Ce n’est jamais l’humanité qui fait la guerre : ce sont toujours des Etats qui utilisent un concept. Dans La Guerre au nom de l’humanité : tuer ou laisser mourir (PUF, 2012), j’analyse ce phénomène dans plusieurs dimensions – historique, juridique, éthique et politique – pour élaborer une théorie réaliste de l’intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires.
A l’heure où se pose la question d’une intervention militaire en Syrie, que certains invoquent en s’appuyant sur le précédent libyen et la « responsabilité de protéger » (R2P) de la « communauté internationale », il est important de clarifier les termes du débat. Et de ne pas s’appuyer sur ce que Raymond Aron appelait « des mots d’ordre grandioses et vagues » [1].
La R2P n’est pas une obligation juridique mais un appel moral et politique que chacun interprète à l’aune de ses propres intérêts. Et la communauté internationale est un objectif sympathique, qui n’existe que lorsque quelques Etats, souvent les mêmes, décident de parler en son nom. « Qui dit humanité veut tromper », disait Schmitt reprenant Proudhon [2]. Il avait raison, car ce n’est jamais l’humanité qui fait la guerre : ce sont toujours des Etats qui utilisent un concept.
Dans La Guerre au nom de l’humanité : tuer ou laisser mourir (PUF, 2012), j’analyse ce phénomène dans plusieurs dimensions – historique, juridique, éthique et politique – pour élaborer une théorie réaliste de l’intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires.
Il faut d’abord se doter d’un cadre conceptuel. J’adopte une approche non-paradigmatique de la théorie des relations internationales qui refuse de présenter les différentes écoles (réalisme, libéralisme, constructivisme, marxisme, théorie critique, postcolonialisme, English School, etc.) comme étant mutuellement exclusives. Le réalisme que je défends est constructiviste et libéral : il s’inscrit dans la triple filiation des réalistes progressistes du milieu du XXe siècle (Carr, Morgenthau, Niebuhr, Wolfers, Herz, etc.), des réalistes libéraux aroniens (Hoffmann et Hassner) et des solidaristes de l’Ecole anglaise (Wheeler), tout en intégrant des éléments du constructivisme et de ce que Falk appelle le réalisme critique.
C’est de ce point de vue particulier que j’aborde le problème, en dix chapitres dont l’ordre pourrait correspondre au cheminement de l’esprit face à la question de l’intervention. Il doit d’abord s’interroger sur son contexte, qui en l’occurrence est quadruple : son histoire, sa terminologie, le cadre juridique dans lequel elle évolue et les conditions psychologiques et médiatiques qui la déclenchent.
Le chapitre historique retrace sur plusieurs millénaires la généalogie et la pratique de l’intervention dite humanitaire pour établir que, sous différents vocables, ou sans vocable du tout d’ailleurs, le phénomène a toujours existé, à toutes les époques et sous différentes formes. Même il y a 4000 ans en Chine antique. L’histoire montre également de manière éclatante qu’il n’y a jamais rien eu de tel qu’une intervention désintéressée et qu’il est impossible de démêler les motivations réelles du ou des Etats intervenants. Lorsque l’on tente de le faire, l’on trouve toujours des intérêts égoïstes, politiques, économiques, géostratégiques ou autres, derrière les bonnes intentions affichées. La question se pose donc de savoir si l’on peut toujours, dans ces conditions, parler d’intervention « humanitaire ».
C’est ce que le chapitre terminologique examine. Après avoir successivement critiqué les quatre vocables actuellement en usage (intervention d’humanité, droit ou devoir d’ingérence, intervention humanitaire et responsabilité de protéger), je propose de renommer le phénomène en fonction, non de son intention, mais de sa nature. Sa nature est d’être une intervention militaire, et sa différence spécifique est qu’elle est justifiée par des raisons humanitaires. En disant cela, je ne présume rien de la réalité des intentions soi-disant humanitaires de ceux qui les revendiquent. C’est une approche par le discours, qui réduit l’intervention humanitaire à n’être finalement qu’un mode de justification de l’usage de la force armée. Je propose donc de parler d’« intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires », mais je continue d’utiliser « intervention humanitaire » comme un raccourci pratique.
Il faut ensuite savoir ce que dit le droit. C’est le rôle du troisième chapitre que de l’établir. Le droit dit clairement que l’intervention humanitaire unilatérale, c’est-à-dire sans l’autorisation du Conseil de sécurité, est illégale. Les juristes interventionnistes, qu’on appelle aussi anti-restrictionnistes, développent diverses stratégies pour contourner cette prohibition et, ce faisant, ils font parfois preuve d’une créativité intéressante. J’examine donc un par un ces arguments, pour conclure qu’aucun d’entre eux n’est juridiquement convaincant. Avec d’autres, je défends une approche par l’exception qui accepte qu’une intervention peut être « illégale mais légitime ». Les juristes eux-mêmes proposent de déplacer le débat sur le terrain de la morale et la politique.
Le droit interdit, mais l’on souhaite malgré tout intervenir. Pourquoi ? C’est la question du quatrième chapitre, sur ce que j’appelle l’« humanité imaginaire », pour désigner l’ensemble des représentations qui nous poussent à agir. Lorsque l’on parle d’intervention humanitaire, on parle d’abord de situations dans lesquelles des personnes sont confrontées à la souffrance à distance, en sont informées, s’en indignent, puis accusent et veulent intervenir. Les Etats fonctionnent finalement de la même manière : je tente de le montrer en appliquant la topique de la dénonciation de Boltanski au cas de l’intervention humanitaire. L’Etat ne peut pas, et ne doit pas être davantage qu’un secoureur quelconque, ou samaritain ordinaire, puisque sa raison d’être, qui est de défendre les intérêts de ses propres citoyens, lui commande de n’intervenir que si les risques qu’il encourt sont inférieurs à ceux qui menacent les personnes qu’il se propose de secourir.
Dans un second temps, j’examine le rôle des médias dans le spectacle de la souffrance à distance. Le phénomène est bien connu : les médias de masse réduisent considérablement la distance, les catastrophes humanitaires sont tous les jours dans nos salons, ce qui permet l’indignation, la mobilisation de l’opinion publique et la pression populaire sur les gouvernements démocratiques. D’où la thèse de l’influence des médias sur la politique étrangère, que l’on désigne habituellement sous le raccourci d’« effet CNN ». J’évalue cet effet, pour conclure qu’il est faible : il peut éventuellement catalyser une intervention mais pas la « causer ». J’examine en outre deux thèses normatives : l’existence d’une « responsabilité de rapporter », que je critique sans l’adopter, et la notion d’« intervention médiatique », que je défends et qui consiste à dire qu’une première étape de l’intervention humanitaire doit empêcher ou freiner la propagande encourageant les exactions en supprimant les moyens de communication et en produisant de la contre-information.
Mais, si l’intervention médiatique est insuffisante, si les pressions diplomatiques, les sanctions économiques ciblées et autres leviers ont échoué, il faut parfois se résoudre, dos au mur, à l’intervention armée. Et les questions classiques se posent : qui doit intervenir ? Pourquoi ? Avec quelle intention ? Quand ? Et de quelle manière ? Ce sont les critères de l’intervention.
Il faut d’abord justifier l’utilisation de critères en général, puis de ceux-ci en particulier, qui sont ceux de la doctrine de la guerre juste. Je le fais dans le cinquième chapitre, qui répond à plusieurs objections, sur leur origine, leur subjectivité, le fait qu’ils ne sont pas contraignants ou qu’ils poseraient des dilemmes impraticables. Afin d’illustrer la pertinence de cette approche, je l’applique au cas irakien – qui n’est pas une intervention humanitaire. Le fait que cet exemple soit contesté, c’est-à-dire que certaines personnes défendent que l’intervention en Irak était bien une intervention « humanitaire », montre la nécessité d’examiner plus attentivement chacun des critères. C’est ce que je fais dans les chapitres suivants.
Le critère de l’autorité légitime, qui pose la question « qui doit intervenir ? », fait l’objet du sixième chapitre. Qui peut, dans l’absolu, prétendre être une autorité légitime ? Il faut avoir certaines qualités. Je défends que ces qualités sont, dans l’ordre de priorité : l’efficacité, la légitimité morale, le multilatéralisme et la légalité. Il est ensuite possible d’appliquer cette grille de lecture aux autorités existantes, qui sont généralement présentées dans la cascade suivante : le Conseil de sécurité, l’Assemblée générale, les organisations régionales, les coalitions ad hoc, les Etats individuels, les compagnies militaires privées. Peut-on seulement passer la barrière du Conseil de sécurité ? Peut-on seulement considérer que d’autres autorités que lui puissent être légitimes, et donc que des interventions unilatérales, donc illégales, puissent être acceptables ?
C’est une ligne de faille dans la doctrine : certains pensent qu’en dehors du Conseil de sécurité il n’y a point de salut, donc d’intervention, et s’interdisent a priori de recourir à toute autre autorité. D’autres, dont je suis, mettent en évidence les nombreux défauts du Conseil de sécurité, pour conclure qu’ils sont de nature à remettre en cause sa légitimité, et ne s’interdisent donc pas de penser à des pistes alternatives. Cette réaction n’est d’ailleurs pas originale dans le contexte d’une crise de confiance à l’égard des instances internationales, qui résulte notamment d’un décalage entre les promesses des préambules et les réalités. Cela ne signifie pas que la décision du Conseil de sécurité ne compte pas, mais plutôt qu’elle ne devrait pas être la seule à compter.
Aucune des autres options existantes, cependant, ne s’avère satisfaisante. Il faut donc imaginer les réformes susceptibles de créer à l’avenir des autorités légitimes plus satisfaisantes. J’écarte les réformes onusiennes, qui ont peu de chance d’aboutir. Je considère avec intérêt les idées d’une coalition d’Etats démocratiques liés par un traité, et d’un nouvel organe, judiciaire ou non, onusien ou non, tout en soulignant leurs limites. Je défends en revanche l’idée d’une légion onusienne.
J’examine ensuite le critère de la cause juste, qui pose la question « pourquoi intervenir ? ». Poser la question en termes de droits de l’homme (la violation de quels droits ?) est problématique. La poser en termes d’exactions (quels crimes ?) l’est également, et il faut résister à la logique extentionniste qui a tendance à élargir le cercle des causes justes au-delà du noyau dur (génocide, crimes de guerre, nettoyage ethnique, crimes contre l’humanité), pour l’étendre notamment à la tyrannie. C’est précisément le problème qui s’est posé en Irak. Je condamne ce glissement sémantique, qui est une confusion entre l’intervention humanitaire et l’intervention pro-démocratique, tout en défendant que le changement de régime peut être un moyen ou une conséquence de l’intervention, mais pas une cause. Poser la question en termes de dommage (quel dommage ?) permet d’éviter une partie des difficultés rencontrées, en affirmant que l’intervention est justifiée lorsqu’il y a « des pertes considérables en vies humaines, effectives ou appréhendées », mais cela reste très imprécis.
Dans ce chapitre également, je rejette le critère de l’intentionnalité, selon lequel le dommage doit être commis délibérément, et je propose le principe suivant : la cause est juste lorsque le dommage auquel elle correspond fait davantage de victimes que n’en ferait l’intervention. Je ne fixe donc pas de seuil absolu au-delà duquel il y aurait cause juste, puisque ce seuil est relatif, il dépend du risque que va faire peser l’intervention sur ces mêmes populations qu’elle entend protéger, et sur les autres. Bien entendu, il y a là un problème de prévision et la cause juste ainsi définie relève des chances raisonnables de succès. Ce qu’elle indique néanmoins est que seuls les cas extrêmes, où l’on génocide un million de personnes en cent jours, par exemple, comme au Rwanda, constituent des causes justes claires et assez peu discutables, puisque dans ces cas il semble difficile de concevoir qu’une intervention militaire visant à stopper les massacres puisse avoir l’effet pervers de les aggraver.
Ma position est donc minimaliste – au sens où l’entend Ogien à l’échelle individuelle lorsqu’il évoque la non-assistance à personne en danger. Le minimalisme est anti-paternaliste [3]. En limitant la cause juste de cette manière, J’évite la connotation paternaliste qui est à juste titre associée à des notions telles que cette fameuse « responsabilité de protéger », qui implique une relation de protecteur à protégé. Je dénonce le fait que le point de vue des Etats en voie de développement est ignoré et paternalisé [4].
Le critère de la bonne intention fait l’objet du huitième chapitre. Il est particulier puisque je l’abandonne. Exiger de l’Etat intervenant qu’il ait une bonne intention, c’est exiger qu’il soit désintéressé, et c’est ce que fait l’écrasante majorité de la doctrine. J’y réponds en écartant définitivement la possibilité du désintéressement absolu, en rappelant que l’intervention est par nature asymétrique et sélective, que la sélectivité est un faux problème qui a néanmoins de vraies conséquences malheureuses en termes de perception et qui porte en elle un risque d’effet pervers.
Je rejette l’exigence de désintéressement absolu, au motif que le désintéressement de l’Etat n’est pas, ne peut pas et ne doit pas être absolu. Mais peut-il être relatif ? C’est ce que j’examine dans un second temps, pour répondre encore par la négative. Je rejette le critère de la hiérarchie des motifs et défends un critère de la consistance ou de la non contradiction selon lequel les motivations politiques sont acceptables si et seulement si elles ne sont pas contradictoires avec le but humanitaire. Le critère de la bonne intention n’a donc aucune place dans une théorie réaliste de l’intervention, qui donne la priorité aux résultats.
Le critère du dernier recours, qui pose la question « quand intervenir ? », est examiné dans le neuvième chapitre. A priori simple et consensuel, il est en réalité problématique, non seulement pour des raisons épistémologiques, mais aussi et surtout lorsqu’il est confronté à l’urgence. Face à l’urgence d’un génocide tuant un million de personnes en cent jours, on peut penser que les alternatives habituellement louées (diplomatie, sanctions) ne sont pas meilleures mais pires que l’intervention armée, dans la mesure où elles reviennent à gagner le temps que d’autres mettent à mourir. Le risque est toujours d’intervenir trop tard, et je défends donc un principe de précocité selon lequel, dans certains cas, lorsque l’intervention armée apparaît comme l’unique recours prometteur, le seul qui puisse être efficace, mieux vaut intervenir tôt que tard. Je défends une interprétation souple du critère du dernier recours, selon laquelle il n’est ni nécessaire ni même souhaitable d’épuiser tous les autres recours disponibles.
Pour l’accepter, néanmoins, il faut le reformuler. Car, comme tel, il présuppose que l’usage de la force armée est toujours l’option la pire, ce qui n’est pas forcément le cas. On peut notamment reprocher aux sanctions économiques, du type de celles qui ont été appliquées à l’Irak, qu’en ayant des conséquences désastreuses, durables et non discriminées sur l’ensemble de la population civile, elles ne sont pas plus « douces » et ne font pas forcément moins de victimes qu’une intervention armée. Je remplace donc le critère du dernier recours par un principe de l’option la moins mauvaise.
Le critère de la proportionnalité, qui pose la question « comment intervenir ? », clôt l’analyse des critères avec un certain naturel, puisque l’élasticité du critère lui permet d’absorber les autres, en particulier l’effet positif, les chances raisonnables de succès, et même la cause juste et le dernier recours. J’examine la nature de la proportionnalité, et soutiens notamment que la juste proportion implique de ne pas viser les structures étatiques lorsque ce n’est pas nécessaire et de ne pas rester sur place plus longtemps que nécessaire. Ce qu’a montré exemplairement le cas des bombardements de haute altitude au Kosovo est que la proportionnalité exige un impossible calcul, qui implique des immesurables et des incommensurables. La notion de calcul est d’ailleurs trompeuse. J’analyse la multitude des paramètres à prendre en compte, critique la doctrine du double effet, dénonce encore d’autres problèmes et, surtout, je défends deux thèses.
La première est que le jus ad bellum a un impact ambivalent sur le jus in bello en ce que l’intervention humanitaire, d’un côté responsabilise l’intervenant, et de l’autre le déresponsabilise : c’est le principe de l’échelle mobile (plus la guerre est juste, plus il y a de droits), que nous je rejette, parce qu’elle a des conséquences néfastes, autant sur l’issue probable du conflit, que sur la crédibilité donc l’efficacité du droit international humanitaire. La seconde est que le jus in bello, c’est-à-dire la manière d’intervenir, devrait être prise en compte dans l’évaluation morale et juridique du jus ad bellum, c’est-à-dire les raisons qui ont justifié l’intervention. Je soutiens que la légitimité de l’intervention n’est pas seulement l’objet ex ante de la décision d’intervenir, mais que l’évaluation doit se poursuivre pendant et après l’intervention, dont la légitimité doit donc être réévaluée en permanence.
[1] R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-lévy, 1968, p. 581.
[2] C. Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1972, p. 96-97.
[3] R. Ogien, L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007, p. 108.
[4] R. Thakur, The United Nations, Peace and Security : From Collective Security to the Responsibility to Protect, Cambridge, Cambridge University Press, 2006, p. 267.