Les dernières années invitent plutôt à l’humilité en matière d’anticipation. On peut toutefois parier que le prochain quinquennat sera au moins aussi chargé de menaces que celui qui s’achève. Voici dix des principaux enjeux de défense qui attendent la prochaine équipe, le onzième étant d’en définir l’ordre de priorité...
Les dernières années invitent plutôt à l’humilité en matière d’anticipation. On peut toutefois parier que le prochain quinquennat sera au moins aussi chargé de menaces que celui qui s’achève. Voici dix des principaux enjeux de défense qui attendent la prochaine équipe, le onzième étant d’en définir l’ordre de priorité...
Les moyens de nos ambitions
L’argent reste le nerf de la guerre. Dans le contexte dramatique de 2015, l’actualisation de la loi de programmation militaire 2014-2019 a porté un coup d’arrêt à la baisse constante, depuis trente-cinq ans, du budget de la Défense, en l’abondant de 600 millions d’euros. Cependant, si ce à quoi nous assistons – la multiplication des crises, donc de nos OPEX, et le continuum de la menace entre extérieur et intérieur, donc le déploiement d’une opération sur le territoire national – n’est pas une bouffée passagère mais un changement de monde, il faut se préparer à un effort durable.
Le chef d’état-major des armées et de nombreux responsables politiques ont fixé l’objectif d’augmenter progressivement le budget de la Défense pour atteindre la norme OTAN de 2% du PIB (que pour l’instant seuls l’Estonie, les Etats-Unis et la Grèce respectent, la Pologne et le Royaume-Uni s’en approchant, selon le Military Balance 2017) avant la fin du prochain quinquennat. Nous sommes actuellement à 1,78%, soit 32 milliards d’euros. Cette hausse vise à recouvrer des capacités perdues et à renouveler des équipements usés, à aligner les contrats opérationnels sur la réalité et à rénover la dissuasion nucléaire (voir infra). Cet objectif pose toutefois les questions de la soutenabilité budgétaire et de la priorisation des dépenses.
L’après-« Sentinelle »
Justifiée par l’urgence au lendemain des attentats de 2015, l’Opération « Sentinelle », qui mobilise actuellement 7 000 hommes, marque une évolution importante dans l’emploi des forces terrestres sur le territoire national, qui est permanent depuis 1995, mais atteint cette fois des proportions telles que l’on peut parler de « changement de paradigme » . Pour la première fois depuis la fin de la Guerre froide, la France engage davantage de troupes à l’intérieur que dans des opérations extérieures.
Cet engagement génère un certain nombre de défis : l’usure accélérée des unités, le déficit de formation, l’érosion des capacités opérationnelles de l’armée de terre, la complémentarité entre les armées et les forces de sécurité intérieure, la coopération civilo-militaire, l’adaptation du cadre juridique, etc . Certaines voix s’élèvent pour critiquer un dispositif qu’elles estiment inefficace, voire contreproductif. Un des enjeux majeurs du prochain quinquennat sera de répondre à ces préoccupations en proposant un modèle cohérent pour l’après-« Sentinelle », intégrant notamment la Garde nationale créée en octobre 2016 et dont l’objectif est de réunir 85 000 hommes en 2018, réservistes du ministère de la Défense, de la Gendarmerie nationale et de la Police nationale. Véritable facteur de cohésion, elle devra permettre de consolider le lien armées-nation.
Le renouvellement des forces nucléaires
Dans un contexte où les capacités offensives et défensives russes et chinoises connaissent une croissance rapide, et où les systèmes de déni d’accès se perfectionnent et prolifèrent, l’avantage technologique occidental se réduit. La France, comme ses alliés, est donc engagée dans le renouvellement des deux composantes – aéroportée et océanique – de sa dissuasion. L’un des enjeux du quinquennat sera la poursuite de ce chantier et la maîtrise de son coût.
Un rapport parlementaire estime que le coût annuel de la dissuasion pourrait passer de 3,5 milliards d’euros en 2016 à près de 6 milliards en 2025 . Cet investissement devra se faire sans nuire à l’équilibre entre les deux composantes ni cannibaliser les forces conventionnelles et de sécurité qui ne répondent pas aux mêmes menaces. Il constituera donc nécessairement un surcoût, nécessitant à lui seul une hausse du budget de la Défense. Il peut néanmoins être relativisé en rappelant, comme le font les députés auteurs du rapport, qu’« un euro investi dans la dissuasion nucléaire génère vingt euros dans l’économie ».
Cette défense de la modernisation des forces stratégiques françaises se fera dans un contexte difficile, à cause non seulement des contraintes budgétaires, mais aussi de l’évolution du débat public. Le mouvement dit de « l’Initiative humanitaire » en faveur du désarmement nucléaire prend de l’ampleur. Une conférence « ayant pour objectif la négociation d’un instrument juridiquement contraignant visant à interdire les armes nucléaires en vue de leur élimination complète » se tiendra fin mars et en juin-juillet à l’Assemblée générale des Nations unies. Alors qu’une tribune sera donnée aux désarmeurs, l’enjeu sera de convaincre d’une réalité que l’opinion pourrait trouver contre-intuitive : l’interdiction des armes nucléaires rendrait le monde non pas plus sûr, mais moins sûr.
L’offensive russe
Le réarmement russe et sa volonté d’utiliser la force militaire pour faire valoir ses vues et retrouver son rang ont remis Moscou au centre de l’échiquier mondial depuis 2014. La menace est duale pour l’Europe : d’une part, l’annexion de la Crimée a montré qu’elle pouvait être territoriale. Les manœuvres d’intimidation nucléaire, le déni d’accès par le déploiement de systèmes défensifs et offensifs (notamment autour des pays baltes) et la démonstration d’une capacité de projection multiple (Ukraine, Syrie) crédibilisent cette menace en même temps qu’ils ont pour objectif de décrédibiliser l’OTAN. Le déni d’accès en particulier, qui consiste à déployer des « bulles » entravant, voire empêchant, l’intervention des forces alliés pour protéger ou défendre un territoire attaqué, constitue l’un des plus grands défis des prochaines années, en Europe vis-à-vis de la Russie comme en Asie vis-à-vis de la Chine.
D’autre part, la menace est aussi plus subtile, dans les stratégies d’influence . Contrairement aux Occidentaux qui ont une définition relativement étroite de la guerre, et qui donc éprouvent quelques difficultés à répondre à des actions psychologiques qui n’en relèvent pas stricto sensu, les Russes pratiquent le continuum et érigent même l’ambiguïté en doctrine. Les Occidentaux ont aussi une vision compartimentée du champ informationnel, distinguant la cyber-sécurité – souvent réduite au risque de cyberattaques sur des infrastructures critiques – des actions menées dans le domaine médiatique, alors que les Russes ont une vision globale de ce qu’ils appellent depuis les années 1950 « l’environnement informationnel », un continuum liant communication politique, désinformation, déstabilisation d’élections, etc.
Les démocraties libérales, déjà fragilisées par l’ère « post-vérité » et les « faits alternatifs », sont encore limitées dans cette lutte asymétrique par l’attachement à des valeurs et à une certaine image d’elles-mêmes qui les incite à vouloir contrer la propagande sans faire de la propagande.
L’unité européenne
Un des enjeux des prochaines années en Europe sera bien entendu la gestion du Brexit et de ses conséquences. La coopération franco-britannique devrait être préservée, mais le retrait du Royaume-Uni pourrait libérer de l’espace pour l’Allemagne, qui augmente pour la première fois depuis la fin de la guerre froide son budget de la défense, passant de 34 à 37 milliards d’euros entre 2016 et 2017 (et Berlin ne supporte ni le coût de la dissuasion, qui représente 20% du nôtre, ni celui des OPEX), et pour l’Italie, qui devient la troisième puissance européenne et s’investit dans plusieurs dossiers importants (Libye, migrants, armement du Reaper, projet d’eurodrone).
La remise en cause de l’OTAN par le président américain et sa fragilisation éventuelle due à la dérive illibérale (Hongrie, Pologne) ou autoritaire (Turquie) de plusieurs alliés pourraient en outre faire se reposer à nouveaux frais la question d’une armée européenne, qui pourrait également servir à pallier l’éventualité d’un rapprochement russo-américain. La question russe divise aussi l’Europe, notamment sur les sanctions, et cela continuera d’autant plus que Moscou renforce son flanc occidental, avec l’ouverture d’une base de 10 000 hommes à 100 km de la frontière ukrainienne. Dans tous les cas (Brexit, Trump, OTAN, Russie), c’est l’unité européenne, autant que la solidité du lien transatlantique, qui est en jeu.
Le piège syrien
La prise d’Alep par la régime en même temps que Daech reprenait Palmyre illustre le « narratif » que les Russes tentent d’imposer depuis le début, d’un choix final entre Assad et Daech pour justifier le maintien du régime (« moi ou le chaos »). L’opposition dite modérée, qui est la cible des bombardements de Moscou, en a payé le prix et se dissout dans les campagnes. L’un des enjeux est d’éviter sa radicalisation en même temps qu’elle se ruralise. Le prochain quinquennat verra aussi la déterritorialisation de Daech, qui survivra à la chute de Mossoul et de Rakka en retournant à la clandestinité de ses débuts. Sa mutation – plus rapide en Irak qu’en Syrie où le régime n’a pas intérêt à faire disparaître son meilleur ennemi – alimentera d’autres groupes, en premier lieu Al-Qaïda et Jabhat Fatah al-Sham.
Un autre enjeu sera la gouvernance des zones reprises, à commencer par ces deux villes pour lesquelles il n’y a toujours pas de scénario crédible d’administration. En outre, la Russie et l’Iran n’iront pas nécessairement plus loin : ils peuvent se satisfaire d’une fragmentation tant qu’elle préserve la « Syrie utile », celle de l’ouest. Or, si les sunnites sont toujours exclus de la gouvernance de leurs propres territoires et qu’ils sont condamnés à errer dans un « sunnistan » pris en tenailles entre les pouvoirs chiites ou perçus comme tels de Bagdad et Damas, ce sera le retour à la situation pré-Daech, avec tous les ingrédients de la guerre permanente.
La stabilité du Sahel
Le fait que l’attentat le plus meurtrier de l’histoire récente du Mali ait eu lieu le 18 janvier 2017 à Gao (77 morts) confirme que, quatre ans après le lancement de l’opération « Serval » et en dépit de son succès, la stabilité reste un défi majeur. L’accord de paix tarde à être mis en œuvre. La MINUSMA est inadaptée, non seulement parce qu’elle manque de moyens humains et matériels, mais surtout parce qu’il ne faut pas attendre d’une opération de maintien de la paix qu’elle fasse du contre-terrorisme. Son personnel en paie logiquement le prix : c’est l’opération en cours la plus dangereuse (223 attaques, 67 Casques bleus tués).
Après le nord, c’est désormais le centre du Mali qui subit une dégradation sécuritaire, et les attentats se multiplient dans la région (Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Niger). Conscients que la situation pourrait encore s’aggraver, notamment avec la descente de groupes libyens, les chefs d’Etats (G5 Sahel) réclament une force régionale contre-terroriste, dont on peut toutefois se demander ce qu’elle apporterait de plus, si elle implique les mêmes acteurs avec les mêmes moyens. Dans ce contexte, la stabilisation du Mali et des autres pays du Sahel dépend beaucoup de l’engagement de la France (opération « Barkhane »), et le défi pour Paris est de convertir ses succès tactiques en réussite stratégique, en évitant l’enlisement.
L’enjeu est non seulement de contrôler un territoire désertique grand comme l’Europe, mais aussi de traiter des causes structurelles : le terrorisme prospère sur le terreau d’une insuffisance des services publics (santé, éducation, sécurité, justice, Etat de droit) et d’une crise de confiance envers l’Etat. L’amélioration de la lutte contre le terrorisme dans la bande sahélo-saharienne, comme ailleurs, passe par une approche globale. Les militaires sont les premiers à reconnaître qu’« il ne peut y avoir de paix durable sans développement ni de développement durable sans paix » .
Le dilemme nord-coréen
L’Asie du Nord-Est est aujourd’hui l’autre région du monde, avec le Moyen-Orient, où le risque de conflit interétatique est le plus élevé, en premier lieu à cause de la Corée du Nord. Pyongyang a accéléré ses programmes nucléaire (un essai à 10 kt en septembre) et balistique (le placement en orbite d’un satellite indiquant une capacité prochaine à pouvoir concevoir des missiles balistiques intercontinentaux). L’incertitude demeure sur sa capacité à miniaturiser des têtes nucléaires, mais tout porte à croire que le régime pourrait disposer d’une arme nucléaire opérationnelle dans les deux ans au plus tard. Il sera d’autant plus difficile de convaincre Pyongyang de renoncer à un objectif qu’il lui semble désormais atteignable. Les sanctions pourront le ralentir, mais elles seront insuffisantes. Il est donc fort probable que la Corée du Nord ne puisse être dénucléarisée que par l’usage préventif de la force.
La communauté internationale sera bientôt placée devant le dilemme de devoir ou reconnaître que la Corée du Nord est un Etat nucléaire, au risque d’affaiblir le TNP et surtout de faire peser une menace existentielle sur Séoul et la région ; ou intervenir préventivement, ce qui serait considérablement risqué à la fois sur le coup et par la suite, dans la phase d’occupation. S’il est rationnel, le régime nord-coréen tentera d’identifier le seuil d’intolérance américaine, sans doute l’acquisition d’une capacité intercontinentale, et veillera à rester en deçà pour disposer du plus gros levier possible dans les négociations sans risquer l’annihilation. Sauf qu’avec l’administration Trump, il n’est pas certain que les lignes seront claires. Le mélange peut être explosif.
La présence pacifique
L’accroissement de la puissance chinoise inquiète d’autant plus ses voisins que l’élection de Trump jette le doute sur l’avenir du « pivot asiatique » annoncé par son prédécesseur et rend plus imprévisible l’investissement de Washington dans cette région qui, durant des décennies, était stabilisée par l’hégémon américain.
Dans ce contexte, le Japon, la Corée du sud et Taïwan se tournent vers l’Europe, et en particulier vers la France, lui rappelant que le ministre Le Drian avait annoncé en 2012 « un nouvel engagement pour la France dans la sécurité de la région Asie/Pacifique », et une volonté de « s’affirmer concrètement comme un partenaire à part entière » . Paris y a des intérêts stratégiques, non seulement parce que 85% de sa zone économique exclusive est située dans les océans Indien et Pacifique et qu’elle y entretient une présence militaire permanente, mais aussi en raison du dynamisme économique de la région, et de la présence de nœuds géopolitiques (80% du trafic maritime mondial passe par la mer de Chine méridionale, par exemple). La hausse des attentes à notre égard en même temps que s’accroissent les tensions maritimes dans la région et que le Charles-de-Gaulle subit un deuxième arrêt technique majeur de dix-huit mois devraient d’ailleurs relancer le débat sur la nécessité d’un second porte-avions.
La recherche stratégique
Pour faire la guerre, il faut d’abord la penser. Contrairement à certains de ses plus proches alliés, en premier lieu le Royaume-Uni, la France n’a pas de tradition d’études sur la guerre (War Studies) à l’université, à cause essentiellement du cloisonnement disciplinaire (la guerre est un fait social total que seul le croisement des disciplines permet de comprendre) et de la méfiance qu’a longtemps suscitée cet objet . Les mentalités commencent à évoluer, sous les coups de butoir du réel (l’appel à projets du président du CNRS au lendemain du 13 novembre 2015) et grâce aux efforts entrepris par le ministère de la Défense (10 millions d’euros par an pour la recherche stratégique en sciences humaines et sociales, Pacte enseignement supérieur, réforme de l’IRSEM, convention DGRIS/CNRS/CPU).
Il faudra consolider cet acquis et poursuivre dans cette direction, en adoptant là aussi une approche globale, c’est-à-dire interministérielle (collaboration Défense / Enseignement supérieur et recherche), et en prenant garde au risque du morcellement : ce n’est qu’en soutenant les quelques pôles réellement prometteurs, parce qu’ils ont la masse critique et la qualité requise, que l’on pourra faire émerger des War Studies à la française. Et ce ne sera pas le moindre des enjeux, non seulement du prochain quinquennat, mais aussi des autres.