Dans cet entretien accordé à nonfiction.fr, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, philosophe, juriste et chercheur en droit international à McGill University ( Réparer l’irréparable, PUF, 2009, Pas de paix sans justice ? Presses de Sciences Po, 2011 et La guerre au nom de l’humanité, PUF, 2012) place le lynchage de l’ancien dictateur libyen, Mouammar Kadhafi dans une perspective juridique, historique et philosophique précise et fouillée. La mort de Kadhafi étant intervenue dans le sillage de celles de Saddam Hussein et de Ben Laden, il répond à nos questions sur la personnalisation de la guerre, la normalisation de l’assassinat du chef ennemi en situation de conflit et la part de violence sacrificielle dont il est emprunt.
Nonfiction.fr- L’hypothèse d’une frappe ciblée de l’OTAN contre la personne de Kadhafi est aujourd’hui écartée mais le scénario du lynchage tend à se confirmer. Si l’ONU a réclamé une enquête, l’Union européenne s’est félicitée de la "fin d’une ère de despotisme". Après l’exécution de Saddam Hussein suite à un procès lacunaire puis celle de Ben Laden et malgré la diversité de ces trois situations, assiste-t-on à une normalisation de l’assassinat du chef ennemi en situation de guerre ?
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer- Ces trois situations sont en effet très différentes et valent la peine d’être brièvement rappelées. Saddam Hussein est condamné à mort pour crime contre l’humanité par le Tribunal spécial irakien (TSI) le 5 novembre 2006 et exécuté par pendaison le 30 décembre de la même année. Le TSI a été établi par l’Autorité provisoire de la coalition, c’est-à-dire l’occupant sous le leadership des Etats-Unis, ce qui pose d’emblée un problème de légitimité. Pour autant, il n’est pas international mais purement irakien, et c’est un autre problème puisqu’il n’est pas conforme aux standards internationaux. On lui reproche également de permettre la peine de mort.
Des trois cas, Saddam Hussein est le seul à avoir été jugé mais, après une parodie de procès, l’issue est la même : une mort expéditive. L’étape judiciaire ne change donc pas grand-chose, et cet exemple peut d’autant plus être rapproché de la question de l’assassinat ciblé que la peine de mort est décrite en ces termes depuis des siècles par ses opposants. Lors du débat qui a lieu à l’Assemblée constituante du 30 mai au 1er juin 1791, les réformateurs qualifient la peine de mort d’assassinat. Robespierre lui-même s’oppose à ce qu’il appelle alors le « meurtre juridique » [1]. On sait ce qu’il en fera par la suite. En 1764, Voltaire parlait déjà de ces « assassinats, revêtus, je ne sais comment, de la forme des lois » [2]. En dépit de cette forme judiciaire, Saddam Hussein a donc sa place dans le trio que vous avez distingué.
Le cas de Ben Laden, tué au Pakistan le 2 mai 2011 par un commando américain, est clairement un assassinat ciblé. La thèse officielle de la tentative d’arrestation qui aurait mal tourné ne tient pas, si on la confronte aux détails de l’opération [3]. Les Etats-Unis avaient d’ailleurs tout intérêt à tuer Ben Laden plutôt que le capturer, car un procès aurait été un véritable casse-tête : où le détenir ? Comment le juger ? Quid de la peine de mort ? Sa défense publique durant des mois voire des années ne lui aurait-elle pas offert une tribune pour défendre ses idées ? L’ensemble n’aurait-il pas considérablement augmenté le risque d’attentats sur le sol américain ? Le tuer était infiniment plus simple, et pas forcément plus injuste dans une culture judiciaire qui de toute façon permet la peine de mort.
Il fallait en outre se débarrasser immédiatement de son corps, car le conserver aurait augmenté le risque d’une fuite d’image du cadavre qui aurait pu être utilisée à des fins de propagande, et l’enterrer aurait créé un lieu de pèlerinage. L’immersion était de ce point de vue très habile. Les Etats-Unis pratiquent l’assassinat ciblé couramment en Afghanistan, en Irak, au Yémen et au Pakistan, à partir d’attaques de drones ou de forces spéciales. Le cas de Ben Laden est plus médiatisé mais il n’est pas exceptionnel.
Quant à Kadhafi, la situation est encore différente. Les circonstances exactes de sa mort restent encore à éclaircir mais, d’après les informations dont nous disposons aujourd’hui, il ne s’agit pas d’un assassinat ciblé. Le 20 octobre 2011, le convoi de 80 véhicules dans lequel il se trouve et qui tente de fuir Syrte tombée aux mains des rebelles est arrêté par deux mirages français qui tirent deux missiles. Kadhafi ne semble pas avoir été touché lors de cette attaque mais son véhicule finit par être rattrapé par les forces rebelles et une fusillade s’ensuit. Touché par une balle au ventre, il était blessé mais vivant lors de sa capture. La version officielle du CNT est qu’il est mort de ses blessures. Mais les images montrent qu’il a été molesté et le corps a visiblement une balle dans la tête qui, selon un médecin légiste américain, a été tirée à bout portant. L’hypothèse la plus probable est qu’il a été lynché. L’ONU demande une enquête.
Il ne faut pas voir dans cette mort un moyen savamment planifié d’éviter un procès – les dirigeants du CNT avaient visiblement l’intention de le ramener vivant à Tripoli – mais plutôt un accès de rage, une perte de contrôle des combattants grisés par leur pouvoir soudain sur la vie de leur bourreau.
Quoiqu’il en soit, il ne s’agit pas d’un assassinat ciblé puisqu’il n’a pas été tué par le raid de l’OTAN, mais au cours d’un combat avec les rebelles. Aurait-il eu lieu si l’OTAN n’avait pas arrêté le convoi ? Nous ne le saurons jamais. L’hypothèse d’une responsabilité au moins indirecte de l’OTAN a le mérite d’attirer notre attention sur la légalité discutable de ce bombardement. La résolution 1973 autorise l’OTAN à prendre « toutes les mesures nécessaires » pour protéger les civils. Mais, dans un pays conquis à 99% par le CNT, ces quelques fuyards loyalistes faisaient-ils courir un risque important à la population ? C’est une chose de tirer sur une colonne de blindés qui se dirigent vers une ville pour la « nettoyer », selon les propres mots du colonel. C’en est une autre de tirer sur une colonne de véhicules qui fuient une ville. Pour que le tir soit légal, il faudrait pouvoir prouver qu’il était une « mesure nécessaire » pour protéger la population.
Un moyen de le faire est d’avoir une interprétation extensive de la résolution en partant du principe que la chute de Kadhafi est en elle-même la première de ces « mesures nécessaires » pour protéger la population. J’ai défendu cette interprétation ailleurs [4] : le changement de régime n’est pas la fin d’une intervention humanitaire – et c’est la raison pour laquelle il faut distinguer ces deux espèces, que les interventionnistes libéraux d’un côté et les anti-interventionnistes de l’autre confondent – mais il peut en être un moyen si la seule manière de faire cesser les massacres est de faire tomber le régime qui en est la cause. De ce point de vue, la mission de l’OTAN est rapidement devenue « faire chuter Kadhafi », et contrairement à un préjugé répandu cela ne viole ni l’esprit ni la lettre de la résolution 1973.
Saddam Hussein, Ben Laden, Kadhafi : ces trois situations sont donc très différentes. Témoignent-elles d’une banalisation de l’assassinat ciblé ? Pas exactement puisque seul Ben Laden a été tué de cette manière, qui n’a d’ailleurs pas été officiellement reconnue. Elles témoignent pourtant de l’acceptabilité de la mort du chef ennemi, même s’il est politiquement correct de regretter à chaque fois l’absence d’un procès. Observez les réactions pour Kadhafi : elles oscillent toujours entre satisfaction à peine contenue qu’il soit mort et regrets polis qu’il ne puisse pas être jugé.
Cette oscillation est celle, en chacun de nous, entre une intuition rétributiviste qui nous dit « il l’a bien mérité », une objection déontologiste qui proteste « il avait droit à un procès » et un souci utilitariste qui se demande ce qui, finalement, vaut le mieux pour le bien-être de la population libyenne.
Nonfiction.fr- Quelle est la signification de cette évolution sur le plan de la doctrine et de l’éthique militaires ?
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer- L’assassinat ciblé a toujours existé mais sa reconnaissance publique est relativement récente, puisqu’elle a un peu plus d’une décennie. C’est en 2000 qu’Israël révèle sa politique d’assassinats ciblés (sikul memukad) de terroristes présumés dans les territoires occupés. D’autres pays ont la même pratique les années suivantes – en particulier la Russie (assassinat de Omar Ibn al Khattab en Tchétchénie en avril 2002) et les Etats-Unis (Ali Qaed Senyan al-Harithi au Yémen en novembre 2002) – mais Israël est le seul à l’avoir officiellement légalisée. Dans deux arrêts de 2005 et 2006, la Cour suprême israélienne autorise les assassinats sous certaines conditions.
Du point de vue du droit international, l’assassinat ciblé n’est pas forcément illégal, tout dépend du contexte et de la manière. Dans un contexte de conflit armé, le droit international humanitaire (droit de la guerre) s’applique et l’assassinat ciblé n’est légal que lorsque la cible est un « combattant » ou, si c’est un civil, lorsqu’il « participe directement aux hostilités ». Ce qui pose bien entendu des problèmes d’interprétation (le simple fait d’être membre d’une organisation armée, par exemple, est-il une preuve suffisante d’une « participation aux hostilités » ? Et combien de temps dure la « participation » ?). En outre, l’assassinat doit être nécessaire pour atteindre un objectif militaire, l’usage de la force doit être proportionnel et toutes les mesures doivent être prises pour éviter les dommages collatéraux sur les civils.
Hors d’un contexte de conflit armé, c’est le droit international des droits de l’homme qui s’applique. Contrairement au cas précédent, tuer ne peut pas être l’unique objectif de l’opération (il n’y a qu’en guerre que cette exception est permise). L’Etat peut néanmoins le faire lorsqu’il s’agit d’une nécessité proportionnelle pour protéger la population, par exemple s’il ne parvient pas à arrêter autrement un preneur d’otages armé.
Le fait de conduire des assassinats ciblés sur un autre territoire que le sien, comme le font souvent les Etats-Unis en Afghanistan, en Irak, au Yémen ou au Pakistan, soulève en outre des questions de droit international public. Il n’y a pas violation de souveraineté si l’opération se fait avec le consentement de l’Etat cible ou si l’on peut faire valoir la légitime défense (art. 51 de la Charte).
Coïncidence : le jour même où Kadhafi était tué, hier, le Rapporteur spécial de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, présentait son rapport annuel à l’Assemblée générale. Il insistait sur le fait qu’un Etat ne pouvait utiliser la force létale que pour protéger sa propre population. Le lynchage de Kadhafi, blessé, n’a protégé personne. Il viole de façon évidente les normes internationales, et c’est pourquoi l’ONU réclame une enquête.
L’évolution normative ne va donc pas dans le sens d’une banalisation de l’assassinat ciblé, comme si on s’entendait pour dire qu’il n’était pas problématique, mais d’une précision croissante de ses conditions. Sans toutefois avoir les moyens de s’opposer aux pratiques des Etats, en particulier des plus forts (la position de l’ONU n’empêche pas les Américains de faire à peu près ce qu’ils veulent), la norme existe, ou plutôt elle est en construction.
Nonfiction.fr- La guerre contemporaine est-elle personnalisée ? Ne fait-on plus la guerre contre une nation mais contre des systèmes (régimes politiques ou organisations terroristes) dissociés dans les esprits des territoires ou des populations mais identifiés à leurs chefs ?
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer- Absolument, parce que nous ne sommes plus dans un contexte de guerres conventionnelles entre deux Etats-nations mais d’interventions ponctuelles. C’est au XIXe siècle que l’intervention est distinguée de la guerre, d’une manière essentiellement rhétorique : en choisissant de présenter un conflit dans lequel ils sont engagés comme une « intervention », les Etats donnent dans l’analogie médicale (intervention chirurgicale), ils décrivent une opération limitée, contrôlée, précise, nette, dont le but n’est pas de détruire, mais au contraire de sauver. Le tout en direct à la télévision, pour offrir ce « visage lifté de la guerre » qu’évoquait Baudrillard [5].
Si les guerres d’aujourd’hui sont des interventions, justifiées dans le cas du Kosovo et de la Libye par exemple par des raisons humanitaires, il y a forcément une dissociation entre le gouvernement oppresseur et la population oppressée. On intervient contre l’un pour défendre l’autre. Cela accroit donc la personnalisation de la guerre, puisqu’elle ne vise plus l’Etat et la nation, le gouvernement et sa population, mais ce gouvernement seulement.
Une autre raison de cette personnalisation est le développement de la justice pénale internationale. Les tribunaux ad hoc des années 90 (TPIY et TPIR), la CPI entrée en vigueur en 2002, et les différentes juridictions hybrides partout dans le monde (tribunal Khmer Rouge, Tribunal spécial pour le Liban, etc.) font évoluer le contexte normatif en déplaçant le curseur de la responsabilité étatique vers la responsabilité individuelle puisque toutes ces institutions ne peuvent juger que des individus (contrairement à la CIJ par exemple qui s’intéresse aux Etats).
Nonfiction.fr- - A cet égard, l’assassinat ciblé est-il le revers de la guerre juste, dans son acception contemporaine ?
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer- Dire qu’il en est le revers serait présupposer qu’il ne peut jamais lui-même être juste, et faire partie de cette doctrine. Or, ce n’est pas le cas puisqu’il existe un cadre normatif, une position du droit international : dans un contexte de conflit armé, où le fait de tuer un combattant n’est pas illégal, l’assassinat ciblé n’est pas forcément illégal. Ni injuste, sauf bien entendu si vous êtes pacifiste, mais alors c’est la notion même de guerre juste que vous rejetez. A partir du moment où vous acceptez que l’usage de la force armée puisse, dans des conditions exceptionnelles qu’il faut toujours préciser, être légitime, vous pouvez intégrer l’assassinat ciblé dans la tradition de la guerre juste, s’il est nécessaire, proportionnel et ne cause pas de dommages collatéraux intentionnels (doctrine du double effet). Vous pouvez l’intégrer à la fois sous le chapitre de la protection des civils (intervention humanitaire) et sous celui de la légitime défense.
Nonfiction.fr- Serait-il trop audacieux d’effectuer un rapprochement entre l’acceptation de l’assassinat du chef ennemi par nos sociétés et l’idée d’un retour au sacré, l’assassinat correspondant à une forme de violence sacrificielle, d’une violence spectacle ?
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer- Cela me semble juste. Le sacrifice, littéralement, est le fait de rendre sacré. Et « les choses sacrées, dit Durkheim, sont celles que les interdits protègent et isolent ; les choses profanes sont celles auxquelles ces interdits s’appliquent et qui doivent se tenir à distance des premières » [6].
Observons que Saddam Hussein a été exécuté le jour de l’Aïd al-Adha, qui en arabe signifie littéralement « fête du sacrifice » : que ce jour en particulier ait été choisi n’est pas un hasard. Observons également que le corps invisible de Ben Laden a été l’interdit dont parle Durkheim : protégé et isolé des regards, tenu à distance et donc sacralisé. Et que la manière dont a été traité celui de Kadhafi, dont nous avons cette fois des images brutales, exhibé comme un trophée, rappelle deux choses : le sacrifice est généralement sanglant et il sert de lien social. La disparition d’un corps individuel permet au corps social de se réconcilier. C’est du moins l’idée, l’avenir nous dira s’il y parvient.
[1] Archives parlementaires, XXVI, 1791, p. 622.
[2] Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « arrêts de mort ».
[3] Voir J.-B. Jeangène Vilmer, « Tuer l’ennemi public numéro 1, est-ce ‘rendre justice’ ? », Le Monde, 14 mai 2011, p. 23.
[4] J.-B. Jeangène Vilmer, « Ecarter le tyran pour protéger la population », Le Temps, 6 avril 2011.
[5] J. Baudrillard, La guerre du Golfe n’a pas eu lieu, Paris, Galilée, 1991, p. 16.
[6] E. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, PUF, 1914, p. 56.