C’est en mettant ce contexte en évidence, en montrant ce que la série dit de nous, de la société dans laquelle on vit, des dilemmes auxquels nous sommes confrontés, que l’analyse philosophique et, plus largement, des sciences humaines, peut être utile.
D’abord les séries : aussi vieilles que leur support, la télévision, elles émergent dans les années 1950. Ensuite la réflexion sur les séries : longtemps dénigrées par la critique, ce n’est qu’à la fin du siècle que les universitaires s’y intéressent, à travers des publications, des cours et des colloques. Et maintenant, la réflexion sur la réflexion sur les séries : pas une semaine ne passe sans qu’un article paraisse sur l’engouement des intellectuels pour ce genre. Comment l’expliquer ? Pourquoi fascinent-elles ?
Les philosophes ne sont pas les seuls à s’y intéresser et, quantitativement, l’essentiel de la recherche se fait plutôt dans les départements de sciences de l’information et de la communication, ou d’études américaines – puisque l’écrasante majorité des séries étudiées sont américaines. Mais, à la fin des années 2000, la philosophie produit des analyses de plus en plus nombreuses, et qui séduisent.
Sandra Laugier, professeure de philosophie du langage à Paris-1, lance à l’Ecole Normale Supérieure un cycle « Philoséries : philosopher avec les séries télévisées », dans lequel ont lieu des colloques sur Buffy contre les vampires (2009), les séries de la chaîne HBO (2010) et 24 heures chrono (2011). Thibaut de Saint Maurice, professeur en lycée, connaît un succès de librairie avec Philosophie en séries (Ellipses, 2009), qui rend accessible au plus grand nombre l’analyse philosophique, série par série. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, le Centre de recherche en éthique de l’Université de Montréal (CREUM) inaugure « Ethique en série », une émission radio sur les séries américaines, animée par Daniel Weinstock, philosophe canadien, et Martin Winckler, médecin et écrivain français qui travaille sur les séries depuis le début des années 90 et a organisé à Cerisy-la-Salle, en 2002, le premier gros colloque qui leur ait été consacré en France.
Alors pourquoi la philosophie s’intéresse-t-elle aux séries télévisées ? Pourquoi, pour commencer, a-t-elle attendu si longtemps pour s’y intéresser ?
Clivage franco-américain
D’une part, parce qu’elle n’était pas mûre. Il y a là une différence majeure entre l’Europe continentale et l’Amérique du Nord, où l’intérêt philosophique pour les séries, leur utilisation dans des cours à l’université, est beaucoup plus développé, et depuis bien plus longtemps. Cela ne tient pas seulement à cette raison contextuelle qui est tout simplement que les séries de qualité dont on parle sont très majoritairement américaines. Il y a surtout une raison proprement philosophique, qui tient à la place de la culture populaire dans ces deux milieux académiques.
En Amérique du Nord, sous l’influence du pragmatisme, les objets populaires ne sont pas dévalués par les universitaires, qui ont l’habitude de les utiliser à des fins pédagogiques. En France, au contraire, ils sont méprisés par une tradition intellectualiste et élitiste, qui trop souvent confond « abscons » et « profond », et croit qu’il faut être incompréhensible pour avoir l’air intelligent. On a donc mis plus de temps à comprendre que les objets populaires étaient dignes du regard philosophique, et qu’on ne commettait pas un crime de lèse-université en les utilisant. Au contraire, on réaffirme le rôle de l’université, qui est de parler du monde tel qu’il est, et non de s’enfermer dans des tours d’ivoire.
D’autre part, cet intérêt ne tient pas seulement à l’évolution de la philosophie, mais aussi à celle des séries, qui sont aujourd’hui plus réalistes, plus riches et plus complexes qu’elles ne l’étaient auparavant. Elles s’inscrivent dans ce que la recherche académique appelle la « Quality Television », le renouveau des programmes TV américains dans les années 1980. En termes de budget, de réalisation, de scénario et d’acteurs, les séries de la chaîne HBO par exemple, telles que The Wire, Six Feet Under, The Sopranos, Rome, Generation Kill ou Game of Thrones, n’ont rien à envier au meilleur cinéma.
Le réalisme du temps long
Comment donc les séries nourrissent-elles la philosophie ? Comme n’importe quelle œuvre littéraire, d’abord, puisqu’elles sont des textes. Mettez bout à bout les dialogues d’une série et vous obtenez un roman de plusieurs milliers de pages, qui n’est pas moins digne qu’un autre d’être commenté et interprété. Ajoutez ensuite l’expérience du visionnage : ce sont des romans mis en images. Leur esthétique et leur réalisation sont parfois tellement soignées, par exemple dans Mad Men, que vous obtenez un film qui n’est pas moins digne qu’un autre de donner lieu à des articles savants, des magazines intellectuels et des livres académiques. Les séries sont le nouveau cinéma.
Elles ont même un avantage : la durée. Alors qu’un film n’a que deux heures pour nous immerger dans ce qui n’est qu’un « condensé » d’histoire, la série a des années pour le faire. Cela change tout : le réalisme, puisque les personnages peuvent être plus finement composés, et notre attachement, puisqu’ils évoluent avec nous. Cette permanence de la série, qui nous accompagne littéralement, explique en grande partie son succès. Au début et à la fin d’un film, nous sommes les mêmes puisque seulement deux heures sont passées. Mais au début et à la fin d’une série qui, par exemple, dure huit saisons, nous ne sommes plus les mêmes. Huit années sont passées, durant lesquelles, chaque semaine, nous avons retrouvé des personnages qui, comme ceux de la « vraie » vie, ont vieilli, évolué, changé avec nous. Certains sont morts, d’autres sont nés.
En outre, leur ambivalence morale renvoie à la nôtre lorsque nous soutenons des héros qui sont aussi des antihéros. Dexter (Dexter) et Tony (The Soprano) tuent, Jack (24) torture, Omar (The Wire) vole, Vic (The Shield) aide les gangs, Nancy (Weeds) et Walter (Breaking Bad) vendent de la drogue – et le spectateur veut qu’ils continuent. La frontière entre le bien et le mal est floue, et cela permet aux dilemmes moraux de s’exprimer.
L’importance du contexte
Traiter les séries comme le nouveau cinéma, en rester à ces deux dimensions, le texte et l’image, présente toutefois le risque du textualisme et du formalisme : c’est un choix que font certains interprètes, de produire une analyse désincarnée, qui abstrait la série de son contexte (culturel, économique, politique, philosophique) de production. Le résultat peut être intéressant, mais aussi frustrant. Car les séries sont les produits d’une certaine époque et des baromètres des évolutions idéologiques, elles ont des causes et des conséquences, qui participent à leur compréhension.
C’est en mettant ce contexte en évidence, en montrant ce que la série dit de nous, de la société dans laquelle on vit, des dilemmes auxquels nous sommes confrontés, que l’analyse philosophique et, plus largement, des sciences humaines, peut être utile. A cet égard, un autre intérêt des séries est pédagogique. Elles peuvent être des fins et des moyens : il y a des cours sur des séries et d’autres avec des séries, dont on passe des extraits pour illustrer un point. On peut faire un cours d’introduction au système judiciaire américain autour de The Practice, utiliser The Shield pour parler de la corruption policière, Generation Kill du droit de la guerre, ou 24 heures chrono des dilemmes moraux. Les bonnes séries ne sont pas seulement des révélateurs, elles sont aussi subversives et, en suscitant des débats, participent à l’éducation des citoyens.