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Savoir s’en servir

in A Quoi sert le savoir ?, Paris, PUF, 2011, p. 171-173.


Se demander à quoi sert le savoir présuppose déjà qu’il doit servir à quelque chose. On n’imagine pas répondre « à rien », mais on est bien incapable de dire « à quoi », car la réponse est tout simplement « cela dépend ».

Se demander à quoi sert le savoir présuppose déjà qu’il doit servir à quelque chose. On n’imagine pas répondre « à rien », mais on est bien incapable de dire « à quoi », car la réponse est tout simplement « cela dépend ».
Cela dépend, premièrement, de la définition du savoir. En quoi se distingue-t-il de la connaissance, la culture, la science ? Si l’on a la conviction que le savoir sert à quelque chose, c’est parce qu’au sens le plus large savoir est utile, et même nécessaire. A quoi sert de savoir ? A fonctionner tout simplement : savoir qu’il y a de la nourriture dans le placard me permet de manger. Peut-on dire, maintenant, qu’il y a un moment où la question de l’utilité de savoir devient celle du savoir ? Si savoir en général est utile, ce qu’on appelle le savoir doit l’être. Et pourtant, il est bien difficile de savoir à quoi.
Cela dépend, deuxièmement, du contexte. Personne ne possède le savoir, mais toujours un savoir dans une situation particulière. Et rien n’est utile en soi, mais toujours pour quelque chose, atteindre tel objectif, accomplir telle action. L’utilité d’un savoir dans son contexte dépend alors de l’harmonie, de la cohérence entre ce savoir et ce contexte. Le savoir scientifique en mécanique quantique ne sert à rien pour résoudre les problèmes des victimes du génocide rwandais.
Cela dépend, troisièmement, à qui la question est posée. A qui sert le savoir ? Pour certains, le savoir est un loisir. Pour d’autres – les métiers de l’enseignement, de la recherche et du livre –, une profession. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que le savoir sert toujours à trouver un emploi. Alors que dans les autres pays développés le doctorat est considéré comme un atout et donne lieu à une reconnaissance sociale, il est ignoré voire perçu comme un handicap en France, qui est le seul pays de l’OCDE où le taux de chômage des docteurs est supérieur à celui des titulaires d’un Master. Si nos dirigeants veulent enrayer la fuite des cerveaux qui draine le potentiel de la recherche française, il faut revaloriser la recherche et montrer aux candidats à l’exode qu’en France aussi le savoir « sert » à quelque chose.
A l’échelle individuelle, bien sûr, on trouvera toujours des services que peut rendre le savoir, puisqu’il est un moyen du pouvoir. Le savoir – un vernis suffit – permet de briller en société, de se faire des amis, des ennemis aussi, de se faire remarquer et d’en impressionner certains. Il n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait espérer, le moyen du bonheur. Au contraire, puisque les savants se posent des problèmes et vivent des angoisses que les idiots ignorent. Le savant sait qu’il ne sait rien, ce qui le frustre, tandis que l’ignare l’ignore et croit donc qu’il sait quelque chose, ce qui le satisfait. D’où la notion d’imbécile heureux, qu’on fait mine parfois d’envier. En réalité, personne n’accepterait « le marché de devenir imbécile pour devenir content », comme l’a bien dit Voltaire. C’est donc que le savoir procure quelque chose que le bonheur ne peut offrir. Mais quoi ?
La satisfaction de répondre à une question. La griserie de la découverte. Pour certains d’entre nous, le savoir ne relève pas du champ de l’utilité, mais de la nécessité. Il y a un besoin de savoir, qu’on appelle la curiosité, et que certains ressentent avec le même impératif qu’un besoin de respirer ou de s’alimenter. Un besoin créant parfois un état de dépendance. Le savoir peut être une drogue, une course sans fin.
A l’échelle collective, toutefois, le savoir ne sert à rien s’il n’est pas valorisé et partagé. Le savoir, comme la vie, n’a pas en soi de valeur intrinsèque. Savoir pour savoir n’est pas suffisant. Son utilité est conditionnelle. Elle dépend de ses conséquences, et de ce qu’on en fait. Pour que le savoir serve à quelque chose, en d’autres termes, il faut savoir s’en servir.

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