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La Syrie, les massacres et le romantisme judiciaire

La Tribune, 25 juin 2012


En présumant qu’une saisine de la Cour pénale internationale (CPI) permettra « l’arrêt des massacres en Syrie » (Le Monde, 13 juin 2012), Mario Bettati et Bernard Kouchner font preuve d’un optimisme qui serait encourageant s’il n’était pas justifié par un certain nombre d’approximations.

En présumant qu’une saisine de la Cour pénale internationale (CPI) permettra « l’arrêt des massacres en Syrie » (Le Monde, 13 juin 2012), Mario Bettati et Bernard Kouchner font preuve d’un optimisme qui serait encourageant s’il n’était pas justifié par un certain nombre d’approximations.

La responsabilité de protéger

La première concerne la notion de « responsabilité de protéger » (responsibility to protect, abrégée R2P) qu’ils placent « dans le sillage du droit d’ingérence, dont nous fûmes les promoteurs », alors qu’elle s’est en réalité construite contre le droit d’ingérence. Ramesh Thakur, l’un des auteurs du rapport à l’origine du concept (CIISE, La responsabilité de protéger, 2001), estime que Kouchner « est l’un de ces "guerriers humanitaires" impénitents qui ont tellement nuit à l’image de l’intervention humanitaire que nous avons dû [la] reformuler dans l’expression plus consensuelle et politiquement défendable de responsabilité de protéger » (The Globe and Mail, 8 mai 2008). Edward Luck, conseiller spécial du Secrétaire général des Nations unies pour la responsabilité de protéger, lui reproche également de l’avoir détournée pour « faire les gros titres » et d’avoir causé « des dégâts considérables au sein de l’Onu » (Le Monde, 15 mai 2008). Que les promoteurs du droit d’ingérence s’approprient la paternité d’un concept précisément construit contre eux est pour le moins ironique.

Ironique, mais pas nouveau, puisque cette réécriture de l’histoire n’est qu’un prolongement de la présentation officielle du droit d’ingérence, qui relève du storytelling et d’une construction mythologique dans laquelle les médias français ont une responsabilité certaine. Ils lui donnent une nation (la France et seulement elle), des pères (Kouchner et Bettati, systématiquement présentés comme ses « inventeurs »), une date de naissance (les années 1980), un mythe fondateur (Cassin résistant à Goebbels affirmant devant la Société des nations que « charbonnier est maître chez lui ») et une influence exagérée. De quoi imprégner durablement l’imaginaire national.

Mais tout cela est faux : l’idée du droit d’ingérence n’est ni récente ni française, l’expression elle-même a au moins un siècle et demi, Cassin s’est certes opposé à Goebbels mais pas davantage que ses collègues polonais, norvégien et tchécoslovaque et, loin de bouleverser les affaires internationales, la notion de droit d’ingérence est au contraire restée très francophone. Aujourd’hui tombée en désuétude, suscitant toujours une méfiance voire une hostilité de la part du reste du monde, on comprend pourquoi ses promoteurs d’hier souhaitent s’approprier une partie du succès de la nouvelle expression à la mode, la responsabilité de protéger - qui est en outre beaucoup plus large, puisqu’elle n’inclut pas seulement la responsabilité d’intervenir, mais aussi celles de prévenir et de reconstruire.

Si la responsabilité de protéger s’est construite non seulement sans, mais aussi contre le droit d’ingérence, elle s’inscrit bien dans un certain sillage, qui est ailleurs : la « doctrine Annan », selon laquelle la souveraineté ne constitue plus un rempart derrière lequel peuvent se commettre toutes les exactions (2000) ; la redéfinition de la souveraineté comme responsabilité opérée dans les années 1990 par Francis Deng, alors représentant du Secrétaire général sur les personnes déplacées et, plus anciennement encore, l’idée de souveraineté conditionnelle, déjà théorisée par les juristes du XIXe siècle. Le principe de non-intervention ne protège que les Etats « réellement dignes de ce nom », prévenait Rolin-Jaequemyns en 1876, et « la souveraineté ne doit être respectée que lorsqu’elle est respectable », renchérissait Fauchille en 1922.

La Cour pénale internationale

Les autres approximations de la proposition de Bettati et Kouchner concernent la justice pénale internationale. D’abord, la saisine de la CPI. Il est tout simplement faux de dire que « les victimes elles-mêmes doivent saisir cette cour. Elles en ont le droit ». La CPI ne peut être saisie que de trois manières : par un Etat partie, le Conseil de sécurité ou le procureur lui-même (art. 13 du Statut de Rome). Dans le cas de la Syrie, qui n’est pas un Etat partie au Statut, qui n’a pas non plus déposé de déclaration reconnaissant malgré tout la compétence de la Cour (comme l’avait fait la Côte d’Ivoire, un autre Etat non partie), il n’y a en réalité qu’une seule manière de le faire : par le Conseil de sécurité, qui universalise la juridiction de la Cour en obligeant même les Etats non parties à coopérer.

Comme Bettati et Kouchner, je suis favorable à une saisine de la CPI, même s’il est probable que la Russie et la Chine l’empêcheront. Mais, contrairement à eux, je ne propose pas pour y parvenir de « faire retentir les cris des familles dans les couloirs de la CPI » car - on peut le regretter - là n’est pas le problème. Il faut plutôt négocier avec la Russie et la Chine pour les dissuader d’opposer leur veto.

Ensuite, leur certitude qu’une saisine de la CPI permettra l’arrêt des massacres est justifiée par l’argument que les condamnations jusqu’alors prononcées par les institutions judiciaires internationales ont eu « un effet dissuasif ». Le problème est que cette conviction n’est confirmée par aucune enquête empirique. La communauté juridique est divisée : d’un côté, les libéraux qui croient en l’effet pacificateur de la justice, qu’incarne le slogan « pas de paix sans justice » ; de l’autre, les réalistes qui reprochent aux premiers de faire preuve de « romantisme judiciaire ». Les uns et les autres s’appuient sur quelques exemples, dont l’interprétation est toujours discutable.

Le dilemme est insoluble pour deux raisons. D’une part, il implique du contrefactuel : une dissuasion réussie se mesure à l’aune de ce qui ne s’est pas passé. Il faudrait savoir ce qui se serait passé si ces tribunaux n’existaient pas et s’ils n’avaient pas émis ces condamnations, ce qui est impossible. D’autre part, la causalité est multifactorielle : le rôle des tribunaux se combine à d’autres mesures. Il est donc difficile de savoir ce que l’on doit à eux seulement.

Il est en revanche plus facile de montrer où la justice internationale n’a pas été dissuasive : il suffit de dresser la liste de tous les massacres commis depuis qu’elle existe et, pour ne citer que deux exemples, de rappeler que la saisine de la CPI dans le cas de la Libye (résolution 1970 du 26 février 2011) n’a visiblement pas dissuadé Kadhafi et que le mandat d’arrêt contre le président soudanais Omar el-Béchir n’a pas eu davantage d’effet depuis 2009.

Une fois de plus, ces réserves ne m’empêchent pas de défendre une saisine de la CPI dans le cas de la Syrie mais, pour avoir une chance de réussir, il faut le faire avec réalisme, en connaissant les mécanismes et les limites de la justice pénale internationale.

Le romantisme français en relations internationales

L’appel de Bettati et Kouchner s’inscrit dans la lignée de celui de Bernard-Henri Lévy pour une intervention militaire : l’un et l’autre se font au nom de ce que Raymond Aron appelait des « mots d’ordre grandioses et vagues ». On invoque des principes, on s’indigne, on lance de vibrants appels. Cette manière de faire, particulièrement populaire dans une France qui se définit elle-même comme « la patrie des droits de l’homme » (alors qu’historiquement elle ne l’est pas davantage que l’Angleterre et les Etats-Unis), témoigne d’un romantisme au mieux inutile, puisqu’il ignore la faisabilité de ce qu’il propose, et au pire dangereux, puisqu’en défendant une croyance de façon doctrinale sans se soucier des conséquences, il peut envisager des remèdes pires que les maux.

Il est en outre difficile de distinguer la bonté sincère du besoin de se donner bonne conscience, ou une bonne image. A l’échelle d’un individu comme à celle d’un Etat, les motivations morales sont souvent narcissiques. Invoquer les droits de l’homme, est-ce le faire pour sauver les autres, ou l’image que l’on a de soi ?

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