.).
Mais dans ordre ? Le volet sécuritaire semble prioritaire car on ne peut pas mettre en place de nouvelles institutions, organiser des élections, faire des réformes, attirer des investisseurs étrangers et développer la vie économique s’il y a encore des problèmes de sécurité. En Angola, en 1992, on n’a pas attendu de désarmer et démobiliser pour organiser des élections présidentielles et législatives : elles ont contribué à la reprise de la guerre civile.
Mais, en même temps, le volet sécuritaire dépend du volet politique, puisqu’on ne peut pas créer une nouvelle armée nationale sans la soumettre au contrôle d’un pouvoir politique fort, si l’on veut construire une démocratie et rétablir la confiance dans l’armée. Il ne faut donc pas attendre pour réformer les institutions. Le paradoxe est alors le suivant : d’un côté, on ne peut pas mettre en place de nouvelles institutions s’il reste encore des problèmes de sécurité mais, de l’autre, pour les supprimer il faut mettre en place de nouvelles institutions.
Les volets sécuritaire et politique doivent donc être menés de front, avec également le volet économique et social car, pour faire tout ça, l’Etat a besoin de ressources financières. Si les moyens ne suivent pas, non seulement les réformes ne se feront pas, ou plus lentement, mais la paix elle-même peut être menacée. Voilà pourquoi la reconstruction est difficile. La « communauté internationale » peine en outre à être convaincue qu’une situation qui n’est plus une urgence mérite encore beaucoup d’attention.
La Libye a été victime de ces difficultés intrinsèques à toute reconstruction et d’un déficit d’attention dû à la diversion causée par le Mali et la Syrie. La « communauté internationale » a donc relativement échoué à mettre en œuvre le volet reconstruction de la R2P en Libye, on peut en tout cas lui reprocher de n’avoir pas fait suffisamment pour consolider la paix, et de sous-estimer aujourd’hui les dangers du chaos programmé qui s’annonce. Peut-on pour autant en conclure qu’elle a échoué dans sa responsabilité de protéger le peuple libyen ? Je ne le crois pas, dans la mesure où elle l’a tout de même protégé de Kadhafi.
Bien sûr, les idéalistes disent qu’on a remplacé un mal par un autre, comme s’il avait été possible de ne pas le faire. Cette critique se fait sur l’horizon naïf soit d’une non-intervention qui n’aurait pas été coupable de non-assistance à peuple en danger, soit d’une intervention qui aurait protégé le peuple libyen tout en transformant le pays en une démocratie stable du jour au lendemain. Le cas de la Libye n’est pas isolé : avec ou sans aide extérieure, les révolutions arabes depuis décembre 2010 n’ont pas accouché de situations stables et l’avenir de plusieurs pays reste incertain. C’était prévisible car, comme le répète Hubert Védrine depuis longtemps, la démocratie n’est pas « du café instantané » mais un processus, qui a d’ailleurs mis des siècles à se construire en occident.
A ceux qui disent qu’on a remplacé un mal par un autre, il faut donc demander lequel est le pire. Il est facile en effet de dire que c’est mal, comme si l’alternative était un bien qu’on se garde d’ailleurs de préciser. L’éthique réaliste que je défends ne pense pas en termes binaires de bien et de mal car, comme le disait bien Aron, « Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, c’est le préférable contre le détestable. Il en est toujours ainsi, en particulier en politique étrangère » [8]. L’éthique réaliste est celle du moindre mal.
- Vous expliquiez dans un récent dossier de Politique Etrangère que la robotisation permet de gagner en précision et de réduire le risque d’erreur intrinsèque à la fragilité du comportement humain. Si elle protège indéniablement les pilotes, loin du théâtre, certains critiques reprochent aux drones de banaliser la mort en déshumanisant le théâtre d’opération, en réduisant la guerre à des jeux vidéos. Y a-t-il un dilemme éthique de ce point de vue ?
Il y a une apparence de dilemme, qui inspire ceux qui font profession de s’indigner, dans des livres ou des journaux, en confondant d’ailleurs souvent les drones, c’est-à-dire les moyens, avec l’une des fins pour lesquelles ils sont utilisés : la politique américaine d’élimination ciblée au Pakistan et, dans une moindre mesure, au Yémen et en Somalie. La critique spécifique à laquelle vous faites allusion est ce qu’on appelle l’hypothèse de la « mentalité Playstation » ou du « tampon moral » : la déportation du pilote, le fait qu’il ne soit pas dans le cockpit mais au sol, à l’abri, impliquerait une distanciation émotionnelle, une difficulté à distinguer le réel du virtuel (surtout chez les jeunes formés aux jeux vidéos) et, au final, une déshumanisation de l’adversaire et une déresponsabilisation morale.
Cette thèse populaire s’appuie sur la conviction que la propension à tuer est proportionnelle à la distance : il serait plus facile de le faire de loin, quand on ne voit pas victime. Si c’est vrai, ce n’est pas une nouveauté du drone puisque l’homme a toujours cherché à augmenter l’allonge de ses armes, pour tuer sans risquer de l’être, avec des javelots, des catapultes, des arcs, des arbalètes, des armes à feu, de l’artillerie, des sous-marins, des avions, des missiles et, aujourd’hui, des drones et des ordinateurs.
Dans cette évolution, toutefois, le drone a une place à part car, s’il allonge bien la distance physique, il raccourcit la distance perceptive : la différence entre le pilote de bombardier et l’opérateur d’un drone équipé de caméras est que le second, contrairement au premier, voit sa victime. Non seulement il la voit mais il l’observe, pendant des heures, des jours, des semaines, il connaît ses habitudes (patterns of life), sa famille et ses amis. Il la voit faire l’amour la nuit avec ses caméras infrarouges. Cet opérateur n’est pas exactement distant de sa cible lorsqu’il s’agit de la tuer. Il est plus proche d’elle, non pas physiquement mais en termes de ce qu’il sait sur elle, que ne l’a jamais été un combattant au corps à corps sur le champ de bataille. Or, l’investissement émotionnel dépend moins de la distance physique que de cette intimité. Contrairement à d’autres armes opérées à distance, le drone ne crée pas de l’anonymat : il vise plutôt à défaire l’anonymat, et à créer de l’identité. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles plusieurs études montrent que les télépilotes sont plus sujets que les pilotes au stress, au burnout et à des problèmes psychiatriques.
En outre, comment ceux qui accusent le drone de déshumaniser l’adversaire peuvent-ils ignorer les milliers d’années de guerres sans drone, sans avion, sans missile et même sans arme à feu, qui prouvent que l’on n’était pas plus humain lorsque l’on pouvait regarder l’ennemi dans les yeux et sentir son sang couler sur nos mains ? La machette des génocidaires rwandais, les mettant au plus près de leurs victimes, n’a apparemment pas contribué à leur faire prendre conscience de l’humanité de ces dernières.
On a au contraire des raisons de croire qu’un combattant distant, moins exposé au risque, a tendance à moins violer le droit international humanitaire, donc à moins commettre de crimes de guerre. Un certain nombre de dommages collatéraux sont commis par la peur – celle qui incite à tirer pour se protéger, sans prendre le temps d’être sûr qu’on ne tire pas sur un civil. L’opérateur de drone, précisément parce qu’il ne craint pas pour sa vie, peut prendre davantage de temps à évaluer sa cible. Il peut même se faire conseiller par un juriste, qui l’aidera à évaluer la légalité du tir.
Bien sûr, cela n’empêche pas les victimes civiles, qui sont toujours trop nombreuses mais, d’une part, elles sont davantage causées par une mauvaise utilisation du drone (les signature strikes, c’est-à-dire les frappes qui visent un comportement sans connaître l’identité) que par les caractéristiques intrinsèques du drone et, une fois de plus, la question pertinente pour un réaliste est de savoir quelle est l’alternative. Comme je l’ai expliqué ailleurs, supprimer les frappes de drones inciterait les armées locales à conduire davantage d’opérations et faire beaucoup plus de victimes civiles que n’en font actuellement les drones américains, comme en témoigne déjà l’armée pakistanaise dont ceux qui sont trop occupés à dénoncer l’impérialisme américain oublient en général le rôle au Waziristan [9].
[1] P. Braillard, Philosophie et relations internationales, Genève, Institut Universitaire de Hautes Etudes Internationales, 1974, p. 75.
[2] J.-B. Jeangène Vilmer et R. Chung (dir.), Ethique des relations internationales. Problématiques contemporaines, Paris, PUF, 2013.
[3] N. Guilhot (ed.), The Invention of International Relations Theory, New York, Columbia University Press, 2011, p. 269.
[4] J.-B. Jeangène Vilmer, « Pour un réalisme libéral en relations internationales », Commentaire, 141, printemps 2013, p. 13-20.
[5] H. Morgenthau, « The Twilight of International Morality », Ethics, 58:2, 1948, p. 79.
[6] M. Walzer, Just and Unjust Wars, 3rd ed., New York, Basic Books, 2000, p. xiii.
[7] N. Guilhot (ed.), The Invention of International Relations Theory, op. cit., p. 245.
[8] R. Aron, Le spectateur engagé, Paris, Julliard, 1981, p. 289-290.
[9] J.-B. Jeangène Vilmer, « Idéologie du drone » (recension de G. Chamayou, Théorie du drone, Paris, La Fabrique, 2013), La Vie des Idées, 4 décembre 2013, en ligne.