Afin de savoir si le veto et le statut de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations Unies sont, dans le cas de la France, des atouts de la puissance au XXIe siècle, nous procéderons en quatre temps : (1) il faut d’abord savoir ce qu’on entend par puissance, comment la définir et quels sont ses critères. (2) On peut ensuite déduire si le statut de membre permanent et le veto sont des attributs de la puissance ainsi définie ; puis, (3) en s’appuyant sur la pratique du veto, (4) conclure sur le cas de la France et examiner quel rôle joue le veto dans sa puissance.
Afin de savoir si le veto et le statut de membre permanent au Conseil de sécurité des Nations unies (CSNU) sont, dans le cas de la France, des atouts de la puissance au XXIe siècle, je vais procéder en quatre temps : (1) il faut d’abord savoir ce qu’on entend par puissance, comment la définir et quels sont ses critères. (2) On peut ensuite déduire si le statut de membre permanent et le veto sont des attributs de la puissance ainsi définie ; puis, (3) en s’appuyant sur la pratique du veto, (4) conclure sur le cas de la France et examiner quel rôle joue le veto dans sa puissance.
1. Qu’est-ce que la puissance ?
C’est l’une des questions les plus classiques de l’étude des relations internationales depuis Thucydide et il ne s’agit pas ici d’y répondre – seulement de poser que nous l’entendons ici au sens que lui donnait Raymond Aron : la puissance est la capacité d’imposer sa volonté aux autres. Aron fait d’emblée deux distinctions. D’une part, la puissance n’est pas le pouvoir. L’anglais et l’allemand n’ont qu’un seul terme (power, Macht), mais nous en avons deux (puissance et pouvoir), qui ne désignent pas la même chose : la puissance se possède, le pouvoir s’exerce. Reprenant la distinction aristotélicienne entre la puissance et l’acte, Aron montre que la puissance est plus générale, elle est un potentiel, et le pouvoir une modalité de la puissance, qui a la spécificité de passer à l’acte. Par exemple, « quiconque possède une arme à feu ou des bombes atomiques a la puissance de tuer un homme ou des millions d’hommes, mais il n’exerce pas nécessairement son pouvoir de le faire » [1].
D’autre part, la puissance n’est pas la domination : « Le dominant n’est pas n’importe quel puissant. Il faut que la relation de puissance soit stabilisée pour que le sujet de cette relation ordonne à ceux qui en sont les objets. (…) La domination suppose un certain degré d’institution (sans quoi le dominant n’oserait pas commander) » [2].
Quant aux critères, ils ont évolué au cours du temps. Les critères classiques, purement matériels (la force armée, la capacité financière, la solidité économique, la démographie), ont été relativisé : la force armée ne se mesure pas de manière quantitative mais qualitative (qualité du matériel et de la formation), et la démographie ne vaut rien si elle n’est pas soutenue par une économie puissante, elle peut même plutôt être un facteur de faiblesse.
On a ensuite ajouté d’autres critères. Premièrement, ce qu’Alvin Toffler appelle le facteur K (pour knowledge) : la connaissance, c’est-à-dire l’investissement dans la recherche, dont dépend le reste (la force armée dépend de plus en plus de la technologie par exemple), et l’éducation, dont dépend l’avenir.
Deuxièmement, le prestige, puisqu’il est « un moyen d’exercer son influence sur d’autres Etats, sans compter ce que cela peut ajouter à la popularité interne du gouvernement et à sa stabilité » [3]. Aron l’intègre donc à sa conception de la puissance : pour imposer sa volonté à autrui, l’image morale que l’on projette, ce qu’Aristote appelait l’ethos, est important. La puissance est une relation essentiellement psychologique, dépendant surtout de l’image projetée. C’est précisément ce qui la distingue de la force.
C’est important pour tous les Etats, particulièrement ceux qui ont une ambition globale. C’est la « grandeur » dont parlait De Gaulle, ou « le rang » auquel il consacre un chapitre de ses Mémoires : « Le rang, commente Duroselle, c’est pour la France la reconnaissance du droit qu’elle a à être consultée dans les grandes affaires mondiales. C’est donc un des éléments essentiels de sa puissance » [4].
La quête du prestige (ou de la grandeur, du rang, de la reconnaissance, de l’honneur) est d’ailleurs l’une des causes de la guerre pour les constructivistes [5]. Prenons par exemple le cas de l’Ukraine : on ne comprend rien à l’intervention russe si l’on a une définition seulement matérielle de la puissance. Poutine n’a pas fait un calcul rationnel et objectif des coûts et des bénéfices, contrairement à ce que son image de monstre froid et de « joueur d’échec », si populaire dans les médias occidentaux, laisse croire : son comportement est en partie émotionnel. Tout ce qui touche à l’étranger proche, c’est-à-dire à l’ancien territoire de la Grande Russie, s’inscrit dans une quête du prestige.
Celle-ci est, avec la reconstruction de l’outil militaire et le revenu énergétique, l’un des trois sommets du triangle de la politique russe. Depuis plusieurs années, Poutine est engagé dans un réel effort de « marque Russie » (nation branding), dont sa propre personne est d’ailleurs l’attribut principal. Les 51 milliards investis dans Sotchi, tout le discours sur la Grande Russie et, in fine, l’intervention en Crimée, en confirment l’importance.
Troisièmement, il y aussi cet autre critère de la puissance qu’est le droit et les normes : un facteur d’influence pour ceux qui les façonnent (les « entrepreneurs de normes »), qui sont des Etats ou des acteurs non-étatiques, comme des ONG. Le respect du droit et des normes est en outre un facteur de respectabilité, c’est-à-dire d’image morale (ethos).
Reprenons le cas de l’intervention russe en Crimée : elle n’est pas une preuve supplémentaire de la faiblesse du droit international. Le comportement de Poutine montre au contraire à quel point le droit international façonne non seulement le discours mais aussi les actions de Moscou, qui a pris soin de rester dans une apparence de légalité : pas d’insigne national, pas d’invasion au sens strict, ni coup de feu ni victime – ce sur quoi Poutine insiste beaucoup.
Et, quatrièmement, il y a bien entendu le soft power, c’est-à-dire le façonnement idéologique que permet la puissance culturelle, de Hollywood aux restaurants chinois en passant par Al-Jazeera, la littérature française ou le Real Madrid.
Dans ce contexte de la puissance, quel rôle joue le statut de membre permanent du CSNU et le droit de veto en particulier ?
2. La permanence au Conseil de sécurité et le veto sont-ils des attributs de la puissance ?
On dit P5 pour « permanent five », mais certains parlent des « powerful five » - égalisant ainsi permanence et puissance. Ce qui pose la question de savoir si c’est la permanence en général ou le veto spécifiquement qui sont des attributs de puissance. Le P5 est-il puissant parce que ses membres sont permanents ou parce qu’ils peuvent utiliser le veto ? Si les Etats permanents n’avaient pas le veto, seraient-ils encore puissants et pourquoi ?
Ils le seraient d’abord en étant membres, permanents ou pas. La présence est le premier niveau de puissance, comme en témoigne le fait que les élections sont âprement disputées. Mais alors, que penser du refus de l’Arabie Saoudite d’entrer au CSNU en octobre dernier, en invoquant précisément « l’impuissance » de cet organe ? C’est un geste spectaculaire – une première historique – qui est révélateur de la crise de légitimité que traverse actuellement le CSNU, mais qui est trop isolé pour remettre en cause la conviction que la simple présence au Conseil est perçue comme un attribut de puissance, à la fois en termes de prestige et de capacité d’influence.
Pour l’influence, par exemple, le Tchad est pour la première fois au CSNU, et cela lui a permis de ralentir la mise en place d’une opération de maintien de la paix en RCA, qui n’est pas dans son intérêt. Il a également bénéficié du soutien de l’Union africaine, mais son influence – sa capacité de nuisance – découlait surtout de sa présence au CSNU, donc dans le processus de décision.
Le deuxième niveau de puissance, et à mon avis le facteur le plus important, est la permanence – indépendamment du veto. Les deux bien sûr sont aujourd’hui indissociables mais il y a au moins deux raisons de les dissocier pour l’analyse. D’abord, les deux n’ont pas toujours été indissociables. Au Conseil de la Société des Nations, qui avait initialement quatre membres permanents (Royaume-Uni, France, Italie, Japon) et quatre membres non-permanents, élus par l’Assemblée générale pour trois ans [6], les décisions devaient être prises à l’unanimité – ce qui signifie que tous les membres, permanents ou pas, disposaient d’un droit de veto. Ce n’était pas le veto qui fondait la différence entre les Etats, mais la permanence. Si donc on pouvait dire à l’époque que les membres permanents étaient plus puissants que les autres, c’est bien seulement en vertu de leur permanence, et non du veto.
Ensuite, aujourd’hui, le G4, c’est-à-dire les Etats pressentis comme de potentiels nouveaux membres permanents, pourraient accepter de ne pas disposer du droit de veto – si c’est la seule manière de convaincre le P5 actuel de les intégrer. Il pourrait donc y avoir à l’avenir un statut intermédiaire, de membre permanent mais sans veto. Par conséquent, on peut utilement distinguer la permanence du veto dans l’analyse.
Si à l’origine on a bien donné la permanence aux puissants, aujourd’hui les permanents (surtout la France et le Royaume-Uni) ne sont pas forcément les puissants, puisqu’il existe des puissants non permanents (par exemple l’Allemagne et le Japon). Autrement dit, la permanence n’est plus la conséquence de la puissance, mais elle en est l’une des causes.
Si aujourd’hui comme hier la permanence est un marqueur de puissance – au point qu’on parle des permanent five comme des powerful five –, c’est d’abord parce qu’elle symbolise l’inégalité des Etats : certains sont permanents, d’autres pas.
C’est l’un des problèmes qui contribuent à la crise de légitimité du CSNU (puisque cette inégalité confirme ce qu’on appelle « la dérive oligarchique » du système international – alors que, comme le rappelle Aron, il « a toujours été oligarchique ou, si l’on préfère, inégalitaire ») [7], mais c’est aussi l’une des raisons de la puissance : le simple fait de faire partie d’un club fermé est un signe de puissance, qui attise à la fois les critiques et les envies – d’où le débat sur l’élargissement. L’élargissement n’est pas seulement un moyen de corriger l’oligarchie du système (lecture libérale), mais aussi un moyen pour les Etats candidats d’accéder à la puissance, en intégrant ce club (lecture réaliste).
Outre le statut, qui à lui seul génère de la puissance, qu’apporte la permanence ? Essentiellement trois choses. (i) De l’expertise : le P5 a une parfaite connaissance des procédures et des pratiques, ce qui est un avantage non seulement pour ses membres mais pour le bon fonctionnement de l’institution en général. (ii) De l’influence : les membres permanents jouent un rôle important dans l’élection des non-permanents, dans une sorte de cooptation. Ayant eu de l’influence sur leur nomination, ils en ont sur eux, donc sur leur vote. Sans même avoir à utiliser le veto, les membres permanents peuvent orienter les décisions. Par ailleurs, la France et le Royaume-Uni servent de canaux aux autres Etats européens, ce qui renforce également leur influence en Europe. (iii) Des réseaux diplomatiques.
Le troisième niveau de la puissance est le veto. Il est, de la manière la plus évidente et littérale qui soit, un attribut de la puissance puisqu’il permet à un seul Etat d’imposer sa volonté à tous les autres. Il peut le faire de manière explicite, en utilisant le veto, ou implicite, en menaçant de le faire. Le veto n’a effectivement pas besoin d’être mis en œuvre pour produire un effet, puisqu’il est dissuasif. La menace est très utilisée, c’est un outil diplomatique important dans les négociations, et elle permet aussi d’encourager les Etats hésitants à se déterminer, en l’occurrence à faire savoir qu’ils voteront négativement – comme on l’a vu avec notre menace de veto sur l’Irak en 2003.
Cet attribut vient toutefois avec certains corollaires, que l’on comprend en revenant aux origines. A San Francisco, les petits Etats ont accordé ce privilège aux grands dans une forme de contrat social : les grands ont les moyens d’agir efficacement face aux crises menaçant la sécurité collective mais ils ne se seraient pas engagés sans la soupape du veto. Donc, on leur accorde un pouvoir (le veto), en échange d’une responsabilité : celle d’agir.
C’est un amendement implicite au « principe de l’égalité souveraine de tous [les Etats] » sur lequel l’ONU est fondé (art. 2 de la Charte) : les Etats sont égaux en droit mais certains d’entre eux, en vertu de leur puissance précisément, ont un rôle et une responsabilité particuliers dans la poursuite des buts de l’ONU, dont celui de maintenir la paix et la sécurité internationales. Le CSNU n’est pas conçu à partir des principes d’égalité et de représentativité, mais de ceux d’efficacité et de responsabilité.
La raison d’être du veto était donc d’assurer l’engagement, l’investissement des grandes puissances, de les ancrer dans un système de sécurité collective – ce qu’elles n’auraient pas fait sans l’assurance d’une porte de sortie leur permettant de protéger leurs intérêts nationaux en cas de désaccord, c’est-à-dire sans le veto. Ce qui signifie que, comme le dit Serge Sur, le veto n’est pas une anomalie : c’est au contraire « un principe fondateur de la Charte » [8]. Il n’est pas, contrairement à l’impression qu’on pourrait avoir parfois, ce qui l’empêche de fonctionner, mais au contraire ce qui lui permet d’exister : sans veto, pas d’ONU.
En pratique toutefois, force est de constater que tous les membres permanents n’honorent pas ce contrat social, qui leur a accordé un privilège en échange d’une responsabilité, et qu’ils font un usage du veto qui a beaucoup à voir avec leurs intérêts propres et peu avec la sécurité collective. De là à dire, comme le fait Kishore Mahbubani, que la faiblesse structurelle du CSNU est que « le P5 a reçu le pouvoir sans la responsabilité, et le E10 [les 10 non-permanents] la responsabilité sans le pouvoir » [9], il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas, car il me semble caricatural de mettre tous le P5 dans le même sac : ses membres ont en effet des pratiques très différentes.
3. Quelle est la pratique du veto ?
La pratique évolue. Pendant la guerre froide, le veto est utilisé comme un instrument d’obstruction, mais différemment par les deux blocs : l’URSS en émet un grand nombre, tandis que les Etats-Unis préfèrent souvent convaincre les Etats membres de s’abstenir ou de voter contre les projets de résolutions proposés par l’Est (veto indirect ou caché). Mais l’élargissement du Conseil, qui passe de six à dix membres non-permanents en 1966, rend plus compliqué ce jeu d’influence, et les Etats-Unis finissent par utiliser eux-mêmes beaucoup le veto. Au final, ces pratiques paralysent le CSNU : certaines années, le nombre de vetos est même supérieur ou égal au nombre de résolutions.
La fin de la guerre froide marque le déblocage du système : l’obstruction diminue, le veto devient exceptionnel et le nombre de résolutions croît de manière importante. Sur les 267 vetos de l’histoire du CSNU (si l’on exclut les vetos implicites et ceux pour les élections du Secrétaire général), dont 234 entre 1945 et 1991, il y en a eu 125 soviétiques ou russes (11 depuis 1991, dont 4 sur la Syrie) ; 83 américains (14 depuis 1991 et toujours, à une exception près [10], pour protéger Israël – c’est la pratique du veto protecteur) ; 30 britanniques (aucun depuis 1991, le dernier date de 1989) ; 18 français (idem) ; et 11 chinois (8 depuis 1991, dont 4 sur la Syrie) [11]. La Chine est le membre permanent qui a le moins utilisé le veto – elle préfère en général l’abstention – mais le seul qui l’a davantage utilisé depuis la fin de la guerre froide que pendant.
On voit donc que la France fait un usage très parcimonieux du veto : elle ne l’a pas utilisé depuis un quart de siècle – mais a menacé de le faire deux fois en 2003, au sujet de l’Irak et de la Libye (vetos implicites) – et elle est celle qui l’a utilisé le moins seule [12]. Son usage modéré est tout à fait conforme à l’esprit initial, que rappelle Clement Attlee, le Premier Ministre britannique de l’époque :
« A San Francisco, nous considérions tous le droit de veto comme quelque chose dont il ne serait fait usage en dernier ressort que dans des cas exceptionnels où les grandes puissances pourraient se trouver en conflit. Nous ne l’avons jamais conçu comme un expédient dont il serait fait constamment usage toutes les fois qu’une puissance déterminée ne serait pas complètement d’accord avec les autres. » [13]
Si donc le veto est un attribut de la puissance, il s’agit de savoir pour quoi faire : pour bloquer l’action du CSNU à chaque fois que l’intérêt national est contrarié, comme le font les Russes, ce qui viole l’esprit de la Charte et la raison d’être du veto, ou pour s’en abstenir pour le bien commun tout en gardant sous le coude cette soupape de sécurité qui garantit notre investissement, comme le fait la France ? Il y a bien des vetos « déraisonnables », comme disait Blair au sujet de la position française dans l’affaire irakienne, mais ce ne sont généralement pas les vetos français.
Le veto n’est pas tant un instrument de puissance des grands sur les petits, qu’un facteur injecté dans les relations entre grands [14] : un facteur bloquant. Si l’on fait la carte de tous les endroits où, à cause du veto ou grâce à lui, le CSNU est impuissant – la carte du P5 et de tous ceux qu’ils protègent pour des raisons d’intérêt national – on s’aperçoit que de nombreux endroits qui en auraient besoin (dont la Syrie aujourd’hui) sont a priori exclus du rayon d’action de Conseil.
La conclusion est paradoxale : le veto est assurément un attribut de la puissance mais, et précisément pour cette raison, un attribut d’une puissance encore plus grande est, d’une part, de ne pas l’utiliser et, d’autre part, de parvenir à le contourner. Si la France et le Royaume-Uni n’ont pas utilisé le veto depuis 25 ans, alors qu’ils en avaient la possibilité, c’est parce qu’ils ont réussi à atteindre leurs objectifs de politique étrangère, et donc d’imposer leur volonté, donc d’être des puissances, par la conviction plutôt que la force. Pour eux, qui limitent l’usage du veto, l’enjeu est également d’agir malgré le blocage de ceux qui, eux, utilisent le veto. Nous l’avons fait au Kosovo en 1999 et nous étions prêts à le faire en Syrie en septembre. Etre puissant aujourd’hui, ce serait par exemple réussir à imposer notre volonté en Syrie, en dépit de l’absence d’autorisation du Conseil de sécurité.
4. Quel rôle le veto joue-t-il dans la puissance de la France ?
La nostalgie de puissance dont nous souffrons en France est en réalité le produit d’une confusion entre puissance et domination. Ce dont nous avons la nostalgie sont les quelques siècles, entre Richelieu et la colonisation, où nous n’étions pas seulement influents mais dominants [15]. Nous ne sommes plus dominants mais nous sommes toujours puissants, en particulier en vertu de notre statut de membre permanent – davantage que du veto que nous n’avons pas utilisé depuis un quart de siècle –, mais pas seulement. La France a en effet de nombreux attributs de puissance : sa participation au G8, sa force militaire, sa capacité spatiale, ses entreprises, la francophonie, son réseau diplomatique, son espace maritime (le deuxième mondial), et bien sûr son soft power, c’est-à-dire l’attrait qu’elle suscite (tourisme, culture, mode, luxe, gastronomie, etc.).
Tous ces avantages, qui sont ce que Védrine appelait les « cartes » que la France a en main, sont des attributs de sa puissance, et font qu’elle n’est pas une puissance moyenne, mais qu’elle continue d’être l’une des grandes puissances, ou puissances globales. Si l’on observe une perte d’influence dans plusieurs domaines, c’est parce que la puissance est relative (on est puissant par rapport aux autres), et que ce groupe de puissances globales ne cesse de s’étendre, avec l’arrivée des émergents.
De là, le raisonnement suivant : (1) Cette multitude d’attributs relativise la part de puissance qui revient au seul veto – d’autant que nous l’utilisons très peu. (2) Or, l’un des éléments de la puissance est le prestige, comme on l’a vu tout à l’heure. (3) Donc, nous pourrions tirer parti de cette autolimitation de l’usage du veto pour accroître notre ethos, notre image morale, et donc notre puissance en tant qu’entrepreneur de normes.
C’est précisément ce que nous faisons, avec notre proposition actuelle de code de conduite. L’idée de limiter le veto est ancienne et de nombreuses propositions ont été faites depuis la Conférence de San Francisco, de la part du Mouvement des non-alignés, de l’OUA et d’autres Etats, pour confiner le veto au Chapitre VII, exiger qu’il en faille deux pour le rendre effectif, l’exclure dans le choix du Secrétaire général, ou encore le faire annuler par un vote majoritaire du CSNU voire de l’AGNU. L’idée d’une limitation du veto est devenue plus réaliste depuis la fin de la guerre froide, c’est-à-dire depuis que l’utilisation qu’en fait le P5 est parcimonieuse.
Plus récemment, l’idée a été défendue de le limiter pour des raisons humanitaires. C’est une idée d’origine française : elle est apparue dans les débats suscités par l’intervention au Kosovo (1999). Hubert Védrine, alors Ministre des Affaires étrangères, a été le premier à la défendre en 2000 [16] : il faut un « code de conduite » pour qu’en situation de crise humanitaire grave, les membres permanents renoncent à utiliser leur veto [17]. Il expose l’idée lors d’une table ronde organisée à Paris par la Commission sur l’intervention et la souveraineté des Etats (CIISE) [18], qui la reprend dans son rapport de 2001 sur La Responsabilité de protéger [19].
Puis l’idée fait son chemin : elle est reprise dans le rapport du Groupe de personnalités de haut niveau sur les menaces, les défis et le changement constitué par le Secrétaire général en 2004 [20]. Elle figure dans un projet de document final du Sommet mondial de l’ONU de 2005 mais elle n’a finalement pas été retenue dans les articles définitifs qui consacrent la responsabilité de protéger (art. 138-139), à cause notamment de la pression américaine [21].
Le S5 (Small Five Group : Costa Rica, Jordanie, Liechtenstein, Singapour et Suisse) la défend depuis 2006 [22]. La Genocide prevention task américaine aussi en 2008, comme nombre d’ONG et de chercheurs depuis. A partir de 2010, certains dans le monde anglophone la nomment « Responsibility Not to Veto » (RN2V), une formule sur le modèle de la R2P [23].
Puis, récemment, la France s’est réapproprié cette idée qu’elle avait été la première à défendre, et en fait une offensive diplomatique majeure. En septembre 2012, le Ministre Laurent Fabius évoque l’hypothèse d’un « code de conduite » par lequel les membres du P5 s’engageraient à ne pas exercer leur droit de veto dans les situations de crises humanitaires graves où leurs intérêts vitaux ne sont pas en jeu [24].
Pour la première fois, le chef de l’Etat la défend publiquement, le 24 septembre dernier devant la 68ème Assemblée générale des Nations Unies. Le Ministre développe également cette proposition le 4 octobre dans Le Monde. Depuis, la machine est lancée : nous travaillons à un code de conduite qui permettra de faire campagne, en vue du 70ème anniversaire de l’ONU l’année prochaine, pour que l’encadrement du veto recueille un maximum de suffrages et suscite un débat qui augmentera le coût politique de son usage abusif.
En conclusion, pour résumer cette situation paradoxale : le veto est bien un attribut de la puissance, mais un attribut plus grand encore est d’en limiter l’usage, et la France l’a bien compris.
[1] R. Aron, « Macht, Power, puissance : prose démocratique ou poésie démoniaque ? », European Journal of Sociology, 5:1, 1964, p. 31.
[2] Ibid., p. 32-34.
[3] J.-B. Duroselle, « Paix et guerre entre les nations. La théorie des relatons internationales selon Raymond Aron », Revue française de science politique, 12:4, 1962, p. 973.
[4] Ibid., p. 974.
[5] R. N. Lebow, Why Nations Fight, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 et T. Lindemann, Causes of War : The Struggle for Recognition, ECPR Press, 2010.
[6] L’Allemagne de la République de Weimar est ensuite devenue le cinquième permanent, et les non-permanents sont passés à six, neuf et dix, mais le Japon, l’Italie et l’Allemagne se sont finalement retirés.
[7] R. Aron, « Macht, Power, puissance », op. cit., p. 44.
[8] S. Sur, « Le Conseil de sécurité : blocage, renouveau et avenir », Pouvoirs, 109, 2004, p. 62.
[9] K. Mahbubani, « The Permanent and Elected Council Members », in D. M. Malone (ed.), The UN Security Council : From the Cold War to the 21st Century, Boulder, Lynne Rienner, 2004, p. 256.
[10] Bosnie (30 juin 2002).
[11] Je remercie Mohamed Bouabdallah, de la Direction des Nations Unies du Ministère des Affaires étrangères et du Développement international, pour ces statistiques.
[12] Avec 2 vetos uniques sur 18 (Indonésie 1947 et Comores 1976), la France a un pourcentage de vetos uniques de 11%, inférieur à ceux du Royaume-Uni (5 sur 30, soit 17%), de la Chine (4 sur 11, soit 36%), des Etats-Unis (60 sur 83, soit 72%) et de l’URSS/Russie (117 sur 125, soit 94%).
[13] Cité par P. Quilès et A. Novosseloff, « Droit de veto au Conseil de sécurité : parlons-en ! », LeMonde.fr, 9 décembre 2011.
[14] I. Claude, Swords into Plowshares : The Problems and Progress of International Organization, New York, Random House, 1963, p. 81-82.
[15] H. Védrine, « La France est-elle encore un pays influent ? », Le Figaro, 10 avril 2007.
[16] Selon une autre source, l’idée remonterait au printemps 1999 (Le Monde, 3 juin 2002, p. 2).
[17] H. Védrine, « Réflexions sur la réforme de l’ONU », Pouvoirs, 109, 2004, p. 130-131. Voir aussi H. Védrine, « La gestion de la crise du Kosovo est une exception », Le Monde, 25 mars 2000, p. 16.
[18] CIISE, The Responsibility to Protect : Research, Bibliography, Background, December 2001, Ottawa, p. 379.
[19] CIISE, La Responsabilité de protéger, décembre 2001, Ottawa, §6.21.
[20] UN Doc. A/59/565 (2 décembre 2004), §256.
[21] « U.S. Wants Changes in U.N. Agreement », The Washington Post, 25 août 2005.
[22] UN Doc. A/60/L.49 (17 mars 2006), §14.
[23] Citizens for Global Solutions, « The Responsibility Not To Veto : A Way Forward », Washington, 2010. Voir aussi les premiers et les seuls articles académiques exclusivement consacrés à la RN2V : A. Blätter et P. D. Williams, « The Responsibility Not To Veto » ; D. H. Levine, « Some Concerns About ‘The Responsibility Not To Veto » ; et A. Blätter et P. D. Williams, « A Reply to Levine », Global Responsibility to Protect, 3, 2011, p. 301-322, 323-345 et 346-351.
[24] Discours de M. Laurent Fabius, à Sciences Po Paris le 6 septembre 2012.