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La justice pénale internationale prise dans le dilemme de la paix et de la justice

Grotius International. Géopolitiques de l’humanitaire, janvier 2012


D’un côté, les politiques, les diplomates et les négociateurs donnent la priorité à la paix : ils craignent notamment que des poursuites judiciaires à l’encontre des personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes nuisent voire empêchent l’obtention d’un cessez-le-feu et le retour à la paix. Ils leur proposent donc des amnisties officielles, ou des arrangements secrets, pour contourner le glaive de la justice et les convaincre de se rendre à la table des négociations. Ils ne rejettent pas a priori le rôle de la justice mais soutiennent qu’il n’y a pas de justice sans paix. D’un autre côté, les défenseurs des droits de l’homme et les représentants des institutions judiciaires internationales donnent la priorité à la justice : ils pensent qu’une paix achetée par l’impunité est illusoire et provisoire, et que la justice peut avoir un effet pacificateur, notamment en dissuadant la commission de crimes futurs. C’est ici qu’apparaît le slogan « pas de paix sans justice ».

Lorsque Laurent Gbagbo est transféré à La Haye pour comparaître devant la Cour pénale internationale (CPI) le 5 décembre 2011, son avocate parisienne dénonce une décision qui « va à l’encontre de la réconciliation nationale » : « A un peu plus d’une semaine des élections législatives en Côte d’Ivoire, elle risque d’attiser encore les tensions existantes dans le pays » [1].Ce type de stratégie argumentative est typique.

Lorsque le procureur de la CPI avait fait part de son intention d’inculper le président soudanais Omar el-Béchir en 2008, l’Union Africaine parlait d’un « risque de coup d’Etat militaire et d’anarchie généralisée au Soudan » [2]. Et lorsque la procureure du Tribunal pénal international pour l’ex Yougoslavie (TPIY) s’apprêtait à arrêter Milošević au moment de sa chute en octobre 2000, elle a reçu un appel de la secrétaire d’Etat américaine pour l’en dissuader car « les rues de Belgrade risquaient de se transformer en torrents de sang » [3].

A chaque fois, l’idée est la même : le travail de la justice peut constituer une menace à la paix et à la sécurité. En particulier celui de la justice internationale : par définition distante, extérieure, hors-sol, voire étrangère, elle souffre d’un problème d’extranéité. Comment une institution internationale pourrait-elle contribuer à une réconciliation nationale ? demandent certains, qui ont vite fait de parler d’une justice des vainqueurs, partiale, biaisée, voire néocolonialiste.

L’accusation est systématique, en dépit d’une réalité qui la contredit. L’arrestation de Milosevic n’a pas déclenché des torrents de sang. Le transfèrement de Gbagbo à La Haye n’a pas attisé les tensions en Côte d’Ivoire : les élections législatives se sont déroulées dans le calme. Et l’inculpation d’el-Béchir depuis bientôt trois ans n’a pas aggravé la situation au Darfour, mais n’a pas non plus marginalisé le président. L’un des effets supposés d’un mandat d’arrêt de la CPI à l’encontre d’un citoyen d’un Etat non partie au Statut de Rome est de limiter ses déplacements, donc son envergure diplomatique, et par voie de conséquence son poids politique, en l’empêchant de mettre un pied dans l’un des 120 Etats parties (à compter du 1er février 2012) qui devraient alors en principe l’arrêter. Le Tchad, le Kenya et Djibouti en ont eu l’occasion mais ne l’ont pas fait.

On craignait que l’action de la CPI au Darfour sacrifie la paix au nom de la justice, ou que son inaction sacrifie la justice au nom de la paix. Il se pourrait bien en vérité qu’elle n’ait causé ni paix, ni justice, ni aggravation, ni amélioration, et qu’elle ait eu davantage d’impact sur les débats académiques que sur les vies des Darfouris. Ce statu quo est moins la preuve d’une incapacité de la Cour à avoir un impact sur le terrain que de sa dépendance à l’égard d’une volonté politique (en l’occurrence des membres permanents du Conseil de sécurité) qui dans le cas du Darfour a toujours été très timide.

Ces questions s’inscrivent dans ce que l’on appelle le dilemme ou paradoxe de la paix et de la justice, ou encore le débat « paix versus justice ». Il consiste à se demander si ces deux objectifs, que d’aucuns jurent inséparables, sont en réalité toujours compatibles et, le cas échéant, dans quel ordre ils doivent être considérés. En sortie de conflit armé, ceux avec lesquels il faut négocier pour obtenir un cessez-le-feu sont souvent les mêmes qui ont commis des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité, voire un génocide. Il faut alors choisir entre les poursuivre, au nom de la justice, ou les intégrer au processus de transition, au nom de la paix.

Dans cette situation, on assiste généralement à l’affrontement rigide de deux écoles. D’un côté, les politiques, les diplomates et les négociateurs donnent la priorité à la paix : ils craignent notamment que des poursuites judiciaires à l’encontre des personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes nuisent voire empêchent l’obtention d’un cessez-le-feu et le retour à la paix. Ils leur proposent donc des amnisties officielles, ou des arrangements secrets, pour contourner le glaive de la justice et les convaincre de se rendre à la table des négociations. Ils ne rejettent pas a priori le rôle de la justice mais soutiennent qu’il n’y a pas de justice sans paix.

D’un autre côté, les défenseurs des droits de l’homme et les représentants des institutions judiciaires internationales donnent la priorité à la justice : ils pensent qu’une paix achetée par l’impunité est illusoire et provisoire, et que la justice peut avoir un effet pacificateur, notamment en dissuadant la commission de crimes futurs. C’est ici qu’apparaît le slogan « pas de paix sans justice ».

Ce dilemme n’a pas de solution générale, il dépend toujours du contexte et des cas particuliers, c’est-à-dire qu’il relève de la politique. La question qu’il pose n’est autre que celle des relations entre politique et justice. Il s’agit de savoir si la justice peut être une fin en soi ou seulement le moyen d’une fin, qui en l’occurrence serait le retour et le maintien de la paix et de la sécurité. Si la justice est une fin, on peut ne pas tenir compte de ses conséquences politiques. Si elle est un moyen, on doit en tenir compte.

Plus précisément, la question est celle de l’indépendance de la justice internationale, qui est soumise à des pressions politiques constantes et dont le travail – la capacité de mener à bien sa mission de poursuivre les criminels et de réparer les victimes – dépend toujours de la volonté politique des plus grandes puissances. Il y a un hiatus entre la nature nécessairement politique de la justice pénale internationale et son ambition de dépasser le politique.

Il faut dans cette entreprise se garder des images d’Epinal et des portraits caricaturaux de cette relation, selon lesquels la politique réduite à l’intérêt égoïste corromprait une justice internationale bien intentionnée. En réalité, les deux sont intrinsèquement liés. La politique est judiciarisée et la justice est politisée.

Le dilemme de la paix et de la justice est une dialectique. Certains la présentent comme une irréductible contradiction entre deux logiques, l’une pragmatique et réaliste (la paix), l’autre idéaliste et « morale » (la justice). Mais n’est-ce pas simplificateur ? Cette opposition présume que les défenseurs de la justice le font quel qu’en soit le prix, suivant la vieille maxime ‘fiat justitia et pereat mundus’ (‘que justice soit faite, même si le monde doit en périr’), et que les défenseurs de la paix le font également quel qu’en soient les conséquences sur tout ce qui ne relève pas du maintien de la paix et de la sécurité. En pratique, pourtant, c’est très rarement le cas.

Les praticiens ne peuvent pas se permettre d’être intransigeants, ils font des compromis tous les jours. Un bon procureur n’est pas sourd aux arguments politiques, et sait peser les conséquences de ses actions judiciaires. Il en a d’ailleurs les moyens grâce à sa discrétion. Le Procureur de la CPI, par exemple, peut décider de ne pas ouvrir d’enquête « s’il y a des raisons sérieuses de penser, compte tenu de la gravité du crime et des intérêts des victimes, qu’une enquête ne servirait pas les intérêts de la justice » (art. 53(1) du Statut de Rome).

Il n’y a pas de règle universelle permettant de dire que, dans tous les cas, il faudrait préférer la justice à la paix ou l’inverse. Le contexte est important. Dans certains cas, la priorité à la paix est préférable, parce qu’il n’y a pas d’autre solution que d’accorder une amnistie par exemple, et qu’en l’occurrence elle n’est pas criminogène. Dans d’autres cas, la priorité à la justice est préférable, parce que des poursuites judiciaires sont possibles et qu’elles sont susceptibles d’avoir un impact positif sur la société. On ne peut pas dire que l’amnistie n’est jamais bonne et que les poursuites judiciaires le sont toujours, ou l’inverse. C’est pourquoi le dilemme n’a pas de solution théorique et qu’il ne peut être dépassé que dans la pratique, et dans le temps.

[1] Le Monde, 29 novembre 2011

[2] Sudan Tribune, 14 juillet 2008

[3] C. Del Ponte, La traque, les criminels de guerre et moi : autobiographie, Paris, Editions H. d’Ormesson, 2009, p. 152.

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