(avec Olivier Schmitt) - Après Nicolas Sarkozy et François Fillon, c’est au tour de Bernard-Henri Lévy de dénoncer la passivité de la France à l’égard de la crise syrienne et de proposer un plan d’action en sept points (Le Monde daté 15 août), qui pose les bonnes questions mais apporte des réponses peu convaincantes.
Après Nicolas Sarkozy et François Fillon, c’est au tour de Bernard-Henri Lévy de dénoncer la passivité de la France à l’égard de la crise syrienne et de proposer un plan d’action en sept points (Le Monde daté 15 août), qui pose les bonnes questions mais apporte des réponses peu convaincantes.
1. Faut-il intervenir ? La responsabilité de protéger n’est pas "la version onusienne de l’antique théorie de la guerre juste" : elle s’est précisément construite contre la connotation guerrière des formules précédentes (l’intervention humanitaire des anglophones et le droit d’ingérence à la française). Elle est un appel moral et politique – en aucun cas une obligation juridique – à prévenir, réagir et reconstruire, qui n’envisage d’opération militaire qu’en dernier recours. La plupart des Etats qui l’ont soutenue lors du Sommet mondial de l’ONU de 2005 l’ont fait pour défendre des moyens plus doux d’action internationale, comme l’assistance humanitaire ou l’aide au développement. La réduire à une théorie de la guerre, c’est la détourner de son sens, de sa raison d’être, et c’est en réalité le plus sûr moyen de la décrédibiliser sur la scène internationale.
Ensuite, dans sa version onusienne, la responsabilité de protéger exclut tout recours à la force sans autorisation du Conseil de sécurité. En l’absence de résolution, elle est donc inapplicable au cas syrien. Faire sans cesse référence au précédent libyen n’est pas pertinent, comme nous l’avons déjà montré, à la fois parce que le contexte n’est pas le même et parce que, précisément, l’intervention en Libye était autorisée par une résolution du Conseil de sécurité.
Même si l’on fait abstraction de la légalité et que l’on en reste à la théorie de la guerre juste, la légitimité d’une intervention ne se détermine pas qu’avec les seuls critères de la cause juste et de l’intention droite. Il y a dans le monde mille causes justes qu’on se retient de poursuivre par les armes parce que l’on estime à juste titre que les conséquences probables d’une intervention causeraient plus de mal que de bien. Parmi les autres critères que l’on oublie souvent de mentionner, se trouvent en effet les chances raisonnables de succès. Quant à l’intention droite, mieux vaut se garder de l’invoquer quand on ne peut pas la prouver, et elle ne garantit pas non plus de bons résultats. L’enfer n’est-il pas pavé de bonnes intentions ?
L’approche universaliste et décontextualisée qui réduit la politique et la morale à une "question de cohérence", comme le fait BHL, n’est pas seulement inadaptée à la complexité du monde réel et à la nature même de la politique, qui s’enracine dans des contextes : elle est aussi dangereuse. C’est le danger du moralisme dont parlait Raymond Aron qui, "s’il ne tient pas compte des conséquences probables ou possibles des décisions prises, finirait par être immoral".
2. Comment intervenir ? Sans le Conseil de sécurité, propose BHL, c’est-à-dire illégalement. Certains s’y opposent d’emblée, parce qu’ils sont légalistes. D’autres, comme nous, n’excluent pas une intervention "illégale mais légitime", comme celle de l’OTAN au Kosovo en 1999. Mais les conditions le permettent-elles dans le cas syrien ?
Il n’y a pas de réelle volonté politique d’intervenir : le veto russe et chinois est effectivement un alibi, mais pas celui des lâches qui espèrent une victoire de Bachar Al-Assad pour "nous décharger de nos remords" – car Assad tombera, c’est inéluctable. Il est celui des prudents qui pensent qu’une intervention militaire étrangère n’est dans l’intérêt ni des intervenants, ni de la population civile qu’on prétend sauver. La prudence est une vertu, "la vertu suprême en politique" disait Hans Morgenthau. Le courage aussi, répondra-t-on. Mais quel courage y a-t-il à prendre sa plume pour demander à d’autres que soi de tuer et de se faire tuer ?
3. Quel type d’intervention ? Une intervention aérienne visant à interdire l’espace aérien aux avions syriens, empêcher les déplacements terrestres de son armée et établir des sanctuaires pour les civils est-elle réaliste ? Un certain nombre d’analyses se basant sur une connaissance précise de l’armée syrienne concluent qu’une telle opération serait militairement difficile, nécessitant plus de ressources et entraînant plus de risques que les interventions précédentes de l’OTAN en Bosnie, au Kosovo et en Libye.
D’abord, l’établissement de zones protégées autour des villes du Nord-Ouest du pays ainsi que la sécurisation d’un cordon humanitaire depuis la Turquie reviendraient dans les faits à imposer une supériorité aérienne sur une part significative du territoire syrien, voire sa totalité, ce qui nécessiterait un nombre d’appareils supérieur à celui utilisé lors de l’intervention en Libye. Sans compter que les défenses anti-aériennes syriennes sont plus puissantes et poseraient à cette hypothétique coalition davantage de problèmes.
Ensuite, protéger les zones indiquées serait tout sauf facile. Détecter, identifier et engager des cibles aussi mobiles que des éléments de l’armée syrienne ou des porteurs de missiles sol-air (en prenant en considération des règles d’engagement qui seraient certainement restrictives) est très difficile à moyenne ou haute altitude. Sans l’aide de troupes au sol capables d’identifier les cibles et de guider des frappes tout en fournissant un minimum de protection aux civils, les forces aériennes seraient probablement incapables de défendre les zones de protection face à des éléments hostiles déterminés. Les besoins militaires sont donc élevés : ils nécessitent une coalition puissante (donc principalement occidentale) et politiquement déterminée, deux conditions problématiques.
4. Qui pour cette intervention ? BHL parle d’une coalition facile à mettre en place, mais laquelle ? Les moyens militaires nécessaires rendent indispensable le recours à des forces modernes, entraînées et nombreuses, c’est-à-dire à l’OTAN au complet – Américains compris. Or, le contexte politique actuel n’est pas celui du Kosovo en 1999 : l’OTAN n’agira pas, cette fois, sans base juridique. Car la crise identitaire de l’organisation (se trouver un rôle dans le monde d’après-guerre froide) s’est calmée, et les intérêts de ses principaux acteurs ne sont plus les mêmes qu’il y a un an : Barack Obama ne prendra aucun risque durant une campagne de réélection et les Européens empêtrés dans une crise économique grave n’ont tout simplement pas les moyens d’une guerre.
Intervenir en dehors de l’OTAN serait irréaliste. Si, par hypothèse, quelques Etats occidentaux aidés de partenaires régionaux décidaient de le faire, ils auraient de la difficulté à établir des structures de coordination et de commandement ex-nihilo, et souffriraient de l’absence du "bouclier" politique que procure l’OTAN face aux critiques extérieures, et qui a bien servi aux Français et aux Britanniques, par exemple, lors de l’opération libyenne.
5. Quel rôle pour la France dans ce contexte ? On lui demande de profiter de sa présidence actuelle du Conseil de sécurité pour "hâter la formation de cette grande alliance" – ce qui est paradoxal puisque l’intervention qu’on prépare se ferait sans l’autorisation du Conseil de sécurité. La question qu’il faut poser est plutôt : que peut faire la France en dehors d’un Conseil de sécurité bloqué et en dehors, même, de l’OTAN dont l’implication est très improbable ? Elle peut soutenir l’armée syrienne libre en l’équipant, comme le proposent les Britanniques, de matériel non létal, elle peut même mener des opérations clandestines plus audacieuses, mais elle ne peut pas "catalyser des énergies" et "fédérer des volontés" d’intervenir militairement, puisqu’elles n’existent pas.
6. Le risque d’embrasement ? Il est bien réel. La chute d’Assad entraînera probablement une nouvelle étape dans la prise de pouvoir du Hezbollah sur le régime libanais, l’occasion pour Israël de mener l’intervention dont l’Etat hébreu rêve afin de prendre sa revanche après le match nul de 2006. Inutile de s’étendre sur le caractère potentiellement déstabilisant d’une telle intervention dans une région en ébullition.
Pour changer, BHL parle aussi le langage de la realpolitik, de "l’intérêt bien compris des nations", nous invitant à profiter de la situation pour briser "l’arc chiite". Les Iraniens soutiennent Assad et, en cas de chute, ils n’auraient aucune difficulté à profiter de la difficile période de transition pour infiltrer des éléments perturbateurs afin d’orienter la politique locale en fonction de leurs intérêts (comme ils le font très bien en Irak et en Afghanistan). Si l’ennemi véritable est l’Iran, notre intérêt est plutôt que le conflit dure le plus longtemps possible puisque, tant que le régime syrien y est engagé, il consomme les ressources (humaines et financières) iraniennes. L’argument des intérêts nationaux est donc à double tranchant.
7. L’après-Bachar Al-Assad, enfin ? Dans ce scénario idéal, après que les "avions de la liberté" aient "sauvé" les Syriens, on imagine bien une force étrangère "veillant à la reconstruction civique du pays". Les précédents afghans et irakiens ne nous ont-ils donc rien appris ? Les avions ne larguent pas de la liberté mais des bombes ; une partie de la population s’estime sauvée, une autre agressée ; et l’occupation n’est une solution pour personne.
Tant que "l’Occident ami, secourable, libérateur" aura des avocats aussi zélés, on lui reprochera de confondre l’humanitaire avec les missions civilisatrices de la colonisation, et de porter sa "responsabilité de protéger" comme ce "fardeau de l’homme blanc" dont parlait Kipling. Cela n’exclut pas d’aider l’opposition syrienne par divers moyens mais, lorsque l’on prétend ne pas aimer la guerre, il faut aussi savoir quand ne pas la faire.