Comment nier que la Chine soit une dictature, puisqu’elle en a toutes les caractéristiques ? On peut choisir de ne pas le dire, mais il est difficile de le cacher. La question concerne finalement moins le genre que l’espèce : cette dictature est-elle autoritaire ou totalitaire ?
Les politiques s’empêtrent, les ONG sont prudentes, les militants parfois s’emballent... Bref, rien n’est simple lorsqu’il s’agit de qualifier la Chine, bientôt première puissance mondiale et d’ores et déjà atelier du monde. Essai de clarification.
Comment qualifier le régime chinois ? On peut écarter d’emblée les termes tyrannie, absolutisme, despotisme et fascisme. Quasiment personne, d’ailleurs, ne les emploie. La question est de savoir si la Chine est une dictature et, le cas échéant, autoritaire ou totalitaire. Lorsque l’on évoque la Chine d’aujourd’hui, deux problèmes sont généralement soulevés : savoir si elle est une dictature, et savoir si elle est communiste. Elle-même prétend ne pas être une dictature et être communiste. Les médias et la plupart des observateurs occidentaux s’entendent pour dire exactement l’inverse : qu’elle est une dictature et qu’elle n’est plus communiste. En d’autres termes, qu’elle reste une dictature mais plus du prolétariat.
Pour les politiques, l’exercice est bien entendu plus délicat, comme on l’a vu en 2008 alors que le pays préparait les jeux Olympiques. Le 8 avril sur RTL, Jean- Michel Apathie pose la question à Rachida Dati, ministre de la Justice : « La Chine est-elle une dictature, Rachida Dati ? – Je n’emploierais pas ces termes. – Lequel emploieriez-vous ? Je n’emploierais pas ces termes, voilà Monsieur Apathie. – Et lequel emploieriez-vous ? – Je n’emploierais pas ces termes ». Le jour même, dans un billet intitulé « Il faut nommer la Chine », le journaliste déplore que personne ne l’ait fait depuis longtemps et demande que l’on dise clairement si la Chine est ou non une dictature. Deux jours plus tard sur France Inter, Rama Yade, Secrétaire d’État aux droits de l’homme, se livre aux mêmes acrobaties face à Nicolas Demorand : « La Chine est une dictature ou pas Rama Yade ? – Les choses ne se posent pas en ces termes. Car ce sont des… – En quels termes alors ? – Il faut surtout éviter de plaquer les analyses occidentales sur d’autres réalités. (…) – Quand on enferme des dissidents, quand on fait des arrestations en masse, quand on tire dans la foule, c’est bien ce qui définit au sens strict la dictature… – On peut, on peut… – Régime autoritaire alors ? – On peut parler, mais moi franchement je passe mon temps à agir ». Huit mois plus tôt sur LCI, elle faisait preuve du même embarras : « La Chine est-elle une dictature, comme vous l’aviez laissé entendre en septembre ? – Je n’ai jamais dit cela. Je n’ai jamais dit ça. (…) j’ai dit : la France n’est pas la Chine, la France n’est pas la Russie et la France n’est pas une dictature. Cela ne veut pas dire… ». Lorsque, le 28 avril 2008 sur RTL, Apathie retente sa chance face au Premier ministre François Fillon, il obtient cette fois une réponse par la négative : « La Chine est-elle une dictature ? – La Chine n’est pas une démocratie ».
Les politiques refusent donc de répondre clairement à cette question, car la qualification serait coûteuse, dans un cas comme dans l’autre. Affirmer que la Chine est une dictature risque naturellement de la fâcher, ce qui n’irait pas dans le sens des intérêts de la France, et affirmer qu’elle n’est pas une dictature pourrait être considéré par l’opinion publique comme du déni, voire de la complicité. C’est ce que montre le cas de Jean-Pierre Raffarin, ancien Premier ministre sinophile et auteur d’un ouvrage complaisant, Ce que la Chine nous a appris, publié en chinois seulement. Le 28 avril 2008 sur RTL, il affirmait que « la Chine est en voie d’apaisement. Elle a quitté la route de la dictature ». Le 4 janvier 2011 sur France2, confronté à cette citation, il ment effrontément : « Je n’ai jamais dit ça. Je conteste cette phrase ! ». Il est aussi embarrassant de dire que la Chine est une dictature que de dire qu’elle n’en est pas une.
La qualification est-elle plus facile pour les ONG ? Tout dépend de leurs politiques respectives. Amnesty International refuse d’utiliser officiellement ce genre de terme. Historiquement, le mouvement ne se prononce pas sur la nature d’un régime ou d’un système économique. Human Rights Watch semble aussi prudent, mais RSF parle sans hésitation de « la dictature chinoise ». Personne, pour autant, ne le justifie ni l’explique.
Peut-on vraiment parler de dictature ? Si oui, pourquoi ? Et est-elle autoritaire ou totalitaire ? Dans le premier volet de ce décryptage, nous avons défini la dictature comme un mode de gouvernance dans lequel tous les pouvoirs (politiques, sociaux, financiers, militaires) sont concentrés dans les mains d’un seul homme ou d’une petite élite. Si l’on applique cette définition au cas chinois, qu’observe-t-on ? Il ne s’agit pas d’un homme mais d’une petite élite, qui plus précisément dirige un parti – c’est pourquoi il n’est pas question de culte de la personnalité, mais éventuellement du parti. Et tous les pouvoirs sont effectivement contrôlés par la direction du parti communiste, qui ne souffre donc aucun contre-pouvoir. Il n’y a ni multipartisme ni séparation réelle des pouvoirs (le législatif et le judiciaire ne sont pas indépendants de l’exécutif). Il n’y a pas de liberté de la presse et le contrôle des médias s’accentue même puisque le Département de la propagande – instance de censure – a renforcé début 2011 son emprise, à travers dix directives qui interdisent aux médias de parler des problèmes sociaux et économiques, comme la hausse des prix, la qualité des transports, les manifestations antigouvernementales, la corruption, le marché de l’immobilier ou les affaires criminelles. Les emprisonnements arbitraires sont monnaie courante et ne touchent pas que des écrivains tibétains tibétains ou le désormais mondialement célèbre prix Nobel de la paix 2010 Liu Xiaobo. La liberté de culte est aussi mise à mal avec l’interdiction de plusieurs pratiques. Et le tout est mis en oeuvre avec la violence d’un État policier.
Comment, dès lors, nier que la Chine soit une dictature, puisqu’elle en a toutes les caractéristiques ? On peut choisir de ne pas le dire, mais il est difficile de le cacher.
La question concerne finalement moins le genre que l’espèce : cette dictature est-elle autoritaire ou totalitaire ? Rappelons la différence : contrairement à l’autoritarisme, le totalitarisme ne permet aucun pluralisme, l’idéologie est omniprésente et il n’y a pas de clivage entre l’État et la société. De ce point de vue, la Chine de Mao pouvait certainement être qualifiée de dictature totalitaire. Mais ceux qui aujourd’hui persistent dans cette appellation, notamment certains conservateurs américains aveuglés par leur anticommunisme, ignorent précisément ce qui distingue le totalitarisme de l’autoritarisme. Car la Chine d’aujourd’hui permet un faux pluralisme, l’idéologie n’y est pas omniprésente (elle est même remplacée par le pragmatisme qui a permis le passage du communisme au capitalisme) et il y a un clivage entre l’État et la société, même si l’État s’efforce de contrôler la société. La Chine d’aujourd’hui est plus proche de la Russie, qui est un régime autoritaire, que du totalitarisme de Mao responsable de la mort de plusieurs dizaines de millions de personnes.
Dire cela, ce n’est pas relativiser ou accepter d’une quelconque manière la gravité des violations actuelles des droits de l’Homme en Chine : c’est tout simplement éviter la caricature et redonner un sens aux mots.