L’idée de l’infini est, chez Descartes, fort paradoxale : elle est à la fois la plus claire et distincte et la plus incompréhensible que l’on puisse avoir. Le paradoxe atteint même sa positivité, puisque l’in-fini s’énonce négativement. Ce problème a occupé de nombreux contemporains, et aujourd’hui encore certains interprètes y voient une contradiction au plus profond de la pensée cartésienne. Cet article expose le paradoxe de l’infini cartésien, puis montre comment Descartes l’avait déjà résolu et comment la postérité s’en saisira.
On ne saurait trop insister sur la différence entre un paradoxe, dont le défaut n’est que d’aller à l’encontre du sens commun (δοχα), et une contradiction, qui elle signifie l’inconsistance sérieuse d’une proposition dans laquelle, de deux termes, l’affirmation de l’un implique la négation de l’autre, et réciproquement. Car bon nombre de commentateurs croient poser à la philosophie cartésienne des problèmes insolubles et y découvrir des contradictions où il n’y a que de simples paradoxes. Sur la question de l’infini, là où Descartes affirme que l’idée de l’infini est à la fois la plus claire et distincte et la plus incompréhensible que je puisse avoir, certains interprètes utilisent ce paradoxe classique comme point non de départ mais d’arrivée et dénoncent ou évoquent une « contradiction » dans l’idée de l’infini [1].
Dans le but d’éclaircir cette difficulté, nous exposerons d’abord le paradoxe en question, pour ensuite le résoudre à travers les réponses que Descartes donna aux objections qui lui furent faites sur ce point, avant de conclure sur la postérité de ce débat classique.
Exposer le paradoxe touchant l’infinité revient à montrer que l’idée de l’infini est, d’une part, la plus claire et distincte et, d’autre part, la plus incompréhensible que je puisse avoir.
A/ L’idée de l’infini est la plus claire et distincte que je puisse avoir : positivité
Si Descartes ne traite de l’infini qu’accidentellement et non délibérément, c’est précisément parce que le problème lui semble réglé d’avance : l’existence de l’infini est immédiate [2] et frappante – Platon dirait έξαιφνής [3] – dans la mesure où la connaissance que nous en avons est positive, la positivité affirmant la réalité de l’objet [4]. Et celle-ci est même la plus grande que nous possédions, puisqu’elle réunit en soi tout ce qu’il y a de positif. Si donc l’absolue positivité de l’infini est à la racine de la maximale clarté et distinction de son idée, c’est de cette positivité qu’il faut discuter.
Il y a, au sein même de la positivité de l’infini, qui fait la moitié du paradoxe général de l’idée de l’infini, un paradoxe : que l’infini soit ens positivum, cela implique que nous ne le concevions pas per limitationis negationem. Or, comment peut-on dire de l’infini, qui s’énonce lui-même, dans le latin in-finitus comme dans le français in-fini, comme étant le non-fini, c’est-à-dire par négation de toute limitation, qu’il ne se conçoit pas per limitationis negationem ?
Remarquons de prime abord que le paradoxe se trouve éclairci si l’on veut bien considérer la distinction que Descartes prend soin de faire entre infini et infinité, et qu’il ne fait d’ailleurs que pour montrer combien le problème de la positivité les touche différemment : « Davantage, je mets distinction entre la raison formelle de l’infini, ou l’infinité, et la chose qui est infinie. Car, quand à l’infinité, encore que nous la concevions être très positive, nous ne l’entendons néanmoins que d’une façon négative, savoir est, de ce que ne nous ne remarquons en la chose aucune limite. Et quand à la chose qui est infinie, nous la concevons à la vérité positivement, mais non pas selon toute son étendue, c’est-à-dire que nous ne comprenons pas tout ce qui est intelligible en elle » [5]. L’infini proprement dit, l’infinita substantia, est un être qui ne peut jamais être conçu que positivement, pour être la positivité même. Ce qui, en lui, nous met alors en défaut, est qu’il excède infiniment notre compréhension : c’est le paradoxe de l’infini, et non celui de la positivité. Le paradoxe de la positivité, qui nous intéresse ici, ne touche donc que l’infinité – « raison formelle de l’infini » – qui donc n’est pas elle-même un être, ou une substance déterminée [6], mais seulement le pouvoir d’être infini que notre esprit extrait de l’infini en question, l’infinition qu’il en retient, ou encore, en un mot, l’idée de l’infini elle-même [7]. C’est donc l’inadéquation de l’infini-en-moi qui fait le paradoxe, puisque le moi voudra le dire, l’écrire, le définir, et qu’il ne le fera jamais qu’en l’aliénant.
L’indéfinissable infini ne saurait se laisser enfermer sous un mot fini. C’est pour cette raison que l’infini déborde son mot, l’in-fini, et que l’on ne doit point, comme nous le verrons, déduire sa nature, éminemment positive, de la négativité grammaticale de son mot. Autrement dit, la résolution du paradoxe ne réside maintenant plus qu’en ceci : la positivité de l’infini cartésien sublime précisément le fait apparent que « pour penser le concept d’infini nous préfixons au mot "fini" une particule qui traduit l’idée de négation » [8] : parce que l’idée de l’infini est infiniment positive et innée, il n’y a pas de « pour la penser », elle est le pensé par excellence ; et, par conséquent, cette idée n’attend point sa formulation dans le langage et son préfixe : elle préexiste à son mot, parce qu’au fini. L’infini est l’en dépit de son mot [9].
Mais le paradoxe ne se réduit-il vraiment qu’au problème de l’inadéquation du contenant (le mot) au contenu : l’infini [10] ? Il y a des raisons d’en douter. On lit effectivement, dans le texte cartésien lui-même, et à quelques pages d’intervalles, ces deux affirmations qui semblent bel et bien contradictoires : « il n’est pas vrai que nous concevions l’infini par la négation du fini, vu qu’au contraire toute limitation contient en soi la négation de l’infini » [11] et « il suffit de concevoir une chose qui n’est renfermée d’aucunes limites pour avoir une vraie et entière idée de tout l’infini » [12]. N’être « renfermée d’aucunes limites », n’est-ce pas concevoir « l’infini par la négation du fini » ? Descartes dit, d’une part, qu’il est faux de concevoir l’infini en niant le fini et, d’autre part, qu’il est vrai de le concevoir en ne l’enfermant dans aucune limite. Or, qu’est-ce d’autre que de nier le fini que de ne pas enfermer dans des limites ? La présente difficulté, contre les apparences, n’est pas différente de la précédente : il s’agit toujours d’une question de langage.
Elle n’est effectivement qu’une manifestation de la nécessaire incohérence de la définition de l’infini, elle-même causée par l’impossible dé-finition de l’in-fini : dans la mesure où la positivité est essentielle à l’infini – elle en est la marque, le signe, avec l’autre tenant du paradoxe, l’incompréhensibilité – et où l’essence de l’infini déborde toute tentative dicible, on comprend aisément que Descartes cherche à écrire la positivité de l’infini sans jamais y parvenir, et doive alors se contenter d’expressions négatives, tout en les refusant, sur le plan du sens. Autrement dit, le paradoxe auquel nous avons affaire n’est que le spectacle de la bataille que se livrent Descartes et l’infini, les exigences de la sémantique et la résistance de la syntaxe.
Descartes lui-même se défend, face au mystérieux champion de ses adversaires [13], de s’être contredit : « lorsque j’ai dit (…) qu’il suffit que nous concevions une chose qui n’a point de limites pour concevoir l’infini, j’ai suivi en cela la façon de parler [14] la plus usitée ; comme aussi lorsque j’ai retenu le nom d’être infini, qui plus proprement aurait pu être appelé l’être très ample, si nous voulions que chaque nom fût conforme à la nature de chaque chose ; mais l’usage a voulu qu’on l’exprimât par la négation de la négation : de même que si, pour désigner une chose très grande, je disais qu’elle n’est pas petite ou qu’elle n’a point du tout de petitesse ; mais par là je n’ai pas prétendu montrer que la nature positive de l’infini se connaissait par une négation, et partant je ne me suis en aucune façon contredit » [15]. Il faut ici remarquer que la traduction française, « l’être très ample », que l’on doit à Clerselier, est loin d’être adéquate au latin « Ens amplissimum », lequel serait mieux traduit par « l’être le plus ample ». Et cela n’est pas de peu d’importance, puisqu’il y a entre un être très ample et l’être le plus ample une différence de nature et non de degré. Et même, cette nouvelle traduction désigne encore fort mal Dieu, car un être peut être plus grand que tous les autres sans être pour autant infini. Si Descartes ne peut adopter la solution de saint Anselme, qui désignait Dieu par aliquid quo nihil majus cogitari potest [16], c’est précisément parce qu’il cherche ici une expression ne contenant aucune négation ; et c’est pourquoi il substitue l’idée du maximum à celle de l’infinité [17], quitte à blesser au passage la positivité de l’infini.
Qu’apprend-t-on alors ? Pourquoi y a-t-il paradoxe ? Parce que Descartes reconnaît, parfois, qu’il se laisse aller à une « façon de parler » négative, en rappelant par là que ce ne peut être que par inattention que l’esprit se laisse à l’occasion entraîner par l’usage et le sens commun qui définissent l’infini conformément à sa nomination négative, sans davantage de réflexion. Le philosophe, lui, doit faire l’effort de le penser positivement. Descartes pédagogue utilise souvent le thème de l’effort intellectuel luttant contre les vents de l’inclination naturelle : nous est ainsi enseigné ce qui se passe « lorsque je relâche quelque chose de mon attention » [18].
En conclusion, il n’y a pas plus de contradiction dans le fait de définir l’infini comme étant le non-limité que dans celui de le nommer in-fini tout en affirmant haut et fort sa positivité : dans les deux cas, qui est le même, c’est l’impossible dé-finition de l’in-fini qui pousse Descartes à la faute. Toute la difficulté de la lecture étant alors de ne pas le prendre toujours à la lettre, mais d’examiner le sens de ce qu’il veut probablement y mettre et la résistance d’une lettre trop étriquée. On ne peut raisonnablement, sur la question de l’infini, lire Descartes à la lettre, puisque l’infini la déborde.
Voyons maintenant comment Marion, sans l’outil linguistique de l’impossible dé-finition de l’in-fini, n’est limité qu’à constater, sans la résoudre, une « tension » entre l’affirmation de la positivité de l’infini et la voie négative dans laquelle elle est présentée. Marion cite Lessius, en opposant deux définitions de Dieu, l’une « par affirmations ou concepts positifs », l’autre par « négations ou concepts négatifs » [19] : la première est « esprit très sublime, très bon, très grand, éternel, très puissant, très sage, très bienveillant, très saint, très juste, très miséricordieux, très beau, présent à toutes choses, intimement créateur de tout, formateur, conservateur, gouverneur et ordonnateur de toutes choses à sa gloire en tant que leur premier principe et leur fin ultime » [20], et la seconde « esprit infini, immense, éternel, élevé infiniment au-delà de toute perfection, excellence, et grandeur concevables par un esprit créé : au-delà de toute substance, de toute-puissance, de toute sagesse, de tout entendement, de toute lumière, de toute beauté, de toute sainteté, de toute justice, de toute bonté, de toute béatitude, de toute gloire ; en sorte qu’il ne soit proprement rien de ces choses, semblable à nulle d’entre elles et infiniment plus sublime et plus élevé qu’elles » [21].
D’une part, on note que la définition négative ne consiste qu’à reprendre les attributs de la définition positive, lesquels étaient alors « très », pour aller plus loin : Dieu est encore « au-delà ». La définition négative de Dieu le définit donc « au-delà » de sa définition positive. Autrement dit, toute définition de Dieu le définira d’emblée comme étant « au-delà » de la définition proposée. Dieu n’est proprement jamais défini : il reste indéfinissable. Sur ce point, on pourrait effectivement rapprocher Lessius de Descartes, si seulement on pouvait parier qu’un tel raisonnement était implicite chez Lessius.
D’autre part, on note que l’infini figure dans la définition négative, ce qui le présuppose lui même entendu négativement – comme non-fini – et ce qui, appliqué à Dieu, n’est guère cartésien, au delà de tous les rapprochements que Marion voudrait faire entre Lessius et Descartes. Un peu plus bas, Marion confirme le rapprochement par l’ordre des attributs divins : l’un comme l’autre commençant par l’infinité [22]. Mais Lessius ne commence par l’infinité que dans sa définition négative de Dieu, ce qui confirme sa négativité – première, certes – tandis qu’elle reste pour Descartes irréductiblement positive.
Ayant d’une part intégré l’infini, comme in-fini, à la via negativa, et reconnaissant enfin, et d’autre part, que, malgré tout, l’infini cartésien reste positif, Marion est confronté à une difficulté à laquelle il s’attelle : « Reste à déterminer comment la via negativa, dont elle relève indiscutablement, n’en affaiblit pas la rigueur rhétorique » [23]. Au sujet de l’idée de l’infini, et après avoir obtenu « confirmation de son appartenance, au moins formelle, à la via negativa », il poursuit alors : « Pourtant, elle ne s’y borne pas strictement, puisque Descartes ne cesse de souligner que l’infini, sous tous ses angles et en toutes ses implications, énonce négativement des propriétés positives », et en conclut que « les voies affirmative et négative se fondent ici en une tension » [24]. Sans réduire la nécessaire incohérence de la définition de Dieu à l’impossible dé-finition de l’in-fini, Marion ne peut ici se limiter qu’à un statu quo : le paradoxe n’est pas surmonté, reste une tension. C’est ainsi que l’on comprend l’importance d’une telle réduction, basée elle-même sur un Dieu qui serait effectivement et radicalement infinita substantia, c’est-à-dire l’infini même. Le paradoxe de la positivité de l’in-fini est expliqué si l’on veut bien donner toute son importance à la question du langage. Et il se trouve que le langage ne permet pas à Descartes d’exposer positivement la positivité de l’infini : le paradoxe interne à la positivité de l’infini le déborde, nous allons voir qu’il touche maintenant son exposé.
Pour exprimer la positivité de l’infini, Descartes procède quasi-exclusivement en deux temps : d’abord, il réfute sa négativité et, ensuite, comme par déduction, il affirme sa positivité.
D’emblée, précisons que dire que la positivité de l’infini est établie par la négation de sa négativité n’est pas dire que l’infini, chez Descartes, est la négation de sa négation. Descartes lui-même s’en défend : « Il est très vrai de dire que nous ne concevons pas l’infini par la négation de la limitation ; et de ce que la limitation contient en soi la négation de l’infini, c’est à tort qu’on infère que la négation de la limitation contient la connaissance de l’infini ; parce que ce par quoi l’infini diffère du fini est réel et positif, et qu’au contraire la limitation par laquelle le fini diffère de l’infini est un non-être ou une négation d’être : or ce qui n’est point ne nous peut conduire à la connaissance de ce qui est ; mais au contraire, c’est à partir de la connaissance d’une chose qu’on doit concevoir sa négation » [25].
D’un point de vue logique, il s’agit d’un cas de négation locale [26], laquelle se distingue des négations classique (ou booléenne) « a = non (non a) » et intuitionniste « non (non a) n’implique pas a », en énonçant « a n’implique pas non (non a) » (elle est à ce titre la complémentaire de la négation intuitionniste dans son opposition à la booléenne). Descartes écrit effectivement, d’une part, que « nous ne concevons pas l’infini par la négation de la limitation » (infini n’est pas négation de la limitation) et, d’autre part, que « la limitation contient en soi la négation de l’infini » (limitation = négation de l’infini), ce qui permet de déduire, par substitution de « négation de l’infini » à « limitation », que l’infini n’est pas la négation de sa négation [27]. Aussi l’infinité n’est-elle pas obtenue à partir d’une quelconque négation, fut-elle double et, donc, s’annulant [28].
Dire que la positivité de l’infini est établie par la négation de sa négativité, c’est seulement dire que Descartes, plutôt que de poser la positivité comme pure affirmation, comme le fait Spinoza, exprime la positivité de l’idée de l’infini en s’opposant à sa négativité. Établir la positivité de l’infini ne semble pouvoir se faire qu’à l’occasion d’une réfutation, qu’elle soit préventive, comme en Méditation III, où Descartes devine l’objection qu’on lui pourrait faire [29], ou encore curative, en répondant à une objection effectivement produite, en l’occurrence par Gassendi : « il n’est pas vrai que nous concevions l’infini par la négation du fini » [30].
Mais Descartes ne se contente pas seulement, pour établir la positivité de l’infini, de réfuter la conception classique (thomiste) de l’infini en tant que négation du fini : il fait suivre cette réfutation de l’affirmation de l’inverse, à savoir que c’est bien plutôt le fini qui est conçu comme négation de l’infini, puisque, ontologiquement, l’infini est en moi avant le fini : « je dis que la notion que j’ai de l’infini est en moi avant celle du fini, parce que, de cela seul que je conçois l’être ou ce qui est, sans penser s’il est fini ou infini, c’est l’être infini que je conçois ; mais, afin que je puisse concevoir un être fini, il faut que je retranche quelque chose de cette notion générale de l’être, laquelle par conséquent doit précéder » [31]. Ou encore : « il n’est pas vrai que nous concevions l’infini par la négation du fini, vu qu’au contraire toute limitation contient en soi la négation de l’infini » [32]. Cette expression de la positivité sera reprise, entre autres, par Malebranche et Leibniz [33].
Ontologiquement première, chronologiquement seconde. Pour des raisons de langage, la positivité ne peut se poser, comme un don. Elle doit attendre que l’on ait nié la négativité : ce n’est pas l’infini qui est le non-fini mais, au contraire, le fini qui est le non-infini. Étant marquée d’un mot à la grammaire négative, elle doit d’abord briser cette enveloppe pour montrer sa véritable nature, qui pourtant préexistait nécessairement à l’enveloppe en question. La positivité de l’infini, finalement, n’est rien d’autre que sa priorité ontologique.
Étant éminemment positive, l’idée de l’infini est aussi éminemment vraie. Ce sont d’ailleurs les mêmes textes qui l’établissent, comme un corollaire [34]. Etant positive et vraie, elle est absolument claire et distincte [35] : « Cette même idée est aussi fort claire et fort distincte, puisque tout ce que mon esprit conçoit clairement et distinctement de réel et de vrai, et qui contient en soi quelque perfection, est contenu et renfermé tout entier dans cette idée » [36]. On peut aussi directement comprendre que, si l’idée de l’infini est la plus claire et distincte, c’est-à-dire la moins confuse, c’est tout simplement parce que d’elle rien ne s’approche, rien ne lui ressemble – selon la loi du tout ou rien, on est infini ou on ne l’est pas – : elle est infiniment éloignée de toute possibilité de ne pas être claire et distincte.
La positivité de l’infini, certes paradoxale, est ainsi évidente. Reste que, au sein du paradoxe général auquel elle prend part, elle ne laisse pas de poser problème, car l’incompréhensibilité qui lui fait face est tout autant légitime. C’est précisément ce qu’il faut maintenant développer.
B/ L’idée de l’infini est la plus incompréhensible que je puisse avoir
Incompréhensibilité et ineffabilité sont liés. Descartes les couple ainsi : « Deus est ineffabilis et incomprehensibilis » [37]. Comment les ordonner ? Il est tentant de mettre l’incompréhensibilité comme cause de l’ineffabilité : si l’infini est formulé per limitationis negationem, c’est simplement pour être compris comme tel, alors que l’on peut assurer qu’il est res quammaxime positiva. Cependant, et en vertu de la priorité ontologique, l’ineffabilité de l’infini, qui exprime l’impossible dé-finition de l’in-fini (laquelle explique la nécessaire incohérence de la définition de Dieu), est première : aussi peut-on assurer que l’infini est incompréhensible pour ne pas se laisser embrasser – d’abord par des mots. L’infini est incompréhensible parce que sa définition est incohérente.
Cet écart entre notre compréhension de l’infini et ce qu’il est « en réalité » a chez Descartes des sources scolastiques manifestes [38]. Plus généralement, l’incompréhensibilité de l’infini est elle-même une idée scolastique, comme le concède Descartes, en citant saint Thomas [39].
Si Lévinas peut dire de l’idée de l’infini qu’elle est « l’inadéquation par excellence » [40], c’est que « l’idée de l’infini dépasse mes pouvoirs – (non pas quantitativement, mais (…) en les mettant en question) » [41]. Le pouvoir remis en question est ma compréhension : l’infini excède ma compréhension, moi qui suis fini. Si l’idée de l’infini est incompréhensible, si « Il est bon, où je parle de infinito, de mettre, comme vous dites, infinitum, qua infinitum est, nullo modo a nobis comprehendi » [42], c’est en raison de notre propre finitude [43] : notre entendement, étant fini, ne peut comprendre l’infini. Et ceci pour deux raisons essentielles : le principe d’inclusion nous interdit de penser, d’une part, que quelque chose de fini puisse recevoir quelque chose d’infini et, d’autre part, que le mot « comprendre », qui, en signifiant « embrasser totalement », implique lui-même quelque limitation, puisse s’appliquer à l’illimité. D’une manière générale, l’incompréhensibilité de l’infini est une manifestation de la prudence cartésienne, qui avertit, dans les Principes : « nous nous souviendrons, toutes les fois que nous voudrons examiner la nature de quelque chose, que Dieu, qui en est l’auteur, est infini, et que nous sommes entièrement finis » [44].
Les textes, sur ce point, ne manquent pas : Descartes ne cesse de mettre en rapport l’incompréhensibilité de l’idée de l’infini et ma propre finitude : « notre âme, étant finie, ne peut comprendre l’infini » [45]. C’est donc « sachant déjà que ma nature est extrêmement faible et limitée, et au contraire que celle de Dieu est immense, incompréhensible, et infinie, que je n’ai plus de peine à reconnaître qu’il y a une infinité de choses en sa puissance, desquelles les causes surpassent la portée de mon esprit » [46].
De cela, deux conséquences directes : du fait qu’il soit de la nature de l’infini d’être incompréhensible, on déduit que l’incompréhensibilité est une preuve de la réalité de l’infini ; et du fait qu’il en soit ainsi uniquement parce que l’incompréhensibilité de l’infini a pour cause l’inadéquation de l’infini au fini, et que cette inadéquation, ou débordement, désigne la subjectivité elle-même, on déduit que l’incompréhensibilité est aussi une preuve de la réalité de la subjectivité.
L’incompréhensibilité de l’idée de l’infini est à ce point inhérente à sa nature qu’elle en devient une preuve de sa réalité. Cet argument original, qui a l’allure d’une preuve ontologique de l’existence de l’infini, se présente implicitement dans chaque assertion selon laquelle il est de la nature de l’infini d’être incompréhensible, en Méditation III [47] ou dans les Principes [48]. Car s’il est de la nature de l’infini d’être incompréhensible, on peut dire : en l’infini, l’essence enveloppe l’incompréhensibilité. « L’incompréhensibilité même est contenue dans la raison formelle de l’infini » [49]. Pour cette simple raison, éprouver l’incompréhensibilité de l’infini, c’est du même coup faire la preuve de sa réalité (je reconnais la réalité de Dieu précisément à ce que son idée me dépasse) [50]. Dès lors, l’incompréhensibilité, tout comme la positivité, est la marque ou le signe de l’infini.
L’incompréhensibilité de l’idée de l’infini a pour cause l’hiatus qui sépare l’infini du fini, ce décalage, cette inadéquation, qui est un débordement. Or, ce débordement du Moi, dans la pensée lévinassienne, désigne la subjectivité : le Soi. C’est dire que l’incompréhensibilité elle-même désigne la subjectivité, en en faisant la preuve, pour en faire preuve [51]. Si l’essentielle incompréhensibilité de l’infini est à ce point intime et nécessaire à la pensée finie, cette pensée se sachant finie face à l’infini incompréhensible va devoir adopter envers lui une certaine attitude. Cette attitude sera la soumission, l’humilité.
Parce qu’il est de la nature de l’infini que mon esprit fini ne le puisse comprendre, « il serait ridicule que nous, qui sommes finis, entreprissions d’en [de l’infini] déterminer quelque chose, et par ce moyen le supposer fini en tâchant de le comprendre » [52]. Car ce serait en effet tenter de la finitiser, de l’aliéner, et par là comme l’insulter, que de tâcher de le comprendre. Descartes déduit du fait descriptif que je ne puisse comprendre l’infini l’attitude normative que je ne doive point tâcher de le faire ; ce qui explique pourquoi il n’a jamais systématisé sa doctrine de l’infinité.
« Qu’il ne faut point tâcher de comprendre l’infini ». Ainsi commence l’intitulé de l’article 26 de la première partie des Principes, qui poursuit : « Ainsi nous ne nous embarrasserons jamais dans les disputes de l’infini » [53]. Descartes déduit de l’incompréhensibilité de l’infini la vanité de toute dispute sur lui et décide alors de ne point y perdre son temps. Et pourtant, ne promettait-il pas dans le Discours qu’il n’est rien, en philosophie, dont on ne dispute ? [54] Mais peut-être, justement, la sagesse cartésienne consiste-t-elle à ne point pratiquer la philosophie avec la même assurance qu’elle fut faite jusqu’alors, et à savoir refuser de disputer, quand l’objet est trop incertain. C’est d’ailleurs ce que confirme la suite du texte [55]. Descartes n’a pas attendu les Principes pour douter de la raisonnabilité de disputer sur l’infini, comme en témoigne ce passage d’une lettre à Mersenne de 1638 : « Pour la question, savoir s’il y aurait un espace réel, ainsi que maintenant, en cas que Dieu n’eût rien créé, encore qu’elle semble surpasser les bornes de l’esprit humain, et qu’il ne soit point raisonnable d’en disputer, non plus que de l’infini » [56]. Il n’est pas raisonnable de disputer de l’infini.
Dès lors, parce que je ne dois point tâcher de comprendre l’infini, et pour éviter les erreurs de ceux qui ont la prétention d’en disputer, je ne peux que m’y soumettre [57] : « J’ai parcouru le livret de M. Morin, dont le principal défaut est qu’il traite partout de l’infini, comme si son esprit était au-dessus, et qu’il en pût comprendre les propriétés, qui est une faute commune quasi à tous ; laquelle j’ai tâché d’éviter avec soin, car je n’ai jamais traité de l’infini que pour me soumettre à lui, et non point pour déterminer ce qu’il est, ou (ce) qu’il n’est pas » [58]. Ce qui signifie, plus largement, et puisque l’infini est Dieu, qu’« il ne faut pas soumettre la théologie à nos raisonnements » [59], mais plutôt nos raisonnements à la théologie, comme le confirme l’attitude de Descartes face à l’Écriture, puisqu’il précise que la Genèse se décrit, sans s’expliquer [60].
Et parce que l’incompréhensibilité, naturellement, implique le respect [61], cette soumission consiste à ne point vouloir comprendre l’infini, mais seulement l’admirer, dans une contemplation qui me le fera connaître bien mieux qu’aucune vaine tentative de compréhension [62]. Cette admiration, qui me plonge dans la béatitude [63], est la contemplation de la fin de la Méditation III, alors qu’après avoir prouvé Dieu, et avant de commencer à en déduire le monde, je me laissais aller à l’éclatement – par l’idée de l’infini – du savoir, en adoration : « il me semble très à propos de m’arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait » [64].
On peut finalement conclure sur l’attitude cartésienne par trois remarques. Premièrement, elle prépare de manière frappante à celle de Pascal : une telle humilité intellectuelle, en tant qu’elle découle de la soumission au réel (à la réalité de l’infini démontrée par son incompréhensibilité même) et illustre la raisonnable prudence cartésienne, s’incarne à merveille dans bon nombre des Pensées de Pascal, invitant à ne pas connaître Dieu, mais l’aimer [65]. On ne peut pas rendre raison de tout, et « il n’y a rien de si conforme à la raison que ce désaveu de la raison » [66]. Aussi peut-on lire « Soumission et usage de la raison, en quoi consiste le vrai christianisme » [67] comme soumission est usage de la raison. Cependant, Rochot rappelle légitimement que, si le « je n’ai jamais traité de l’infini que pour me soumettre à lui » a été maintes fois rapproché de certaines pensées de Pascal – notamment sur l’homme « qui n’est produit que pour l’infinité » [68] –, l’auteur distingue ce premier infini d’un second sur lequel la raison humaine ne manque pas de prise : l’infini mathématique [69]. Mais nous pouvons répondre que l’infini mathématique, à proprement parler, étant chez Descartes renié [70], on peut se contenter seulement du premier et rendre raison au parallèle effectué entre Descartes et Pascal sur ce point.
Deuxièmement, la contemplation et l’admiration dans laquelle nous plonge cette soumission à l’infini montre que l’infini n’est pas seulement un principe épistémologique : il engage aussi notre affectivité. Alquié dira du mot « admirer », préféré par Descartes à « comprendre » touchant l’infini : « Ce mot indique bien que notre rapport à l’idée de Dieu n’est pas celui d’un pur sujet de connaissance intellectuelle et de l’un de ses concepts. Il engage tout notre être et, ici, l’affectivité elle-même nous est une voie » [71].
Et troisièmement, signalons que Lévinas, sur ce point, se sépare de Descartes, en refusant la contemplation, qui engage l’ontologie [72] : chez Descartes l’idée de Dieu donne accès à une Chose infinie, et la phénoménologie lévinassienne ne peut l’accepter : « L’infini n’est pas (…) un objet immense, dépassant les horizons du regard » [73]. Aussi conteste-t-il que l’infini soit objet de contemplation : « L’infini n’est pas objet d’une contemplation, c’est-à-dire n’est pas à la mesure de la pensée qui le pense » [74]. Mais, sur cette dernière phrase, Choplin fait une juste objection [75] : dans quelle mesure le « c’est-à-dire » de Lévinas est-il légitime ? Chez Descartes, l’infini n’est-il pas à la fois objet de contemplation et à la démesure de la pensée qui le pense ? On ajoutera : c’est précisément pour cela qu’il n’est pas objet mais seulement visée.
En conclusion de l’exposé du paradoxe, on ne peut que reconnaître à quel point le face-à-face est légitime : la positivité et l’incompréhensibilité ont l’un et l’autre une position forte, et l’on ne saurait penser à contourner leur affrontement en prétextant l’abandon de l’un des deux. C’est donc sans aucun privilège que Descartes va maintenant éclaircir le paradoxe, à la demande de ceux de ses contemporains, et même encore des nôtres, qui voudraient y voir une certaine contradiction.
L’ambivalence de l’idée de l’infini est à ce point manifeste dans la seule Méditation III que Descartes, qui comprend qu’il y a là un paradoxe qui pourrait frapper le lecteur, la présente en précisant que l’incompréhensibilité de l’infini ne remet pas en cause que « l’idée que j’en ai soit la plus vraie, la plus claire et la plus distincte de toutes celles qui sont en mon esprit » [76]. Mais cela ne suffit pas à éclairer tous les esprits, et par cette fragilité s’engouffrent de virulentes critiques. Nous allons d’abord exposer les objections communes au texte des Objections, et ensuite faire suivre les réponses de Descartes, que l’on trouve aussi bien dans le texte même des Réponses que dans l’ensemble de son œuvre.
A/ Objections communes aux Objections [77]
La thèse de Descartes selon laquelle je possède en moi l’idée de l’infini s’expose à une réfutation empiriste et sensualiste, effectuée notamment, à l’époque de Descartes, par Hobbes, Gassendi et certains théologiens (dont Caterus) et, plus tard, par Locke, Fontenelle et Condillac [78]. On comprendra aisément que les empiristes n’aient pu accepter le statut cartésien de l’idée de l’infini, sa positivité, son innéité [79]. On peut distinguer deux objections principales. (Objection A) D’une part, Caterus [80], Mersenne [81], Hobbes [82] et Gassendi pensent que l’infini est inconcevable : « vous vous trompez grandement si vous pensez avoir l’idée de la substance infinie, laquelle ne peut être en vous que de nom seulement » [83]. (Objection B) D’autre part, les mêmes pensent que l’idée de l’infini est obtenue négativement, c’est-à-dire qu’elle n’est pas innée mais factice. Les trois Objections qui défendent cette thèse se répartissent en deux manières différentes de l’envisager : soit par négation du fini, comme le pense Hobbes [84], soit par accroissement infini du fini, comme le pensent Mersenne et Gassendi [85]. Dans tous les cas, la conception cartésienne de l’idée de l’infini comme claire et distincte et positive est ici mise à mal. Comment Descartes va-t-il répondre aux objections, et par là même résoudre le paradoxe de l’idée de l’infini ?
B/ Réponses de Descartes
En réponse à l’objection selon laquelle l’infini est inconcevable, et pour éviter la contradiction entre, d’une part, la clarté et distinction de l’idée de l’infini et, d’autre part, son incompréhensibilité, Descartes va opérer une division fondamentale entre 2.1 : l’infini n’est certes pas compris (comprehendi), mais il est entendu (intelligi). C’est ce qu’il répond à Caterus [86], Mersenne [87], Hobbes [88] et Gassendi [89]. Il répète, il insiste, avec lassitude parfois : « j’ai déjà tant de fois expliqué comment nous avons en nous l’idée de Dieu, que je ne le puis encore ici répéter sans ennuyer les lecteurs » [90]. La persévérance des objecteurs à ne pas vouloir comprendre cette distinction entre 2.1 a de quoi surprendre – surtout qu’aujourd’hui encore certains interprètes la négligent.
Et pourtant, Descartes n’a pas généré la distinction en question pour la seule occasion des Réponses aux Objections : on peut en saisir la genèse dès 1630, lorsqu’il écrit à Mersenne : « Je sais que Dieu est auteur de toutes choses (…). Je dis que je le sais, et non pas que je le conçois ni que je le comprends ; (…) car comprendre c’est embrasser de la pensée ; mais pour savoir une chose, il suffit de la toucher de la pensée » [91]. Ou encore, à Hyperaspistes, en 1641 [92]. Mais ces deux textes semblent poser problème : qu’est-ce que ce « concevoir » (concipere) ? Quel est son rôle dans la distinction intelligere / comprehendere ? Et comment expliquer qu’il soit, dans la traduction du premier texte, associé à comprendre, et opposé à lui dans celle du second ?
Concevoir, c’est se représenter. Pour cette raison, parce que concipere n’est pas un concept, mais une représentation, il est intimement lié à l’imagination [93], puisque l’esprit se donne l’objet à penser – cet objet peut ne pas exister hors de l’esprit – , et donc qu’il faut pour cela faire appel à nos facultés représentatives, qui vont figurer l’objet. Mais il ne faut pas pour autant confondre concipere et l’imagination : « Ici l’on doit distinguer soigneusement intellection, conception et imagination : cette distinction est d’un grand usage » [94]. Il ne s’agit que d’un lien, qui donc n’est pas l’identité. Et cette liaison seule suffit alors à savoir si l’infini, qui n’est pas compris mais entendu, est ou non conçu : parce que de l’infini, on ne peut produire une image [95], qui le supposerait étendu alors qu’il ne l’est point, on peut conclure que l’on ne se représente pas non plus l’infini. Bien que l’utilisation cartésienne de concipere ne fasse pas preuve d’une grande rigueur [96], on peut assurer que, pas davantage que comprehendere, concipere n’est accepté pour l’infini.
C’est d’ailleurs en étant associé à l’imagination que concipere se distingue d’intelligere, qui lui seul est reconnu à l’idée de l’infini : « les perfections de Dieu, nous ne les imaginons ni ne les concevons, mais nous les entendons » [97]. L’un des aspects de cette distinction est qu’il y a des degrés dans la conception, et non dans l’intellection [98] : puisque c’est l’esprit qui se donne l’objet, une représentation peut être plus ou moins achevée et donc, proportionnellement à son achèvement, être plus ou moins claire et distincte. Alors que, dans le cas de l’intellection, et parce que l’objet est alors déjà donné à la pensée (c’est l’objet qui se donne), il y a appréhension absolue, d’un seul coup (tota simul). Comme le remarque Kambouchner [99], Descartes n’applique jamais l’attribut « clair et distinct » à intelligere, car ce serait faire une tautologie : la clarté et distinction est contenue dans intelligere, qui pénètre l’objet d’un seul coup et complètement. C’est là une manifestation de l’irréductible unité de l’infini, qui exige la loi du tout ou rien.
Descartes lui-même distingue concipere d’intelligere, en les répartissant dans le couple infini / indéfini : « pour les perfections et attributs de Dieu, nous ne les concevons pas mais nous les entendons, et, à supposer que nous les concevions, nous les concevons comme indéfinis » [100] : l’infini s’entend alors que l’indéfini se conçoit, l’infini peut être conçu mais seulement comme indéfini – de telle sorte que, lorsque que nous concevons l’indéfini, nous ignorons si cet indéfini est lui-même un infini, et c’est précisément pourquoi il est nommé in-défini [101]. En conclusion, s’il y a bien une chose que l’on puisse concevoir de l’infini, c’est précisément son inconcevabilité [102]. Sur le plan des métaphores de ces trois modes du connaître que sont intelligere, comprehendere et concipere, on pourrait les distribuer ainsi : comprendre est embrasser, entendre est toucher et concevoir est saisir. On peut alors comprendre intuitivement l’impossibilité de saisir l’infini par l’image suivante : lorsque nous saisissons, dans nos doigts, une chose, nous ne faisons qu’en saisir les contours, les bords, les limites. Or, l’infini est précisément ce qui n’a pas de limites par lesquelles nous pourrions le saisir. Ainsi l’esprit ne peut-il saisir l’infini : bien plutôt, il est saisi par lui. C’est la passivité, évoquée tout-à-l’heure, qui fait que l’infini, maintenant, m’aborde le premier, et que je ne peux, pour cette raison, le saisir avant d’être moi-même saisi [103].
Mais si donc, des trois modes du connaître – intelligere, comprehendere et concipere – je n’en reconnais qu’un seul – le premier – à l’infini, que puis-je dire de ma connaissance de l’infini ? La question qui finalement est posée à Descartes, à travers les diverses objections, reste la même : si l’infini est à la fois le plus clair et distinct et le plus incompréhensible, quelle en est ma connaissance ? Pour répondre, Descartes n’aura plus qu’à distinguer, dans le genre « connaissance », deux modes : dire que l’infini ne peut pas être compris mais peut être entendu, c’est dire que ma connaissance de l’infini est une connaissance d’un certain genre (l’intelligere), et que je lui refuse un autre genre (le comprehendere). Aussi ne faut-il pas déduire, comme le fait Hani Ramadan, que, parce que saint Thomas écrit « l’infini en tant qu’infini n’est pas connu (infinitum, inquantum est infinitum, est ignotum) » [104], alors on est autorisé à pensé que « Thomisme et cartésianisme s’opposent ainsi comme le jour et la nuit » [105]. Car si, chez Descartes, l’infini est connu, c’est seulement en un certain genre : l’intelligere. Descartes reprend d’ailleurs le début de la formule de saint Thomas : « l’infini, en tant qu’infini n’est pas » et ne fait que substituer à « connu », « compris mais entendu » [106]. Autrement dit, il divise « connu » en « compris » et « entendu », et précise lequel, des deux, il retient. En un sens, donc, Descartes ne s’oppose pas « comme le jour à la nuit » à saint Thomas, mais le précise plutôt : si l’infini, en tant qu’infini, n’est pas connu, c’est qu’il s’agit du connu en tant que compris seulement [107].
Ma connaissance de l’infini est à ma faible mesure, « accommodée à la petite capacité de nos esprits », « autant que le permet la faiblesse de notre nature », etc. [108] Il s’agit de la même limitation que celle, à la fin de la Méditation III, qui m’autorisait à admirer la lumière divine « au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre » [109]. Et il en est ainsi parce que la connaissance que nous en avons n’est que partielle : elle autorise l’intelligere mais refuse le comprehendere, elle permet que l’on touche, mais pas que l’on embrasse, ni que l’on saisisse. Il faut prendre garde, cependant, à ne pas prendre ce partiellement en un sens quantitatif : autoriser l’intelligere et refuser le comprehendere ne signifie pas que nous ne connaissions qu’une partie de l’infini entier, car l’infini divin ne saurait souffrir aucune mesure, donc quantité, et est absolument indivisible – pour être l’Un. Descartes lui-même prévient la faute : l’idée que j’ai de l’infini, bien qu’imparfaite (puisque je ne le comprends pas) n’est pas celle d’une partie de cet infini, mais celle de sa totalité [110]. Compréhension comme intellection sont dits l’un comme l’autre de la totalité ; mais tandis que la première voudrait l’embrasser, c’est-à-dire en faire le tour, la seconde, elle, se contente de l’atteindre, de la toucher, sans que ce toucher soit régionalisé : toucher l’infini, c’est d’emblée connaître sa forme [111] globale. Et ce n’est pas un luxe vain de le rappeler, puisque beaucoup de commentateurs, parfois, l’oublient. Ce connaître à ma faible mesure sera contesté par certains cartésiens, qui ne voudront pas reconnaître pareille impuissance. C’est le cas de Leibniz qui, dans son commentaire de Descartes – les Animadversiones – « oublie » curieusement de commenter le Principes, I, 19 qui distingue entre 2.1 au sujet de l’infini [112].
En réponse à l’objection selon laquelle l’idée de l’infini est obtenue négativement, Descartes ne réfute guère que la seconde forme, à savoir l’accroissement infini du fini : il n’y a pas, dans les Réponses aux Troisièmes Objections, de réplique explicite à la production de l’idée de l’infini par négation du fini affirmée par Hobbes [113]. On peut supposer que Descartes n’a pas jugé utile d’opposer une conception primitive, qui ne puise sa légitimité que dans l’évidence, à une autre : parce que la positivité de l’infini s’impose d’elle même à nous comme une idée claire et distincte et que l’évidence, chez Descartes, est le critère de la vérité [114], il serait vain de tenter une démonstration si Hobbes n’est pas lui-même frappé de la même évidence. Nous éprouvons ici les limites du domaine du démontrable, tellement la question de l’infini est première. Descartes reconnaît d’ailleurs que certaines personnes n’aperçoivent pas avoir en eux l’idée de Dieu [115]. Si « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée » [116], il n’est donc pas pour autant universel, et certains esprits y résistent encore. Hobbes pourrait en être. En de nombreuses occasions, Descartes évite les questions de ses correspondants en prétextant ne pas avoir le temps de se pencher sur de si petites difficultés. Sans le justifier, cette fois, et sur un problème indiscutablement fondamental, il reste silencieux pour les mêmes raisons : ce serait perdre son temps que de s’évertuer à convaincre Hobbes de la positivité de l’infini si elle n’est pas d’elle-même évidente en lui. Avec cet exemple, le critère cartésien de l’évidence se trouve affaiblit : dans la mesure où les évidences divergent d’un esprit à l’autre, comment le tenir pour l’indicatif de la vérité [117] ?
Mais pour ce qui est, donc, de l’accroissement infini du fini proposé par Mersenne et Gassendi, Descartes se fait beaucoup plus loquace, et réfute l’argument en montrant comment l’accroissement ne peut construire Dieu, car il le présuppose déjà [118]. Si l’être infini est incapable de toute sorte d’augmentation, c’est qu’il relève de la loi du tout ou rien, qui exclut d’emblée un accroissement infini du fini, qui serait un continu entre le fini et l’infini, et qui donc supposerait à chaque moment un plus ou moins infini inacceptable : on est infini, ou on ne l’est pas. La réfutation d’un accroissement infini déborde largement le cadre des Réponses aux objections pour devenir un locus communis dans l’œuvre de Descartes [119], toujours avec cet argument qui consiste à montrer comment ce qu’on croit construire par un tel accroissement est en réalité déjà présupposé à l’origine de la construction – au moins par l’idée que l’on a de faire une construction visant un but car, si l’idée de Dieu est antécédente à l’accroissement, alors, en vertu de la première preuve de l’existence de Dieu en Méditation III, cela me suffit pour être certain que Dieu lui-même existe déjà ; ou encore par le fait même que la construction soit possible – sera reprise pour toutes sortes d’applications, notamment chez Leibniz qui dira, à propos de la série des nombres constituée par l’unité ajoutée à elle-même : « C’est déjà connaître l’infini que de connaître que cette répétition se peut toujours faire » [120].
En conclusion, il semble bien que Descartes, notamment par la distinction intelligere / comprehendere, ait donné toutes les clés pour que l’on ne prenne pas pour une vulgaire contradiction le paradoxe de défendre simultanément la clarté et distinction et l’incompréhensibilité de l’idée de l’infini. Le paradoxe s’est d’ailleurs montré fécond. Maurice Merleau-Ponty remarque combien le « grand rationalisme » du XVIIème siècle trouve le fondement commun de « la connaissance de la nature et de la métaphysique » dans « la médiation d’un infini positif, ou infiniment infini » [121] hérité de Descartes. Geneviève Rodis-Lewis et Martial Gueroult confrontent, sous cet angle, Descartes, Spinoza et Leibniz [122]. Mais nous aurions tort d’en déduire que le rationalisme ou même le cartésianisme fut homogène sur ce point : on peut même dire que l’ambivalence qui caractérise la conception cartésienne de l’infini sera particulièrement féconde, puisque l’ensemble du cartésianisme à venir, jusqu’à Leibniz, se répartira en deux classes, selon que reconnaissance soit faite à la connaissabilité (clarté et distinction) ou à l’incompréhensibilité de l’idée de l’infini.
D’une part, la figure emblématique des cartésiens qui défendront la connaissabilité (clarté et distinction) de l’idée de l’infini est sans conteste Spinoza [123]. Il suffit de lire la partie I de l’Ethica, intitulée « De Deo », ou même seulement d’observer que la partie I est consacrée à Dieu en tant que la connaissance que j’en ai est la plus claire et distincte de toutes, pour s’en rendre compte [124]. Et d’autre part, de ceux qui prôneront son incompréhensibilité vers un agnosticisme plus dur, on peut nommer Pascal [125], principalement Arnauld et Nicole, lesquels, dans la Logique ou l’Art de penser, restreignent toutes les questions touchant l’infini à la catégorie de ce qu’il est impossible de connaître clairement et distinctement (c’est-à-dire ce qui est proprement indécidable) [126] et Malebranche, qui cite cet ouvrage à plusieurs reprises [127].
L’opposition ne sera dépassée qu’avec Leibniz, qui fait référence à la doctrine cartésienne de l’infinité en ces termes : « on peut raisonner aussi du plus grand de tous les nombres, ce qui ne laisse pas d’impliquer contradiction, aussi bien que de la plus grande de toutes les vélocités. C’est pourquoi il faut encore beaucoup de méditations profondes pour achever cette démonstration. Mais quelqu’un me dira : je conçois le plus parfait de tous les êtres parce que je conçois mon imperfection et celle des autres êtres imparfaits, quoique plus parfaits que moi, ce que je ne saurais sans savoir ce que c’est que l’être absolument parfait. Mais cela n’est pas encore assez convaincant ; car je puis juger que le "binaire" n’est pas un nombre infiniment parfait parce que j’ai dans mon esprit l’idée d’un autre nombre plus parfait que lui, et encore d’un autre plus parfait que celui-ci ; mais après tout je n’ai pas pour cela aucune idée du nombre infini, quoique je voie bien que je puis toujours trouver un nombre plus grand qu’un nombre donné, quel qu’il puisse être » [128]. Mais une note dans la marge du manuscrit, en déclarant « perfectionem summam tamen absolute concipio, aliqui non possem applicare ad numerum, ubi frustra applicatur », confirme ce que le contenu même de la lettre avouait par « il faut encore beaucoup de méditations profondes pour achever cette démonstration », à savoir que Leibniz ne réfute pas tant Descartes qu’il entend l’approfondir : parce que Leibniz nie Descartes tout en le conservant, on peut dire qu’il le sursume, en référence au mouvement de la dialectique hégélienne [129].
[1] Spinoza lui-même pensait réfuter Descartes en disant qu’« il est absurde d’affirmer une telle contradiction dans l’Etre absolument infini et souverainement parfait » (Ethique, I, 11, 2e démonstration, in Oeuvres Complètes, éd. de R. Caillois et al., Paris, Gallimard, 1954, p. 319). A. Hannequin parle de « la contradiction de l’idée de l’infini » (« La preuve ontologique cartésienne défendue contre la critique de Leibniz », Revue de Métaphysique et de Morale, 1896, p. 445 et p. 446-448, n. 3). Voir surtout J. LeBlanc, « A Difficulty in Descartes’s Notion of the Infinite in the Third Meditation », International Philosophical Quarterly, 1998, p. 275-283.
[2] De la même manière que la connaissance de Dieu en tant que cause supérieure est immédiate et non per progressum in infinitum (Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 88). Sur l’immédiateté, voir F. Alquié, « Descartes et l’immédiat », Revue de Métaphysique et de Morale, 1950, p. 370-375.
[3] Brusquement, subitement, soudainement : concept important dans la métaphysique platonicienne, il décrit la manière dont l’idée me frappe, comme une révélation. E. Lévinas dira précisément : « Son infinition se produit comme révélation, comme mise en moi de son idée » (Totalité et Infini, La Haye, Nijhoff, 1961, p. XV).
[4] Méditation III, AT IX-1 36.
[5] Réponses aux premières objections ; AT IX-1 89-90.
[6] Alors que, pour Aristote, c’est l’infini lui-même qui n’est pas un être ou une substance déterminée (Physique, III, 6, 206a). L’infini grec, désincarné, était son infinité. En faisant de l’infini une infinita substantia, Dieu, le christianisme le sépare de son infinité.
[7] J.-F. Lavigne comprend à juste titre l’infinité cartésienne comme étant l’infinition lévinassienne (« L’idée de l’infini : Descartes dans la pensée d’Emmanuel Lévinas », Revue de Métaphysique et de Morale, 1987, p. 65). Or, Lévinas établissait une équivalence entre infinition de l’infini et idée de l’infini. Par transitivité, l’infinité pourrait donc être tenue, au moins selon l’interprétation lévinassienne, pour l’idée de l’infini elle-même.
[8] B. Bolzano, Les Paradoxes de l’infini, Paris, Seuil, 1993, p. 54.
[9] Spinoza, dans ses cours sur Descartes, précisera effectivement : « D’où suit que l’infinité de Dieu, en dépit du mot, est ce qu’il y a de plus positif » (Pensées Métaphysiques, II, 3, in Oeuvres Complètes, op. cit., p. 325).
[10] L’infini ne pouvant jamais être dit « contenu », y compris dans un mot : car il est de la nature de l’infini de déborder tout espace, aussi vaste soit-il, où l’on voudrait l’enfermer.
[11] Réponses aux Cinquièmes Objections, in Œuvres philosophiques, éd. par F. Alquié, Paris, Bordas, 1989, t. II, p. 808.
[12] Réponses aux Cinquièmes Objections, ibid., p. 812. Voir aussi Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 89. On pourrait à cet endroit s’inquiéter de savoir si l’infini ainsi défini se distingue encore de l’indéfini. C’est toujours le cas, puisque l’infini est ce en quoi de toutes parts je ne vois point de limites (AT IX-1 89), alors que l’indéfini n’est que ce sous quelque considération seulement je ne vois point de fin (AT IX-1 89-90). L’infini est sans limites dans tous les genres, alors que l’indéfini ne l’est qu’en un certain genre. Mais ceci serait encore discutable puisque, à vrai dire, j’ignore même si l’indéfini est véritablement ou non sans limites, comme nous l’avons montré dans « La véritable nature de l’indéfini cartésien », Revue de métaphysique et de morale, 4/2008, p. 503-515.
[13] Un inconnu, que la tradition a nommé ainsi, car il termine sa lettre par « nisi novos Hyperaspistas novus mundus emittat ». Le terme uperaspistis, qui n’est fréquent que dans les éditions grecques de la bible, signifie « protecteur », « défenseur d’une cause », « champion ». Clerselier traduit « adversaire ».
[14] L’expression d’une « façon de parler » à laquelle est réduite la définition négative de l’infini fera école, d’abord chez Leibniz qui dira la même chose des infinitésimaux (à Des Bosses du 11 novembre 1706), et plus généralement chez tous ceux qui voudront réduire, en mathématiques, les manifestations de l’infini dans les infinitésimaux ou les irrationnels, à des « fictions utiles » (voir aussi la lettre à Varignon de 1702). Voir D. Hilbert, « Sur l’infini », Acta Mathematica, vol. 48, 1926, p. 92.
[15] À Hyperaspistes d’août 1641, AT III 426-427.
[16] Cette formule elle-même désigne l’impossibilité, donc l’impuissance, dans laquelle nous sommes face à l’infini débordement. F. Alquié parle de « l’impossibilité où nous sommes d’enfermer l’infini en une idée qui constitue la preuve de son existence » (La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes, Paris, PUF, 1950, p. 229).
[17] Il utilise beaucoup l’ens amplissimum dans les Réponses aux Quatrièmes Objections.
[18] Méditation III, AT IX-1 38. Sur la rhétorique de l’effort, voir notre article « Argumentation cartésienne : logos, ethos, pathos », Revue philosophique de Louvain, 106:3, 2008, p. 459-494.
[19] In Quinquaginta nomina Dei, chap. I, p. 6. Voir J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris, PUF, p. 221.
[20] Lessius, Quinquaginta nomina Dei, chap. I, p. 6-7.
[21] Ibid., p. 8.
[22] J.-L. Marion, op. cit., p. 247, n. 41.
[23] Ibid., p. 262.
[24] Ibid., p. 287.
[25] À Hyperaspistes d’août 1641, AT III 426-427.
[26] Y. Gauthier, La logique interne des théories physiques, Montréal/Paris, Bellarmin/Vrin, 1992, p. 70-71.
[27] J. P. Désclès produit sur la négation dans la preuve de saint Anselme une analyse logique comparable, mais ne conclut qu’à une négation classique (« La double négation dans l’unum argumentum analysé à l’aide de la logique combinatoire », in (coll.) La négation. Le rôle de la négation dans l’argumentation et le raisonnement, Publications du Centre de Recherches Sémiologiques de l’Université de Neuchâtel, vol. 59, septembre 1991, p. 33-74). La présente négation locale est beaucoup moins évidente.
[28] Gouhier semble n’avoir pas vu ce point lorsqu’il croît trouver Descartes dans Fénelon (Fénelon philosophe, Paris, Vrin, 1977, p. 132).
[29] Méditation III, AT IX-1 36.
[30] Réponses aux Cinquièmes Objections, op. cit., t. II, p. 808
[31] À Clerselier du 23 avril 1649, AT V 356.
[32] Réponses aux Cinquièmes Objections, op. cit., t. II, p. 808. Voir aussi, selon le critère de la perfection, Entretien avec Burman, AT V 153 et 162.
[33] Chez Malebranche, l’idée d’infini précède et fonde celle de toute chose finie (Recherche de la Vérité, III, 2, VI). Leibniz, dans le débat qui l’oppose à Locke, écrira quant à lui : « L’infini véritable n’est pas une modification, c’est l’absolu ; au contraire, dès qu’on modifie, on se borne ou forme un fini » (G. W. Leibniz, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, éd. de J. Brunschwig, Paris, GF-Flammarion, 1990, p. 124).
[34] Méditation III, AT IX-1 36 et lettre à Clerselier du 23 avril 1649, AT V 356.
[35] Descartes ne sépare pas claire et distincte. A. Koyré a donc tort de ne reconnaître à l’idée de l’infini que la première de ces deux déterminations (From the Closed World to the Infinite Universe, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1967, p. 106). L’auteur assimile ici distinction et compréhension. Or, ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas l’idée de l’infini qu’elle n’est pas distincte. Descartes le dit en toutes lettres : « Cette même idée est aussi fort claire et fort distincte » (Méditation III, AT IX-1 36).
[36] Méditation III, AT IX-1 36. Voir aussi la reprise de saint Augustin : « Deus est maxime cognoscibilis » (à Mersenne du 21 janvier 1641, AT III 284). Il y a en Dieu « incomparablement plus de choses qui peuvent être clairement et distinctement connues, et avec plus de facilité, qu’il ne s’en trouve en aucune des choses créées » (Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 90). Voir aussi Principes I, 19, AT IX-2 33.
[37] À Mersenne du 21 janvier 1641, AT III 284.
[38] Voir notamment sancto Paulo, Summa philosophica quadrapartita, de rebus Dialecticis, Moralibus, Physicis et Metaphysicis, III, 82 et saint Thomas, De veritate catholicae fidei contra gentiles, I, 43. Pour un commentaire sur ces deux références, voir E. Gilson, Index scolastico-cartésien, Paris, Alcan, 1912 (rééd. Paris, Vrin, 1979), p. 143-144. Pour une étude, plus précise, des références cartésiennes à Sancto Paulo, notamment telles qu’elles s’explicitent dans les lettres à Mersenne de 1640 et 1641, voir F. P. Van De Pitte, « Some of Descartes’ Debts to Eustachius a Sancto Paulo », The Monist, 1988, p. 487-497.
[39] Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 90. La référence à saint Thomas pourrait être Summa Theologica, I, 12, 7. On retrouve couramment l’incompréhensibilité de l’infini dans les pages des manuels scolastiques : voir notamment Conimb., 3, 8, 5, I.
[40] E. Lévinas, op. cit., p. XV.
[41] Ibid., p. 170.
[42] À Mersenne du 31 décembre 1640, AT III 273.
[43] Voir, sur ce point, J.-L. Marion, Questions cartésiennes II, Paris, PUF, 1991, p. 31-37.
[44] Principes I, 24, AT IX-2 36.
[45] À Mersenne du 11 novembre 1640, AT III 233-234. Voir aussi à Mesland du 2 mai 1644, AT IV 112. Sur l’infinité de l’ordre des causes, voir les Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 85.
[46] Méditation IV, AT IX-1 44. Voir aussi Entretien avec Burman, AT V 167 et Principes I, 19, AT IX-2 33.
[47] Méditation III, AT IX-1 37.
[48] Principes I, 19, AT IX-2 II 33.
[49] Réponses aux Cinquièmes Objections, op. cit., t. II, p. 811.
[50] J.-L. Marion écrit : « non seulement l’infini ne saurait se comprendre, mais il exige l’incompréhensibilité ; l’incompréhensibilité n’affaiblit pas la définition de l’infini, elle l’authentifie » (Sur la théologie blanche de Descartes, Paris, PUF, 1981, p. 398).
[51] E. Lévinas, De Dieu qui vient à l’idée, Paris, Vrin, 1982, p. 109.
[52] Principes I, 26, AT IX-2 36.
[53] Ibid.
[54] Discours I, AT VI 8.
[55] Ibid.
[56] À Mersenne du 27 mai 1638, AT II 138. Voir aussi, plus généralement, Regulae VIII, AT X 398.
[57] M. Blondel, Dialogues avec les philosophes, Paris, Aubier-Montaigne, 1966, p. 49.
[58] À Mersenne du 28 janvier 1641, AT III 293. B. Rochot, qui cite ce passage, suggère que « tous » fait référence aux mathématiciens contemporains de Descartes qui travaillent sur le calcul infinitésimal (Fermat, Roberval, Cavalieri). Mais, pour ne penser qu’aux mathématiciens, il introduit dans un morceau choisi de cette lettre à Mersenne un autre morceau, qui vient seulement plus bas (« L’infini cartésien », in L’infini et le réel, Centre International de Synthèse, Paris, Albin Michel, 1955, p. 37). En vérité, rien n’oblige à se restreindre aux seuls mathématiciens : le « tous » cartésien est indéterminé.
[59] Entretien avec Burman, AT V 176.
[60] De la Genèse, l’Entretien dira effectivement qu’elle se commente, ou se décrit, sans s’expliquer (Entretien avec Burman, AT V 169).
[61] À Mersenne du 15 avril 1630, AT I 145.
[62] Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 90. Descartes reprend explicitement ce thème scolastique en se réclamant de saint Thomas (Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 89).
[63] Celle de la cinquième et dernière partie de l’Ethique de Spinoza, le de Libertate, qui se réalise dans l’amor intellectualis Dei. Sur ce point, voir P. Macherey, Introduction à l’Ethique de Spinoza. La cinquième partie : les voies de la libération, Paris, PUF, 1994.
[64] Méditation III, AT IX-1 41.
[65] Pensée 280.
[66] Pensée 272, in Œuvres de Pascal, éd. de L. Brunschvicg et al., Paris, Hachette, 1908-1914, réimp. par Kraus Reprint, Nendeln, 1976-1978, t. XIII, p. 198.
[67] Pensée 269, ibid., p. 197.
[68] Pascal, Préface sur le Traité du vide, in Œuvres Complètes, éd. de Louis Lafuma, Paris, Seuil, 1963, p. 231.
[69] B. Rochot, op. cit.
[70] Comme nous l’avons montré dans « La prudence de Descartes face à la question de l’infini en mathématiques », Philosophiques, 34:2, 2007, p. 295-316.
[71] F. Alquié, in Descartes, Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Bordas, 1989, p. 533, n. 1.
[72] Voir H. Choplin, De la phénoménologie à la non-philosophie. Lévinas et Laruelle, Paris, Kimé, 1997.
[73] E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 56.
[74] E. Lévinas, « La philosophie et l’idée de l’infini », Revue de Métaphysique et de Morale, 1957, p. 174.
[75] H. Choplin, op. cit., p. 89-90.
[76] Méditation III, AT IX-1 37.
[77] Sur les Objections et Réponses, voir J.-M. Beyssade & J.-L. Marion (dir.), Objecter et répondre, Paris, PUF, 1994, et R. Ariew & M. Grene (ed.), Descartes and his Contemporaries : Meditations, Objections, and Replies, Chicago, The University of Chicago Press, 1995.
[78] Sur ces trois derniers, voir J.-R. Carré, « Sur l’infini. I – sur l’infini de quantité », Revue de Métaphysique et de Morale, 1948, p. 254-255.
[79] Voir, par exemple, le livre premier de l’Essay concerning human understanding de J. Locke (1690), qui est une réfutation de l’innéisme.
[80] Premières Objections, AT IX-1 77.
[81] Secondes Objections, AT IX-1 98. Mersenne, dont le Dieu participe à une cosmologie infinitiste contre l’indéfini cartésien (voir A. Del Prete, « L’univers infini : les interventions de Marin Mersenne et de Charles Sorel », Revue Philosophique de la France et de l’Etranger, 1995, p. 145-164) et s’incarne dans le symbole classique du cercle infini, produira d’autres réfutations pertinentes sur l’infini cartésien. Ainsi demande-t-il : s’il y a un être infini en tout genre de perfection, son existence n’exclut-elle pas toute autre existence ? (Secondes Objections, AT IX-1 99). Descartes répond pragmatiquement que l’existence de l’infini n’exclut pas celle des choses finies, car « à quoi servirait l’infinie puissance de cet infini imaginaire, s’il ne pouvait jamais rien créer ? » (Réponses aux Secondes Objections, AT IX-1 111). Se pose alors la question – spinoziste – de leur statut : ne sont-elles pas des modes de l’infini ?
[82] Troisièmes Objections, AT IX-1 147. Voir aussi AT IX-1 140, où l’on montre que Dieu existe sans que nous en ayons l’idée. On remarquera que, chez Hobbes – comme chez Gassendi – c’est le pouvoir de nommer, dans ce que l’on pourrait alors qualifier de nominalisme, qui est au fondement de la démonstration de l’existence de Dieu.
[83] Cinquièmes Objections, op. cit., t. II, p. 739.
[84] Troisièmes Objections, AT IX-1 145.
[85] Respectivement Secondes Objections, AT IX-1 97 et Cinquièmes Objections, op. cit., t. II, p. 739.
[86] Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 89.
[87] Réponses aux Secondes Objections, AT IX-1 110.
[88] Réponses aux Troisièmes Objections, AT IX-1 147.
[89] Réponses aux Cinquièmes Objections, op. cit., t. II, p. 811.
[90] Réponses aux Troisièmes Objections, AT IX-1 147.
[91] À Mersenne du 27 mai 1630, AT I 152.
[92] À Hyperaspistes d’août 1641, AT III 430.
[93] « Concevoir, c’est exactement se représenter, et c’est pourquoi l’entretien le situe entre l’entendre et l’imaginer » (J.-M. Beyssade, « RSP ou le monogramme de Descartes », in Descartes, L’Entretien avec Burman, Paris, PUF, 1981, p. 174). Descartes lie lui-même le concevoir et l’imagination (à Mersenne de juillet 1641, AT III 393).
[94] Entretien avec Burman, AT V 154.
[95] L’infini ne peut être imaginé (à Mersenne du 15 avril 1630, AT I 146). « imaginer ainsi qu’une chose finie » pourrait être tenu pour une proposition analytique, dans la mesure où imaginer exige, par définition, la finitude de l’imaginé. À l’indéfini, par contre, pourra s’appliquer l’imagination : voir les écrits physiques et mathématiques des années 1620 (AT X 70, AT X 232-233, AT X 75 et AT X 285-297. Voir D. L. Sepper, Descartes’s Imagination, Berkeley, University of California Press, 1996.
[96] Comme en témoigne la contradiction entre les deux textes du précédent paragraphe. Ce serait alors la lettre à Mersenne, qui associait comprehendere et concipere, qui aurait raison. La lettre à Hyperaspistes, en les opposant, et en associant, cette fois, concipere à intelligere, commettrait une faute dont on peut peut-être accuser la traduction : les traductions d’intelligere, comprehendere et concipere ont toujours été approximatives et c’est seulement depuis peu, après avoir réalisé l’importance de leur distinction, que l’on semble y prendre garde. Il est assez curieux que F. Alquié, au contraire, paraisse douter de la lettre à Mersenne (Descartes, Œuvres philosophiques, t. I, Paris, Bordas, 1988, p. 267-268, n. 6). Car, bien qu’il faille évidemment distinguer concevoir de comprendre, il est indubitable que Descartes leur reconnaît en commun d’être l’un comme l’autre impropres à désigner notre connaissance de l’infini.
[97] Entretien avec Burman, AT V 154.
[98] Voir D. Kambouchner, « Réponse à Robert Imlay. Ce qui se conçoit et ce qui se comprend », in J.-M. Beyssade & J.-L. Marion (dir.), op. cit., p. 356.
[99] Ibid., p. 357.
[100] Entretien avec Burman, AT V 154.
[101] Réponses aux Secondes Objections, AT IX-1 108.
[102] E. Lévinas, « Infini », in Encyclopaedia Universalis, vol. 12, 1996, p. 281.
[103] Voir J.-F. Lavigne, op. cit., p. 57 et E. Lévinas, Totalité et Infini, op. cit., p. 33.
[104] Somme théologique, Q. 86, art. 2, sed contra, trad. par A. D. Sertillanges, Paris, Cerf, 1990, t. 1, p. 754.
[105] H. Ramadan, Une critique de l’argument ontologique dans la tradition cartésienne, Berne, Peter Lang, 1990, p. 100.
[106] Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 89.
[107] J.-L. Marion rappelle que si l’infini est connu (AT VII 167, 17), nous ne le connaissons « que si s’en éclaircissent avec une claire évidences les attributs » (Sur le prisme métaphysique de Descartes, op. cit., p. 219, voir aussi p. 399).
[108] Réponses aux Premières Objections, AT IX-1 89 ; Principes I, 22, AT IX-2 34-35 et Discours IV, AT VI 35.
[109] Méditation III, AT IX-1 41.
[110] Réponses aux Cinquièmes Objections, AT VII 368.
[111] Il suffit pour s’assurer de la légitimité du terme d’appliquer la définition scolastique – reprise par Descartes – de l’idée par la forme à l’idée de l’infini elle-même. Voir Réponses aux Secondes Objections, AT IX-1 124 et Réponses aux Troisièmes Objections, AT IX-1 146.
[112] Son commentaire du Principes, I, 26, même s’il souligne la distinction cartésienne entre comprehendere et intelligere, insiste sur notre connaissance d’un infini qui n’est que l’indéfini mathématique : il ne s’agit pas, pour Descartes, de l’infini. Leibniz refuse la frontière cartésienne entre infini et indéfini.
[113] Nous ne considérons pas que le texte cité par M. Wilson soit véritablement une réponse (« Can I Be the Cause of My Idea of the World ? (Descartes on the infinite and indefinite) », in A. O. Rorty (ed.), Essays on Descartes’ Meditations, Berkeley, University of California Press, 1986, p. 351). Dans ses Réponses aux Troisièmes Objections, AT IX-1 146, Descartes (1) ne donne aucune raison de préférer la positivité de l’infini à la négativité hobbienne de le considérer comme du non-fini, (2) répond à cette négativité hobbienne, qui donc est celle du premier genre, c’est-à-dire par négation, en réfutant celle du second genre, par accroissement – solution adoptée par Mersenne et Gassendi –, et (3) se contente finalement, comme un aveu d’échec, de pratiquer la rétorsion (« Je retourne l’argument », Entretien avec Burman, AT V 174), c’est-à-dire de renvoyer sa question à Hobbes qui, le premier, demandait « par quelle idée Monsieur Descartes conçoit l’intellection de Dieu » (Troisièmes Objections, AT IX-1 145).
[114] Sur ce point, voir J.-L. Marion, « La ‘règle générale’ de vérité. Meditatio III, AT VIII, 34-36 », in O. Depré & D. Lories (dir.), Lire Descartes aujourd’hui, Louvain, Paris, Peeters, 1997, p. 173-198.
[115] À Hyperaspistes d’août 1641, AT III 430.
[116] Discours I, AT VI 1. Voir aussi le commentaire de ce passage dans Entretien avec Burman, AT V 175.
[117] Voir Pascal, qui fait l’éloge du raisonnement par l’absurde, contre l’évidence cartésienne (De l’esprit Géométrique, in Œuvres de Pascal, op. cit., t. IX, p. 259).
[118] Réponses aux Secondes Objections, AT IX-1 109-110 ; Entretien avec Burman, AT V 157 et Réponses aux Cinquièmes Objections, op. cit. t. II, p. 808-809 et p. 817.
[119] Voir à Regius du 24 mai 1640, AT III 64 ; à Hyperaspistes d’août 1641, AT III 427-428 ; le texte fondamental de la Méditation III AT IX-1 37 ; à Chanut du 1er février 1647, AT IV 608-609 ; à Clerselier du 23 avril 1649, AT V 355 et Entretien avec Burman, AT V 157.
[120] À Rémond du 4 novembre 1715, in G. W. Leibniz, Die Philosophischen Schriften, op. cit., t. III, p. 658-659.
[121] M. Merleau-Ponty, Signes, Paris, Gallimard, 1960, p. 186-187.
[122] G. Rodis-Lewis, Descartes et le rationalisme, Paris, PUF, 1966, et M. Gueroult, Spinoza : Dieu, Ethique I, Paris, Aubier-Montaigne, 1968, p. 9-12.
[123] On peut voir aussi, à titre indicatif, Bossuet, qui développera à plusieurs reprises la positivité « en soi et dans nos idées » de l’idée d’infini, notamment dans Elévations sur les mystères, première semaine, deuxième élévation, et Connaissance de Dieu, ch. IV.
[124] Pour un commentaire, on regardera particulièrement M. Gueroult, « La lettre de Spinoza sur l’infini », Revue de Métaphysique et de Morale, 1966, p. 385-411 et Spinoza, op. cit.
[125] Pensée 72. Sur Descartes et Pascal, voir M. Le Guern, Pascal et Descartes, Paris, Nizet, 1971. Sur la question de l’infini chez Pascal, voir P. Magnard, « L’infini pascalien », Revue de l’enseignement philosophique, 1981 et C. Chevalley, Pascal : contingence et probabilités, Paris, PUF, 1995, p. 29-49.
[126] Arnauld et Nicole, La Logique ou l’Art de Penser, éd. par P. Clair et F. Girbal, Paris, Vrin, 1993, p. 295.
[127] Malebranche, De la recherche de la vérité, III, I, 2.
[128] Leibniz, à Malebranche du 22 juin 1679, in Die Philosophischen Schriften, t. I, p. 331-332. Pour la doctrine leibnizienne de l’infini, voir L’infinito in Leibniz, Roma, Edizioni dell’Ateneo, 1990 ; F. Burbage et N. Chouchan, Leibniz et l’infini, Paris, PUF, 1993 ; M. Parmentier, « Probabilité et Infini chez Leibniz », in F. Monnoyeur (dir.), Infini des Philosophes, infini des Astronomes, Paris, Belin, 1995, p. 93-112 et P. Clayton, « The Theistic Argument from Infinity in Early Modern Philosophy », International Philosophical Quarterly, 1996, p. 9-11.
[129] Cette performance lui vaudra d’être loué par J. Cohn, Histoire de l’infini, dans la pensée occidentale jusqu’à Kant, trad. par Jean Seidengart, Paris, Cerf , 1994, p. 200.