Avec le chaos en Libye, l’emprise de Daech en Irak et en Syrie et la progression des talibans en Afghanistan, il est de bon ton de s’en prendre à l’interventionnisme occidental des quinze dernières années, dont les crises actuelles ne seraient que les contrecoups. Il est certainement nécessaire de tirer les leçons de nos échecs, mais il faut le faire sans céder à la simplification.
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Avec le chaos en Libye, l’emprise de Daech en Irak et en Syrie et la progression des talibans en Afghanistan, il est de bon ton de s’en prendre à l’interventionnisme occidental des quinze dernières années, dont les crises actuelles ne seraient que les contrecoups. Il est certainement nécessaire de tirer les leçons de nos échecs, mais il faut le faire sans céder à la simplification.
Premièrement, cet examen de conscience ne doit pas être une excuse pour amalgamer des interventions plus ou moins légales et légitimes : l’invasion de l’Irak (2003) reste un cas à part, une guerre de choix non autorisée par le Conseil de sécurité, contrairement aux autres. Comparer, pour la décrédibiliser, l’intervention en Libye (2011) à cette agression illégale est faire fi de la résolution 1973, qui, contrairement à un préjugé répandu, n’a pas été dévoyée. Elle n’autorisait certes pas le changement de régime comme un objectif, mais rien ne permet de dire qu’elle l’excluait comme moyen, c’est-à-dire comme l’une des « mesures nécessaires » pour protéger les civils. Les bombardements avaient pour but d’affaiblir le régime, puisque c’est lui qui menaçait les civils. Ce n’est pas parce que cet affaiblissement a précipité sa chute que l’on peut en déduire que l’objectif initial était de le renverser.
Deuxièmement, les causes des crises actuelles sont généralement multifactorielles. En Libye, on oublie volontiers que, pendant plus d’un an, juste après l’intervention, tout allait mieux. L’Etat libyen ne s’est pas effondré à la mort de Kadhafi puisqu’il n’existait pas avant et se résumait à son emprise sur le pays et sa population. Il y a eu un début de processus qui a permis de procéder avec un relatif succès, le 7 juillet 2012, au premier scrutin jamais organisé dans le pays. Nous avons même rouvert notre ambassade et envoyé des coopérants. Cette période est bien la preuve que le chaos actuel n’est pas directement imputable à l’intervention. Il est dû comme souvent à un manque d’anticipation de l’effet final recherché, une mauvaise gestion de l’après et un déficit d’assistance internationale que, d’ailleurs, le nouveau gouvernement refusait. On critique aujourd’hui l’absence d’opération de stabilisation post-crise, mais, si elle avait eu lieu, on l’aurait critiquée comme une ingérence néocoloniale.
En Irak et en Syrie, Daech est largement dû à l’intervention américaine, en particulier la désastreuse décision de démanteler l’armée de Saddam Hussein, mais pas seulement : c’est une coproduction impliquant Bachar Al-Assad, qui a libéré en 2012 des dizaines de djihadistes pour diviser et réduire à néant l’opposition modérée, ce qui est effectivement arrivé ; le salafisme djihadiste comme inspiration idéologique, avec le soutien financier de personnalités privées du Golfe ; ainsi que la polarisation croissante de la fracture entre sunnites et chiites en Irak sous la pression conjuguée du terrorisme djihadiste de Zarkaoui, de la multiplication de milices chiites et de la désastreuse politique antisunnite de Maliki.
Troisièmement, on n’a pas assez invoqué les faits contradictoires. Ceux qui s’indignent des conséquences des interventions ne disent pas ce que seraient ces zones aujourd’hui s’il n’y en avait pas eu. On peut critiquer à l’envi le bilan désastreux de l’intervention en Afghanistan, mais qui peut prétendre que laisser le pays aux mains des talibans et d’Al-Qaida aurait été préférable pour la paix et la sécurité internationales ? De la même manière, que serait la Libye sans l’intervention de 2011 ? Peut-être la Syrie : Kadhafi toujours au pouvoir, dans un pays divisé et brisé par des années de guerre civile. Il y aurait eu des centaines de milliers de morts et davantage encore de réfugiés, c’est-à-dire de naufragés dans la Méditerranée. Kadhafi aurait utilisé l’arme des migrants dans ses relations avec l’Occident. La « crise migratoire » dont l’Europe se plaint depuis quelques mois l’aurait frappée plus tôt et plus fort.
Il est probable que Kadhafi n’aurait pas laissé faire une transition démocratique à sa porte et aurait fomenté des troubles en Tunisie. Ne contrôlant qu’une portion congrue du territoire dans un pays en guerre, comme Assad en Syrie, il n’aurait pas empêché la diffusion de la menace djihadiste dans la bande sahélo-saharienne ni l’implantation de Daech, mais aurait causé en plus d’autres troubles régionaux. On voit donc mal l’avantage pour la stabilité nationale et régionale.
Quatrièmement, il est malhonnête de ne retenir que les exemples de l’Afghanistan, l’Irak et la Libye pour condamner l’interventionnisme en général, et du même coup passer sous silence les autres interventions militaires des dernières années sans lesquelles il y aurait un Etat djihadiste au Mali, un génocide en RCA, un califat de Boko Haram à cheval sur au moins quatre pays et une guerre régionale autour de la RDC impliquant jusqu’à huit Etats. Il faut rappeler que, si les interventions ont un coût, les non-interventions aussi.
Cinquièmement, la critique postcolonialiste, qui fait des interventions le symptôme du néocolonialisme occidental, est largement infondée. Elle caricature et essentialise l’Occident, qui n’est pas homogène en matière d’interventionnisme : il était divisé sur le Kosovo en 1999 (Américains et Britanniques vs Allemands, Italiens et Grecs) ; sur l’Irak en 2003 (Américains, Britanniques et Australiens contre Français et Allemands) ; comme sur nos récentes interventions africaines qui peinent à intéresser nos partenaires européens. Elle présume aussi sans la démontrer une politique de « recolonisation ». Or, la tendance est plutôt de ne pas se lancer dans une occupation longue : en Somalie, en dépit des appels de l’Union africaine, en Libye en dépit d’un sol gorgé de pétrole, en Sierra Leone, en République démocratique du Congo, au Darfour, au Sri Lanka, et plus largement partout où on a, au contraire, reproché aux Occidentaux de n’être pas ou pas assez intervenus.
Enfin, cette critique surestime l’interventionnisme occidental et sous-estime l’interventionnisme russe (Géorgie 2008, Ukraine 2014, Syrie 2015), arabe (Libye 2011, Irak 2014, Yémen 2015), iranien (en coordination avec le Hezbollah, dans le conflit syrien) et africain (l’Ethiopie en Somalie en 2006, la Cédéao à de multiples reprises, qui a toujours réclamé non pas moins mais davantage d’assistance des Occidentaux, le Sénégal au Yémen en 2015, etc.) – qui est en général plus brutal et moins discriminant. Curieusement, les mêmes qui dénoncent le moindre dommage collatéral commis par les Occidentaux ne semblent pas choqués par les performances de l’Arabie saoudite au Yémen ou de la Russie en Syrie en matière de ciblage et de respect du droit international humanitaire.
Tous ces éléments sont de nature à nuancer la charge contre l’interventionnisme occidental. Bien sûr, on ne règle pas un problème social et politique avec des bombes et l’intervention militaire ne suffit jamais. Mais, malheureusement, dans un certain nombre d’autres cas, on ne le règle pas non plus en n’intervenant pas, comme en témoignent les 260 000 morts, les 8 millions de déplacés et les 4 millions de réfugiés syriens. Il est donc important de penser le dilemme de l’intervention militaire dans toute sa complexité, plutôt que céder à la facilité de l’indignation.