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Lutter avec des monstres sans en devenir soi-même

Le Devoir, 19 novembre 2012


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"Quand on lutte avec des monstres, on doit veiller à ne pas devenir soi-même un monstre. Quand tu fixes longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme fixe aussi son regard en toi", écrivait Nietzsche en 1886. C’est le défi de toute lutte contre un adversaire a priori pire que soi, c’est-à-dire qui utilise des moyens ou des méthodes qu’en temps normal nous condamnons moralement. C’est le défi auquel font face les rebelles syriens.

"Quand on lutte avec des monstres, on doit veiller à ne pas devenir soi-même un monstre. Quand tu fixes longtemps ton regard dans l’abîme, l’abîme fixe aussi son regard en toi", écrivait Nietzsche en 1886. C’est le défi de toute lutte contre un adversaire a priori pire que soi, c’est-à-dire qui utilise des moyens ou des méthodes qu’en temps normal nous condamnons moralement.

C’est le défi auquel font face les rebelles syriens, pour l’instant avec relativement peu de succès comme en témoigne l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) en diffusant à deux jours d’intervalle des vidéos montrant des exactions commises par les deux camps. La première, tournée et mise en ligne le 1er novembre, montre un groupe d’une dizaine de soldats de l’armée régulière, capturés, allongés sur le sol, roués de coups de pieds puis exécutés sommairement à la mitrailleuse par les rebelles. En réaction à cette diffusion, des militants envoient à l’OSDH deux autres vidéos, plus anciennes, pour rappeler les exactions dont sont également responsables les soldats de l’armée régulière : on les voit exécuter des rebelles et mutiler leurs corps, découpant notamment des oreilles.

Ce n’est ni la première ni la seule occurrence de crimes commis par les rebelles. Cela fait des mois que les organisations de défense des droits de la personne mettent en évidence que des crimes de guerre sont commis des deux côtés. Comme c’était déjà le cas en Libye.

Des crimes des deux côtés

« Ces crimes ne justifient en rien les crimes de l’autre partie », précise aussitôt l’OSDH. En droit, les combattants sont effectivement tenus de respecter les règles du droit international humanitaire indépendamment du comportement de leurs adversaires. En pratique toutefois, cette obligation se heurte à deux intuitions qu’il serait juste d’y déroger en raison soit d’un principe de réciprocité, qui autoriserait à violer ces règles contre un ennemi qui les viole lui-même (application de ce qu’on appelle en théorie de l’argumentation le sophisme du tu quoque, « toi aussi »), soit d’une asymétrie qui ne laisserait pas le choix aux opprimés plus faibles d’utiliser des moyens « non conventionnels » pour avoir une chance contre un oppresseur plus fort (argument couramment utilisé par les terroristes).

Il est facile en théorie de répondre à ces deux objections. Les combattants savent que leur comportement ne devrait pas dépendre de celui de leurs adversaires, et que les crimes qu’ils subissent ne sont pas une bonne raison d’en commettre à leur tour. Ils savent aussi, de manière plus pragmatique, que cette escalade nuit à leurs troupes et à leur image puisqu’elle augmente le niveau de violence de part et d’autre.

Mais tous ces arguments présument la rationalité des acteurs, qui est souvent suspendue dans le feu de l’action. Là où les intuitions, plus profondes, ressurgissent et s’imposent - peu importe alors qu’elles soient discutables puisque l’on n’a pas le temps de les discuter. Ni l’envie, lorsqu’elles sont renforcées par une pulsion de vengeance. Personne n’est à l’abri d’un comportement barbare, pas même les troupes les mieux formées, celles des pays occidentaux qui baignent depuis des siècles dans une culture des droits de la personne.

C’est ce qu’avait montré le massacre d’Haditha en novembre 2005, lorsque des marines américains ont assassiné 24 civils irakiens pris au hasard, hommes, femmes, enfants de 3 à 15 ans, et un vieillard aveugle de 76 ans, pour se venger d’une attaque sur un convoi militaire à proximité d’un village.

Le moindre mal

Ce constat récurrent, qu’une guerre est toujours sale et que des crimes sont commis des deux côtés, ne doit pas pour autant nous faire sombrer dans un relativisme cynique qui égaliserait toujours les deux parties. Car les crimes commis par les insurgés libyens et syriens ne sont pas comparables à ceux commis par Kadhafi et Assad, ni dans leur ampleur ni dans leur raison d’être, puisqu’ils sont motivés par le droit légitime d’un peuple à s’autodéterminer, non par le désir d’un dictateur de se maintenir au pouvoir. Ces différences ne les excusent pas pour autant : il faut les condamner avec la même fermeté. Mais elles expliquent que l’on doive malgré tout soutenir les insurgés.

La structure de l’évaluation humaine, expliquait aussi Nietzsche, est toujours différentielle : choisir A est toujours choisir A plutôt que B, dans un certain contexte. « Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, disait également Aron, c’est le préférable contre le détestable. Il en est toujours ainsi, en particulier en politique étrangère. » Cette éthique réaliste est celle du moindre mal. Aujourd’hui en Syrie, et en dépit de leurs crimes, les insurgés sont ce moindre mal.

Armer les rebelles

Il faut donc les soutenir, et même le faire de manière plus décisive, en leur livrant des armes lourdes pour hâter l’issue de ce qui est en train de devenir une guerre d’usure. Après avoir longtemps tergiversé, la France va enfin dans cette direction, mais elle reste liée par l’embargo européen qu’il sera difficile de lever puisqu’il faudrait pour cela obtenir l’unanimité des 27 États membres. On peut pourtant considérer que cet embargo, mis en place en mai 2011 pour empêcher les autorités syriennes d’utiliser ces armes contre sa population, a l’effet pervers de nuire à la population puisqu’il empêche le peuple de se défendre contre les armes que le régime se fait de toute façon livrer par la Russie.

Reconnaître que la nouvelle coalition de l’opposition syrienne est « la seule représentante du peuple syrien » et lui livrer rapidement des armes - clandestinement s’il le faut - est la seule manière de précipiter la fin de cette guerre qui, en vingt mois, a déjà fait près de 40 000 victimes. L’enjeu est de taille, car, plus elle durera, plus la rébellion qui lutte contre un monstre risque d’en devenir un elle-même.

Cet article est mis à la disposition du lecteur mais il ne correspond pas à la mise en page de la version définitive et publiée à laquelle il convient de se référer pour toute citation.