Après avoir distingué les différents types de régimes oppressifs puis examiné le cas particulier de la Chine, nous questionnons la manière dont les médias usent - ou abusent - des qualificatifs accolés à certains pays hier et aujourd’hui.
Après avoir distingué les différents types de régimes oppressifs puis examiné le cas particulier de la Chine, nous questionnons la manière dont les médias usent - ou abusent - des qualificatifs accolés à certains pays hier et aujourd’hui.
Dans nos médias occidentaux, le lexique des régimes oppressifs est en général utilisé soit, au sens figuré, pour critiquer les « dérives » de notre propre société, en écrivant par exemple que la démocratie implique une « tyrannie de l’opinion », une « dictature des médias », mais aussi de l’argent, de la rue, des syndicats, de la mode, de la vitesse, de la télévision, de l’émotion, de l’apparence, de l’hygiène, de la jouissance… Soit, au sens propre, pour critiquer les régimes politiques des autres. Le label « dictature », particulièrement malléable, est généreusement distribué. On l’applique à des régimes historiques (l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, l’URSS de Staline, la Roumanie de Ceausescu, la Grèce des colonels, etc.) et actuels (la Corée du Nord, la Birmanie, la Lybie, le Turkménistan, Cuba, etc.). Cette qualification, qui gêne les politiques parce qu’il est dans leur intérêt de maintenir des relations avec ces pays, comme nous l’avons vu au sujet de la Chine (cf. La Chronique de mars), ne donne pas lieu à beaucoup d’hésitations chez les journalistes. Ils affirment sans ambages que « la Chine est une dictature », tantôt qualifiée de capitaliste, communiste, nationaliste, ou d’autres adjectifs dont le rôle est de nuancer l’affirmation : Bernard Guetta parle d’une dictature « éclairée » (France Inter, 28 janvier 2004), d’autres d’une dictature « en mutation ». L’Iran est lui aussi régulièrement qualifié de dictature, et là encore il est possible de nuancer en faisant précéder le "gros mot" d’une approximation comme « une sorte de dictature militaire » (Le Monde, 22 octobre 2010). L’utilisation même du mot dictature impliquant une condamnation morale implicite, les journalistes aiment parfois souligner que certains régimes sont des espèces en voie de disparition : ainsi accole-t-on presque systématiquement à la Biélorussie le titre de « dernière dictature d’Europe », et à la Corée du Nord celui de « dernière dictature stalinienne » du monde. Ce statut les rend particulièrement exotiques, donc vendeurs, et souligne implicitement la propagation démocratique (il n’y avait que vingt démocraties dans le monde à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et près d’une centaine aujourd’hui).
Pour les mêmes raisons – s’indigner et souligner l’exception –, on personnalise beaucoup la description du régime : ce qui compte dans les dictatures, c’est le dictateur, ou le tyran puisque les deux mots sont assez systématiquement utilisés comme des synonymes – à tort si l’on se souvient de leur origine. Un dictateur ou un tyran est forcément qualifié de « sanglant », « sanguinaire », « meurtrier » ou « barbare ». Certains ont des surnoms. Saddam Hussein, qu’on appelle familièrement par son prénom, était « le boucher de Bagdad ». La condamnation morale est très forte. Un article du Sun sur son exécution commence par exemple par le mot « EVIL » [MAL], pour dire d’emblée qu’il l’a bien méritée (30 décembre 2006).
L’usage médiatique du concept de dictature n’est guère problématique puisqu’il est de toute façon relativement vague. La difficulté est plus évidente avec l’autoritarisme, le totalitarisme, et surtout la distinction entre les deux. C’est sous la forme d’adjectifs – autoritaire et totalitaire – qu’ils sont le plus présents dans les médias, toujours pour dénoncer, soit un régime, soit une tendance dangereuse : on parle alors de « dérive autoritaire » et, moins souvent, de « dérive totalitaire » (la première étant une dérive de la démocratie, la seconde de l’autoritarisme). On parle beaucoup, également, des « régimes autoritaires », en utilisant l’expression comme un synonyme de la famille plus large des régimes oppressifs, c’est-à-dire en incluant (à tort) le totalitaire dans l’autoritaire, ce qui participe à la confusion. Le totalitarisme est lui aussi conjugué à toutes les sauces du sens figuré, puisqu’on dénonce un raisonnement, une logique, une idéologie totalitaire, dans des domaines qui n’ont souvent rien à voir avec la nature d’un régime politique. La plupart des occurrences politiques renvoient à l’URSS de Staline, mais aussi à un certain nombre de gouvernements actuels – et de courants de pensée, parmi lesquels l’islamisme très souvent cité. Caroline Fourest écrit par exemple que les Frères musulmans égyptiens sont « porteurs d’un islam totalitaire » (Le Monde, 12 septembre 2009).
Et il s’agit cette fois de savoir qui détient le record, qui est « le plus » totalitaire. Lorsque Ben Ali fuit la Tunisie pour l’Arabie Saoudite, par exemple, on note que le régime y est « encore plus totalitaire » (L’Acadie nouvelle, 2 février 2011) – « le régime le plus totalitaire du monde », disait déjà Marianne (31 mars 2007). Pour des raisons évidentes, on qualifie plus fréquemment le régime de Ben Ali de « totalitaire » au Québec et en Belgique qu’en France. Mais Jean-François Kahn n’hésite pas à parler d’une « tyrannie totalitaire », à côté de laquelle le pouvoir égyptien « doit plutôt être qualifié de "dictature semi-libérale" » (Marianne, 5 février 2011). Les politiques sont bien entendu beaucoup plus frileux, et l’on se souvient que Frédéric Mitterrand, qui a reçu la nationalité tunisienne dans les années 1990, a même jugé « tout à fait exagérée » la qualification de dictature du régime de Ben Ali.
Le cas de l’Iran est comme d’habitude plus discuté. Quand d’aucuns parlent d’« un système à la fois dictatorial et totalitaire » (La Croix, 3 février 2011) – ce qui d’ailleurs est une tautologie puisque s’il est totalitaire il est forcément dictatorial (mais pas l’inverse) –, d’autres affirment que « ce pays n’est pas une dictature totalitaire comme l’était l’Irak de Saddam Hussein » (Le Devoir, 22 janvier 2007).
Le plus dur, pour les médias, est de distinguer les qualificatifs "autoritaire" et "totalitaire". Certains s’en tirent bien, et insistent même sur la différence. Le cas chinois est à ce titre exemplaire : on souligne généralement le passage d’un régime totalitaire à un régime autoritaire. Comme l’explique ironiquement un journaliste québécois, « l’État n’assassine plus ses citoyens par millions, comme sous Mao, mais un à la fois » (La Presse, 3 mai 2010). Certains parlent toutefois d’une « Chine totalitaire » (Le Figaro, 19 décembre 2008 et Marianne, 10 avril 2010), ce qui ne correspond pas à la réalité. Le castrisme à l’inverse est décrit comme un glissement du régime autoritaire de Batista à « une dictature totalitaire » (Le Figaro, 17 février 2007). La gradation est même soulignée dans des expressions telles que « autoritaire, voire totalitaire » ou « sinon totalitaire, au moins autoritaire », où l’on signifie bien que l’un est pire que l’autre.
D’autres s’en tirent moins bien et confondent encore les deux. Il arrive assez souvent que, dans le même texte, les deux adjectifs « autoritaire » et « totalitaire » soient utilisés de façon interchangeable. Par exemple dans cet article au sujet de l’Iran intitulé « République islamique ou régime islamique autoritaire » qui commence par demander : « République islamique ou gouvernement islamique totalitaire ? » (Le Monde, 23 juin 2009). Ou tout simplement à chaque fois que l’on utilise l’expression « autoritaire ou totalitaire », comme si c’était la même chose.
Les médias ne posent quasiment jamais cette question de la qualification des régimes oppressifs qui relève pourtant de leur mission de décryptage.