Dans la vulgate des relations internationales, le réalisme est généralement présenté comme une théorie amorale, une Realpolitik autorisant les États à défendre leurs intérêts à n’importe quel prix, réduisant le droit international à n’être que l’instrument des grandes puissances dans un contexte anarchique où règne la loi du plus fort. Face à une crise humanitaire grave, on présume également que le réaliste, qui fait primer le respect de la souveraineté sur celui des droits de l’homme, est anti-interventionniste. À tel point que, pour illustrer le débat entre réalistes et libéraux sur l’intervention dite humanitaire, on parle en France de ce qui oppose les « souverainistes » aux « droits-de-l’hommistes ». Ce portrait explique que, comme l’a noté le théoricien américain des relations internationales Robert Gilpin, « personne n’aime un réaliste politique ». Dans cet article, j’aimerais donner des raisons de l’aimer. Montrer que cette présentation est une contrefaçon trompeuse. Qu’un certain genre de réalisme, un réalisme libéral – réaliste par sa prudence et son pragmatisme, libéral par sa volonté de rendre le monde plus juste –, est non seulement possible mais aussi souhaitable.
Redécouverte du réalisme classique
L’étude des relations internationales souffre aujourd’hui de paradigmatisme, cette attitude qui consiste à voir les différentes théories comme des paradigmes mutuellement exclusifs. Réalisme, libéralisme, marxisme, constructivisme, École anglaise, théorie critique, féminisme, poststructuralisme, postcolonialisme : l’étudiant doit choisir son camp. Pour l’aider, on caricature chaque position, et on lui fait croire qu’elles sont incompatibles. C’est parce qu’ils ont été formés de cette manière que certains lecteurs ont peut-être bondi en voyant le titre de cet article : « réalisme libéral », une contradiction dans les termes !
Mais qu’est-ce, au juste, que « le » réalisme ? Il en existe de nombreuses sortes : celui, historique, de Thucydide, Machiavel ou Hobbes (qui n’est d’ailleurs pas le même pour chacun d’entre eux) ; celui, classique, d’E. H. Carr, Hans Morgenthau, Reinhold Niebuhr, John Herz, Frederick Schuman, Georg Schwarzenberger et Arnold Wolfers par exemple, auquel appartient, avec ses différences, Raymond Aron ; le néoréalisme structuraliste de Kenneth Waltz, qui se présente comme une forme de rédemption scientifique du réalisme classique (pour Waltz, Aron est un « traditionaliste » [1]) ; le réalisme néoclassique [2], synthèse du réalisme classique de Morgenthau et du néoréalisme de Waltz [3] ; le réalisme offensif de John Mearsheimer, pour qui l’action offensive contribue à la sécurité ; le réalisme défensif de Stephen Walt et Jack Snyder, qui pensent que ce n’est pas le cas, etc.
Tout en ayant en commun certains axiomes – les relations internationales sont le fait d’acteurs égoïstes, surtout des États, cherchant à maximiser leur intérêt national dans un milieu anarchique, où il n’y a pas d’autorité globale susceptible d’empêcher le recours à la force –, ils ne définissent pas ces concepts de la même façon et n’en tirent pas les mêmes conclusions. C’est ce que Doyle appelle une « continuité sans unité [4] ».
La manière dont on présente habituellement « le » réalisme est en réalité une caricature du néoréalisme le plus radical. Il n’a rien à voir avec le réalisme classique, beaucoup plus nuancé, qui demeure largement méconnu et qu’il serait sage de redécouvrir [5].
On dit qu’il s’inspire de la tradition de la raison d’État, de Machiavel à Hobbes. Morgenthau s’oppose pourtant explicitement à l’un [6] et à l’autre [7]. Comme Niebuhr avant lui [8].
On dit que ces réalistes méprisent le droit international. Ils le connaissent au contraire très bien puisqu’ils sont, pour la plupart, juristes de formation. Ils ne nient pas le rôle des institutions : ils soutiennent seulement que, quel que soit leur poids, elles ne pourront jamais faire disparaître les rapports de force et les luttes de pouvoir.
On dit que ce réalisme fait de la séparation de la morale et de la politique son point de départ. C’est exactement le contraire : Carr rejette tout « divorce entre les sphères de la politique et de la moralité [9] », Kennan affirme qu’« il ne peut pas y avoir de séparation entre le moral et le pratique : une conception amorale de la Realpolitik serait inacceptable [10] ». Plus exactement, elle serait irréaliste, comme l’a bien vu Aron : le réalisme « serait irréaliste s’il tenait pour négligeables les jugements moraux que les hommes portent sur la conduite de leurs gouvernants et des États [11] ».
Il serait irréaliste de ne pas prendre la moralité en compte, non tant parce que les acteurs sont réellement moraux, que parce qu’ils doivent sembler l’être sur la scène internationale : « ils ne peuvent pas suivre leurs intérêts sans prétendre le faire conformément à un système de valeurs [12] ».
Ce réalisme n’est donc pas hostile à la morale. Bien au contraire, il en est tellement soucieux qu’il se préoccupe des conditions réelles dans lesquelles elle s’exprime – en aucun cas de façon absolue : « Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, disait Aron, c’est le préférable contre le détestable [13] ». Le réalisme vise le moindre mal plutôt que le bien absolu [14].
L’éthique réaliste est proche de ce que Weber appelait l’éthique de la responsabilité, qui tient compte des conséquences dans l’évaluation morale et donne la priorité aux résultats, par opposition à l’éthique de la conviction qui défend une croyance de façon doctrinale sans se soucier des conséquences, et donne la priorité aux intentions. Ou, pour le dire dans les termes de l’éthique normative contemporaine, elle est conséquentialiste plutôt que déontologiste. Il y a toutefois des nuances, puisque le poids de la morale judéo-chrétienne dans la pensée de Morgenthau, par exemple, en fait un mélange de déontologisme et de réalisme politique plus proche de saint Augustin que de Weber [15].
Quoi qu’il en soit, l’éthique réaliste est « non perfectionniste », comme disait Wolfers [16], elle « prend les États tels qu’ils sont comme point de départ et reconnaît que leurs jeux, même s’ils sont meurtriers, ne peuvent pas être éliminés par de simples vœux pieux [17] ».
Le jugement réaliste n’est ni le jugement cynique, qui réduit tout comportement humain à une volonté de puissance manipulatrice, ni le jugement idéaliste, qui sous-estime voire ignore les rapports de force. Les deux font précisément l’erreur de n’être pas réalistes [18]. Le jugement réaliste est une méthode nous incitant « à garder la tête froide, à observer le monde tel qu’il est, et non à l’imaginer tel que nous voudrions qu’il fût, à nous méfier des abstractions [19] ». Il est une attitude de prudence « qui tient compte de toute la réalité, qui dicte la conduite diplomatico-stratégique adaptée non au portrait retouché de ce qui serait la politique internationale si les hommes d’État étaient sages dans leur égoïsme, mais à ce qu’elle est avec les passions, les folies, les idées et les violences du siècle [20] ».
Reconnaître cet égoïsme n’est pas le justifier, ou soutenir sa légitimité dans un monde idéal, mais prendre en compte son existence dans notre monde non idéal : ne pas accorder d’importance à ce fait, rêver le monde au lieu de le vivre, est précisément ce qui mène aux pires catastrophes. C’est l’idéalisme naïf des libéraux qui croyaient en la Société des nations et n’ont pas vu venir la Seconde Guerre mondiale. « Le réalisme – la reconnaissance des égoïsmes nationaux – est plus propice à la prise de conscience, par chacun, des intérêts et des idées des autres que l’idéalisme ou le culte des principes abstraits [21] »
Aron et les autres
Comme l’a noté Stanley Hoffmann [22], la position d’Aron diffère sensiblement du réalisme classique anglo-américain. Il ne reconnaît pas le primat de la politique extérieure sur la politique intérieure et souligne l’importance des régimes politiques, des rapports sociaux, de l’idéologie et des valeurs. Il insiste sur le rôle du système économique mondial, que les autres sous-estiment car il n’est pas seulement interétatique. En cela précisément il s’inscrit davantage dans une perspective libérale – sans pour autant croire en une paix par le commerce.
Surtout, il s’oppose aux interprétations « rationalisantes » de l’intérêt national. Wolfers et lui adressent la même critique à ce concept : l’un le trouve « insaisissable et ambigu [23] », l’autre « équivoque [24] ».
Mais ils se trompent lorsqu’ils visent Morgenthau, qui en aurait selon eux une définition étroite et objective – quand Aron pense au contraire qu’il n’est pas définissable « en faisant abstraction des préférences idéologiques [25] ». Car, à bien le lire, Morgenthau est plus nuancé : « des considérations morales font partie de la formulation de l’intérêt national. Des principes moraux justifient l’intérêt national [26] ». Morgenthau inclut le prestige dans la puissance : il conçoit celle-ci comme une relation essentiellement psychologique, dépendant surtout de l’image projetée.
Il est beaucoup moins rationaliste qu’Aron ne le dit. « La politique doit être comprise par la raison, explique-t-il, mais ce n’est pas dans la raison qu’elle trouve son modèle [27] ». Il partage la distinction aronienne : la conduite diplomatico-stratégique n’est pas rationnelle, mais elle peut être raisonnable.
Le réalisme classique, qui, contrairement au néoréalisme, est antipositiviste, antirationaliste et antimatérialiste, préfigure en cela l’École anglaise et le constructivisme. Il est d’ailleurs compatible avec celui, systémique, d’Alexander Wendt [28], comme l’a montré Samuel Barkin, qui par ailleurs recommande de penser la théorie des relations internationales « en termes de concepts fondamentaux plutôt que de paradigmes [29] », ce qui n’est pas sans rappeler « l’analyse conceptuelle [30] » proposée par Aron : « il n’y a pas de théorie générale […] mais il est possible d’élaborer les concepts fondamentaux à l’aide desquels on saisira les relations internationales [31] ». Aron, qui insiste constamment sur le rôle des idées, notamment dans la définition de la puissance [32], est sans doute le plus proto-constructiviste des réalistes classiques.
Les réalistes classiques anglo-américains, Aron et l’École anglaise ont encore en commun de parler de « société internationale », plutôt que de « système », comme les néoréalistes, ou de « communauté », comme il est aujourd’hui politiquement correct de le faire. Il n’y a pas de « système », explique Hedley Bull, mais une « société » dans le sens d’un consensus entre États qui partagent des intérêts communs et se lient les uns aux autres par des normes et des institutions [33].
Il n’y a pas non plus de « communauté », un terme trop unanimiste. La communauté internationale « n’existe que lorsque plusieurs États décident d’agir en son nom [34] ». Elle n’est jamais un seul acteur, elle n’agit jamais en tant que communauté. La communauté internationale, comme les Nations unies, ce « pseudo-Parlement » qui, selon Aron, n’empêche pas que « la société planétaire demeure anarchique [35] », désignent des objectifs louables – former une communauté, être unis –, mais pas des réalités.
Pour Aron, « la société internationale est caractérisée par "l’absence d’une instance qui détienne le monopole de la violence légitime" [36] », ce qui relativise le rôle du Conseil de sécurité comme unique autorité légitime d’emploi de la force. Rien ne s’oppose donc a priori à ce que l’on défende des interventions militaires en dehors du cadre onusien. Cette définition ne l’empêche pas d’appeler de ses vœux une « société transnationale (ou transétatique) [qui] serait la véritable société internationale que les organisations supranationales réglementeraient progressivement, la compétition militaire entre les États perdant peu à peu de sa virulence et de sa portée [37] ». Aron est constamment pris dans une tension entre Thucydide et Kant, propre au réalisme libéral, qui n’est donc pas une théorie conservatrice arc-boutée sur l’État-nation.
Les réalistes classiques ne disent pas que l’État devrait rester l’acteur central des relations internationales, ils observent simplement qu’il l’est pour l’instant – au milieu du xxe siècle. « Peu de choses sont permanentes en histoire, rappelle Carr, et il serait imprudent de présupposer que l’unité territoriale de la puissance est l’une d’entre elles [38]. » Morgenthau fait d’ailleurs une critique en règle de l’État-nation traditionnel, qui « est obsolète compte tenu des conditions technologiques et militaires du monde contemporain [39] ». D’où l’interprétation de Scheuerman, selon lequel les réalistes classiques ne sont pas du tout hostiles à un projet quasi cosmopolitiste de réforme globale [40].
En éthique également, Aron apparaît comme un réaliste libéral : il se distingue du réalisme tragique de Weber qui recommande l’égoïsme à l’homme d’État évoluant dans un milieu d’insolubles dilemmes moraux. Aron aussi assume cet égoïsme, mais il défend en même temps « le respect des idées, l’aspiration à des valeurs, le souci des obligations », qui se manifestent « même dans les relations entre États [41] »
Il présente donc sa « morale de la sagesse » comme un juste milieu, « qui ne satisfait pleinement ni les moralistes ni les disciples vulgaires de Machiave [42] », s’opposant « d’une part aux faux réalistes qui écartent avec mépris les reproches des moralistes, d’autre part aux faux idéalistes qui condamnent sans discrimination toutes les politiques parce qu’elles ne sont pas conformes à leur idéal [43] ».
De l’autre côté de l’Atlantique, Wolfers, sans doute l’anglophone le plus proche d’Aron [44], dit exactement la même chose, renvoyant dos à dos l’idéalisme naïf des années 1920 et le réalisme dur des années 1930, pour présenter son propre réalisme comme un juste milieu [45], tandis que Herz dans son premier livre qualifiait sa position de « libéralisme réaliste [46] ».
Un réalisme libéral
Placer Aron à l’intersection du réalisme et du libéralisme est un locus commuais de la théorie des relations internationales [47], mais on en fait généralement un motif de le distinguer des réalistes anglo-américains, suivant en cela la manière dont lui-même s’opposait à eux : comme un « vrai » réaliste dénonçant les « faux » réalistes [48]. Une lecture plus attentive de ces derniers montre au contraire qu’il forçait le trait pour mieux faire voir sa différence et qu’il n’est pas seul, à cette époque, au carrefour du réalisme et du libéralisme : ils sont plusieurs qui, en dépit du fait qu’ils se définissent les uns contre les autres, constituent ce courant progressiste [49], défendant un réalisme plus ou moins libéral.
On comprend que Wolfers en soit, mais Morgenthau ? Cela peut surprendre si l’on s’en tient à la description qu’en fait Aron, celle d’un « croisé du réalisme [50] ». Mais avait-il raison ? Il faut d’abord reconnaître son évolution : le vieux Morgenthau est beaucoup plus libéral que le jeune [51] – et cosmopolitiste, puisqu’il finit même par défendre un gouvernement mondial [52], quand Herz et Aron trouvent cette idée bien trop idéaliste. Ensuite on peut dire de Morgenthau ce qu’on dit souvent de Aron : qu’il a été beaucoup plus cité que lu [53]. Rapidement devenu un archétype de la Realpolitik son réalisme, longtemps caricaturé, est désormais redécouvert par plusieurs travaux qui montrent qu’il mérite d’être qualifié de progressiste [54].
Dire, comme on le fait souvent en se référant à ses fameux « Six principes » de 1954 [55], que son réalisme est amoral est tout simplement faux. Ces principes ne rejettent pas l’éthique, mais l’universalisme moral et le déontologisme. Ils défendent le particularisme moral et le conséquentialisme. Dans un article de 1948, il prévenait déjà ceux qui voudraient discuter d’éthique des relations internationales qu’il y a deux erreurs à ne pas commettre : surestimer l’influence de l’éthique, et la sous-estimer. Il dénonçait « cette idée fausse […] que la politique internationale est immorale, sinon amorale » [56].
En revanche, contrairement à Wolfers, Herz et Aron, Morgenthau s’assume clairement comme un réaliste, sans chercher le compromis et l’équilibre qu’on trouve chez des aroniens comme Pierre Hassner et Stanley Hoffmann, ce dernier proposant une « nouvelle synthèse » entre réalisme et libéralisme [57]. Dans le champ des relations internationales, c’est désormais ce qu’« être aronien » veut dire [58]. C’est aussi la raison d’être de l’École anglaise, qui s’est constituée comme un terrain d’entente entre les deux.
Le réalisme libéral est parfois réduit à l’École anglaise [59]. Nous l’entendons ici dans un sens plus large, et surtout plus ancien puisqu’il se trouve déjà dans un certain réalisme classique, qui n’est autre que l’origine parfois refoulée de l’École anglaise [60].
Tous ces auteurs sont réalistes dans leur approche tout en défendant des valeurs libérales. Tous sont finalement des héritiers de la phronesis aristotélicienne, c’est-à-dire d’une prudence définie comme l’art du juste milieu. Une prudence qui est « la vertu suprême en politique [61] », selon le mot de Morgenthau.
Être aujourd’hui un réaliste libéral, c’est reconnaître cet héritage, tout en le corrigeant puisqu’avec l’École anglaise on peut par exemple reprocher à Aron d’avoir négligé l’importance des normes, dont témoigne le développement de l’éthique des relations internationales comme domaine de recherche autonome – et interdisciplinaire [62].
« Être libéral, explique Hoffmann, signifie seulement croire que l’homme et la société sont susceptibles de progrès, limité et réversible, et qu’il est possible de bâtir des institutions fondées sur le consentement, destinées à rendre la société plus humaine, plus juste et à améliorer le sort des citoyens [63] ». Être réaliste libéral, c’est y croire tout en tenant compte des contraintes du réel et de la faisabilité de ce qu’on propose. Sans quoi nous serions condamnés à constater toujours, comme Jacks en 1924, « la disparité entre la somme monumentale de propagande idéaliste émise par la chaire, les tribunes et la presse, et l’effet insignifiant qu’elle semble produire sur la conduite effective des hommes et des nations [64] ».
Un interventionnisme modéré
Voyons maintenant comment ce réalisme bien compris est compatible avec l’interventionnisme libéral. Il est certain qu’historiquement les réalistes se sont plutôt opposés aux interventions, soulignant le danger d’effet pervers pour ceux que l’on prétend sauver (le remède serait pire que le mal), d’inanité (l’intervention n’aurait aucun effet), ou de menace pour l’intérêt national (ses coûts pour l’intervenant seraient inacceptables). Toutefois, à l’exception des réalistes marxistes comme Noam Chomsky, cette résistance ne dérive pas d’une opposition de principe (anti-interventionnisme) mais d’un calcul conséquentialiste au cas par cas.
Lorsque Aron fait part de son scepticisme sur l’intervention en Indochine, ou lorsque Morgenthau s’oppose à la guerre du Vietnam, leur position est déduite de l’évaluation des chances de succès, pas d’une objection au fait même de vouloir intervenir. Lorsque ces chances sont trop faibles, voire nulles, même la plus juste des causes ne doit pas être poursuivie : « C’est cette impossibilité de réaliser – même avec les meilleures intentions et les plus grandes ressources – ce que l’on pense être moralement requis qui annule l’obligation morale [65]. » Si, en l’occurrence, il est impossible de sauver des civils sans en tuer davantage, la responsabilité de protéger nous commande plutôt de ne pas intervenir.
Autrement dit, les réalistes ne sont pas anti-interventionnistes, ils sont simplement prudents. La plupart du temps, cette prudence les conduit à s’opposer aux interventions projetées. Mais rien n’exclut que, dans un contexte particulièrement favorable, ils puissent en prendre le parti. Lorsque Le Monde estimait qu’il était « urgent d’attendre » avant d’intervenir en Corée, par exemple, Aron répondait qu’il était « urgent d’agir » [66]. Le jugement du réaliste libéral est orienté par des idéaux (c’est sa partie libérale), mais il est surtout déterminé par la prudence, qui se manifeste dans un calcul conséquentialiste ancré dans un contexte : ce sont les conséquences probables qui décident, pas des principes (c’est sa partie réaliste).
Cet équilibre n’a d’ailleurs pas besoin d’être théorisé : on le retrouve chez un praticien comme Hubert Védrine, connu pour être un opposant farouche au droit d’ingérence, et qui a pourtant défendu l’intervention en Libye– à la fois parce que, contrairement à beaucoup de personnes en France, il ne confond pas le droit d’ingérence et la responsabilité de protéger, et parce qu’il tient compte du contexte qui était favorable.
Un réaliste libéral s’appuie toujours sur les axiomes du réalisme, notamment l’égoïsme des acteurs et le stato-centrisme, mais il défend en même temps des valeurs, comme la priorité des droits de l’homme les plus fondamentaux (le droit de ne pas se faire massacrer) sur la souveraineté, ce qui l’incite à soutenir certaines interventions lorsqu’il n’est pas imprudent de le faire [67]. Il se distingue donc du mythe du réalisme amoral qui voudrait que, « pour un réaliste, la morale n’a pas sa place dans la justification d’un recours à la force [68] ». Pour un réaliste libéral, elle peut avoir une place.
Lorsque c’est le cas, l’interventionnisme du réaliste se distingue encore de celui du libéral d’au moins trois manières. Premièrement, il ne croit pas en l’altruisme, c’est-à-dire en la possibilité d’interventions purement humanitaires. La raison d’être de l’État étant de défendre les intérêts de ses propres citoyens, exiger de lui un quelconque désintéressement irait contre sa nature. Ce qu’on peut espérer au mieux est ce que Niebuhr appelait « l’alter-égoïsme [69] », c’est-à-dire une action apparemment altruiste mais qui est en réalité dans notre intérêt, qui rend service à la fois aux autres et à soi.
Les réalistes peuvent donc remplacer le critère classique d’intention droite (recta intentio), ou de désintéressement de l’État intervenant, par celui de la non-contradiction des objectifs : les inévitables motivations politiques sont acceptables si et seulement si elles ne sont pas contradictoires avec le but humanitaire.
Si l’on compare les discours de Barack Obama, de David Cameron et de Nicolas Sarkozy pour justifier l’intervention en Libye, par exemple, on observe que les Américains et les Anglais n’ont jamais dissimulé leurs raisons d’intérêt national (le risque sécuritaire, notamment terroriste, et la pression migratoire), tandis que les Français, dans le style droits-de-l’hommiste habituel, faisaient comme s’ils n’y allaient que pour « sauver les Libyens ».
Cette attitude, qui rappelle que l’intervention est menée pour sauver non seulement les autres, mais aussi et surtout l’image que l’on a de soi, est d’autant plus dommageable que tout le monde savait que, parmi les motivations du Président français, il y avait aussi l’espoir d’un gain politique : consolider sa stature présidentielle, faire oublier la faillite de la diplomatie française en Tunisie et en Égypte, et surtout la complicité passée avec le régime de Kadhafi. Cet entêtement à faire croire à une population qui n’est pas dupe que la France-patrie-des-droits-de-l’homme est désintéressée lorsqu’elle intervient pour sauver des civils à l’étranger a l’effet pervers d’alimenter les fantasmes et les théories du complot, comme l’évocation d’un calcul pour contrôler les ressources pétrolières ou la volonté d’éliminer Kadhafi pour l’empêcher de parler.
L’erreur de communication se répète dans le cas du Mali [70] : plus le Président Hollande affirme qu’il n’a rien à cacher, en déclarant par exemple que la France « n’a aucun intérêt au Mali [71] », alors que nos alliés reconnaissent les leurs, plus il attise la suspicion et incite les sceptiques à mettre en avant l’uranium du Niger, voire la découverte de pétrole sur le territoire malien.
Il serait préférable de dire les choses comme elles sont : en Libye et au Mali, la France et ses alliés avaient des intérêts à intervenir, ce qui est non seulement normal mais même souhaitable, puisqu’on peut se demander si celui qui n’aurait aucun intérêt se donnerait vraiment les moyens de réussir et s’il est motivant pour nos soldats de savoir qu’un État « désintéressé » les envoie risquer leur vie à l’étranger. Surtout, cela n’annule en rien l’existence d’une cause juste – des massacres en cours ou imminents dans le premier cas, le risque d’une zone franche terroriste dans le second – et d’une chance raisonnable de pouvoir y mettre fin. Le réaliste fait primer les résultats sur les intentions.
Deuxièmement, le réaliste libéral ne confond pas l’intervention humanitaire, dont le but est de prévenir ou mettre fin à un massacre, et l’intervention pro-démocratique, dont le but est de changer le régime. Il peut défendre la première, à certaines conditions, mais pas la seconde. Les idéalistes agressifs comme George W. Bush et Tony Blair, au contraire, assimilent les deux : ils ont une définition large et politique de l’humanitaire, qui englobe la promotion des valeurs libérales, dont la démocratie. Les réalistes s’opposent depuis longtemps à la tentation d’exporter la démocratie par la force. Ceux qui le souhaitent, dénonce Morgenthau, « ne voient pas que la démocratie ne fonctionne que dans certaines conditions intellectuelles, morales et sociales [72] ».
L’intervention de l’OTAN au Kosovo en 1999 était humanitaire – « illégale mais légitime » selon l’expression consacrée. Celle des États-Unis et de leurs alliés en Irak en 2003 était pro-démocratique – illégale et illégitime. Celle de l’OTAN en Libye en 2011, légale et légitime, a montré que ces catégories sont plus floues qu’elles n’en ont l’air. Si la cause de l’urgence humanitaire est un gouvernement tyrannique, intervenir pour répondre à cette urgence humanitaire – et non pour renverser le gouvernement – ne passe-t-il pas dans les faits par son renversement ?
C’est effectivement ce qu’il faut répondre à ceux – ils sont nombreux – qui pensent que l’OTAN a violé la résolution 1973 en transformant une intervention initialement humanitaire en changement de régime. La résolution autorisait les intervenants à prendre « toutes les mesures nécessaires » pour protéger les civils. Pouvait-on protéger les civils sans renverser Kadhafi ? Non, car son régime était précisément à l’origine de la menace qui pesait sur eux. Le changement de régime peut donc être un moyen – pas une fin – de l’intervention humanitaire.
Troisièmement, le réaliste considère que la sélectivité, ce qu’on appelle couramment le problème du « deux poids, deux mesures », est un faux problème. Jugeant au cas par cas de la pertinence d’une intervention en fonction des intérêts en jeu et des chances raisonnables de succès, il peut défendre une intervention à un endroit et s’opposer à une autre ailleurs, même si les massacres sont similaires, et qu’il y aurait donc la même cause juste d’intervenir. Car il sait que la cause juste est seulement l’un des critères de légitimité, et qu’il peut être contrebalancé par celui des conséquences probables.
Il résiste aux vibrants appels de ceux qui nous invitent à intervenir militairement en Syrie, puisque nous l’avons fait en Libye, comme s’il y avait un principe de cohérence qui nous obligeait à intervenir soit partout, soit nulle part [73]. Intervenir partout n’est pas possible et finirait par tuer beaucoup plus de personnes qu’on prétend en secourir. N’intervenir nulle part serait une faute morale, laissant mourir certaines victimes au motif qu’on ne peut pas les sauver toutes. C’est le danger du moralisme qui, « s’il tend à la Gesinnungsethik de Max Weber, s’il ne tient pas compte des conséquences probables ou possibles des décisions prises, finirait par être immoral [74] ». D’où la nécessité de lui opposer, en France où il est si populaire, un réalisme libéral, et de proposer des actions sur mesure, adaptées à chaque situation [75].
[1] K. Waltz, « Realist thought and neorealist theory », Journal of International Affairs, 44 : 1, 1990, p. 33.
[2] G. Rose, « Neoclassical realism and theories of foreign policy », World Politics, 51 : 1, 1998, p. 144-172.
[3] Dans lequel D. Battistella classe Aron (« Raymond Aron, réaliste néoclassique », Études internationales, 43 : 3, 2012, p. 377), tandis que je le trouve beaucoup plus proche de Morgenthau, donc des classiques, que de Waltz.
[4] M. Doyle, Ways of War and Peace, New York, Norton, 1997, p. 50.
[5] Une réévaluation du réalisme classique a lieu depuis les années 1990. Voir par exemple J. Rosenthal, Righteous Realists, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1991 ; R. N. Lebow, The Tragic Vision of Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 2003 et M. C. Williams, The Realist Tradition and the Limits of International Relations, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.
[6] H. Morgenthau, « The political science of E. H. Carr », World Politics, 1, 1948, p. 134.
[7] H. Morgenthau, Politics in the Twentieth Century, vol. 1, Chicago, University of Chicago Press, 1962, p. 106.
[8] R. Niebuhr, Moral Man and Immoral Society, New York, Charles Scribner’s Sons, 1932, p. 232.
[9] E. H. Carr, The Twenty Years’ Crisis 1919-1939, 2e éd., New York, Harper & Row, 1964, p. 100.
[10] J. Rosenthal, Righteous Realists, op. cit., p. xvi.
[11] R. Aron, « Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales ? », Revue française de science politique, 1967, p.859.
[12] R. Niebuhr, « 1954. Conference on international politics », in N. Guilhot (éd.), The Invention of International Relations Theory, New York, Columbia University Press, 2011, p. 269.
[13] R. Aron, Le Spectateur engagé, Julliard, 1981, p. 289-290.
[14] H. Morgenthau, Politics in the Twentieth Century, vol. 3, op. cit., p. 16.
[15] A. Murray, « The moral politics of Hans Morgenthau », The Review of Politics, 58 : 1, 1996, p. 81-107.
[16] A. Wolfers, Discord and Collaboration, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1962, p. 64.
[17] S. Hoffmann, Une morale pour les monstres froids, Seuil, 1982, p. 205.
[18] R. Aron, Paix et guerre entre les nations, Calmann-Lévy, 1968, p. 569.
[19] R. Aron, « En quête d’une philosophie de la politique étrangère », Revue française de science politique, 1953, p. 82.
[20] R. Aron, Paix et guerre entre les nations, op. cit., p. 587.
[21] Ibid., p. 581.
[22] S. Hoffmann, « Raymond Aron et la théorie des relations internationales », Politique étrangère, 4, 1983, p. 844-847.
[23] A. Wolfers, « 1954. Conference on international politics », in N. Guilhot (éd.), The Invention of International Relations Theory, op. cit., p. 283.
[24] R. Aron, « En quête d’une philosophie de la politique étrangère », art. cité, p. 84.
[25] Ibid., p. 87.
[26] H. Morgenthau, « 1954. Conference on international politics », in N. Guilhot (éd.), The Invention of International Relations Theory, op. cit., p. 245.
[27] H. Morgenthau, Scientific Man versus Power Politics, Chicago, University of Chicago Press, 1946, p. 10.
[28] D’où la comparaison entre Aron et Wendt à laquelle procède R. Davis, A Politics of Understanding Baton Rouge, Louisiana State University Press, 2009, p. 115-125.
[29] S. Barkin, Realist Constructivism, Cambridge, Cambridge University Press, 2010, p. 5.
[30] R. Aron, « Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales ? », art. cité, p. 847.
[31] R. Aron, « Pour ou contre une politicologie scientifique ? Et la réponse de Raymond Aron », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, vol. 18, n° 3, 1963, p. 493.
[32] R. Aron, « En quête d’une philosophie de la politique étrangère », art. cité, p. 86.
[33] H. Bull, The Anarchical Society, New York, Columbia University Press, 1977, p. 74.
[34] P. Hassner, « Pour une voie immédiate et collective, et la participation active d’États musulmans », Le Monde, 16 mars 2011.
[35] R. Aron, Penser la guerre, Clausewitz, Gallimard, 1976, vol. 2, p. 285.
[36] R. Aron, « Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales ? », art. cité, p. 845.
[37] Ibid.
[38] E. H. Carr, The Twenty Years’ Crisis, op. cit., p. 229.
[39] H. Morgenthau, Politics among Nations, 6e éd., New York, Knopf, 1985, p. 351.
[40] W. Scheuerman, The Realist Case for Global Reform, Cambridge, Polity, 2011.
[41] R. Aron, Paix et guerre entre les nations, op. cit., p. 596.
[42] lIbid.
[43] R. Aron, Les Étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967, p. 655.
[44] P. Hassner, « Raymond Aron : too realistic to be a realist ? », Constellations, 14 : 4, 2007, p. 500.
[45] A. Wolfers, « 1954. Conference on international politics », art. cité, p. 282.
[46] J. Herz, Political Realism and Political Idealism, Chicago, University of Chicago Press, 1951, p. 129.
[47] Qu’on parle de réalisme libéral (J.-J. Roche, « Raymond Aron, un demi-siècle après Paix et Guerre entre les nations », Revue Défense nationale, 736, 2011, p. 8), de « machiavélisme modéré » (M. Cozette, « Raymond Aron and the morality of realism », Working Paper Australian National University, 2008/5, p. 34, en ligne) ou même de « machiavélisme post-kantien » (G. Châton, « Pour un "machiavélisme post-kantien". Raymond Aron théoricien réaliste hétérodoxe », Études internationales, 43 : 3, 2012, p. 389-403.
[48] « En quête d’une philosophie de la politique étrangère », art. cité, p. 83.
[49] W. Scheuerman, op. cit., p. 7.
[50] R. Aron, Paix et guerre entre les nations, op. cit., p. 586.
[51] M. J. Smith, in T Nardin et D. Mapel (dir.), Traditions of International Ethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992, p. 222.
[52] H. Morgenthau, « The four paradoxes of nuclear strategy », American Political Science Review, 58 : 1, 1964, p. 25-35.
[53] M. C. Williams, The Realist Tradition, op. cit., p. 82.
[54] Par exemple W. Scheuerman, op. cit. et Hans Morgenthau : Realism and Beyond, Londres, Polity, 2009.
[55] Les « Six principles of political realism » introduits dans la seconde édition de Politics among Nations, New York, Knopf, 1954.
[56] H. Morgenthau, « The twilight of international morality », Ethics, 68 : 2, 1948, p. 79.
[57] S. Hoffmann, World Disorders, Lanham, Rowman & Littlefield, 1998, p. 62.
[58] J.-J. Roche, « Raymond Aron, un demi-siècle après Paix et Guerre entre les nations », art. cité, p. 8.
[59] J.-J. Roche, Théories des relations internationales, 7e édition, Montchrestien, 2008, p. 44.
[60] Bull, comme les autres, avait tendance à caricaturer le réalisme classique, alors qu’on peut le considérer comme le point de départ de l’École anglaise (T. Dunne, Inventing International Society, Basingstoke, Macmillan, 1998, p. 182.
[61] H. Morgenthau, Politics among Nations, op. cit., p. 10. Aron dira que « la conduite la meilleure […] est celle que dicte la prudence » (Paix et guerre entre les nations, op. cit., p. 572.
[62] J.-B. Jeangène Vilmer et R Chung (dir.), Éthique des relations internationales, PUF, 2013, introduction.
[63] S. Hoffmann, Une morale pour les monstres froids, op. cit., p. 18.
[64] L. P. Jacks, « An international ethic », Foreign Affairs, 3 : 2, 1924, p. 266.
[65] H. Morgenthau, Politics among Nations, op. cit., p. 110.
[66] P. Hassner, « Raymond Aron : too realistic to be a realist ? », art cité, p. 503.
[67] J’ai développé cette approche dans La Guerre au nom de l’humanité. Tuer ou laisser mourir, préface d’Hubert Védrine, PUF, 2012.
[68] J.-J. Roche, « Une intervention sans doute nécessaire, mais pas nécessairement juste », Le Monde, 25 janvier 2013, p. 19.
[69] R. Niebuhr, « 1954. Conference on international politics », art. cité, p. 270.
[70] J.-B. Jeangène Vilmer, « La France n’a pas à rougir de défendre ses intérêts », Le Monde, 25 janvier 2013, p. 19.
[71] F. Hollande, vœux à la presse du 16 janvier 2013.
[72] H. Morgenthau, Scientific Man versus Power Politics, op. cit., p. 55.
[73] J.-B. Jeangène Vilmer, « Syrie : le précédent libyen n’est pas pertinent », Le Monde, 7 juin 2012, p. 22.
[74] R. Aron, « Qu’est-ce qu’une théorie des relations internationales ? », art. cité, p. 859.
[75] En l’occurrence, dans le cas de la Syrie, j’ai défendu l’armement des rebelles à certaines conditions (J.-B. Jeangène Vilmer, « Il faut armer les rebelles syriens », Le Monde, 8 décembre 2012, p. 15.