L’intervention militaire en Libye donne lieu à certaines confusions. On parle volontiers d’une renaissance du droit d’ingérence, qui aurait été rebaptisé "responsabilité de protéger". Sans jamais questionner la réalité d’un tel droit – puisqu’il est de notoriété publique, en France, qu’il existe et que Bernard Kouchner en est "l’inventeur". Double falsification. Ce que l’on appelle l’ingérence est le fait pour un Etat de violer la souveraineté d’un autre Etat en utilisant la force pour mettre fin à des violations graves des droits de l’homme – mais cela n’a jamais été un droit. Et Bernard Kouchner a seulement popularisé cette idée qui n’est ni française ni récente. Les anglophones l’appellent "humanitarian intervention" depuis le XIXe siècle.
L’intervention militaire en Libye donne lieu à certaines confusions. On parle volontiers d’une renaissance du droit d’ingérence, qui aurait été rebaptisé "responsabilité de protéger". Sans jamais questionner la réalité d’un tel droit – puisqu’il est de notoriété publique, en France, qu’il existe et que Bernard Kouchner en est "l’inventeur". Double falsification. Ce que l’on appelle l’ingérence est le fait pour un Etat de violer la souveraineté d’un autre Etat en utilisant la force pour mettre fin à des violations graves des droits de l’homme – mais cela n’a jamais été un droit. Et Bernard Kouchner a seulement popularisé cette idée qui n’est ni française ni récente. Les anglophones l’appellent "humanitarian intervention" depuis le XIXe siècle.
"Le droit d’ingérence n’existe pas", rappelait M. Mitterrand à son ministre. Pourquoi ? Car les résolutions de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU) qui sont invariablement citées par ses défenseurs comme un acte de naissance entre 1988 et 1991 ne consacrent qu’un droit d’assistance humanitaire – et non d’ingérence. Ce n’est pas la même chose puisque l’assistance implique le consentement de l’Etat cible et ne viole donc pas sa souveraineté, contrairement à l’ingérence qui implique l’emploi de la force.
Quant à ce qu’on appelle depuis 2001 la "responsabilité de protéger", elle n’est pas le prétendu droit d’ingérence à la française et s’est d’ailleurs construite contre lui, dans un rapport d’une Commission internationale mise sur pied par le gouvernement canadien et qui ne comptait dans ses rangs aucun Français. L’idée est plus large, puisqu’elle implique non seulement la responsabilité de réagir à une catastrophe humanitaire, mais aussi celles de la prévenir et de reconstruire.
On dit que cette responsabilité "existe" depuis qu’elle a été incluse dans le document final du Sommet mondial de l’ONU en 2005. En réalité, il n’y a pas de responsabilité, au sens d’un devoir, d’intervenir. Les Etats se disent "prêts à mener en temps voulu une action collective résolue, par l’entremise du Conseil de sécurité". Etre prêt à faire quelque chose, ce n’est pas devoir le faire. Où est donc l’obligation ? Et, s’il s’agit de dire que le Conseil de sécurité peut autoriser l’emploi de la force lorsqu’il l’estime nécessaire dans sa mission de maintien de la paix et de la sécurité, qu’y a-t-il de nouveau ?
La "responsabilité de protéger" est un slogan qui a une certaine efficacité médiatique mais aucune existence juridique. Ses principes sont certes "réaffirmés" par le Conseil de sécurité dans une résolution d’avril 2006, mais ils ne le sont pas dans la résolution 1973 autorisant l’intervention en Libye ! Elle ne fait appel qu’à "la responsabilité qui incombe aux autorités libyennes de protéger la population libyenne", et non à une responsabilité qui incomberait à la communauté internationale d’intervenir.
L’intervention militaire en Libye n’est donc pas une renaissance d’un droit d’ingérence qui n’a jamais existé – et qui en l’espèce n’aurait même aucun sens puisque l’ingérence est une immixtion sans titre, par définition illégale, alors que l’intervention est autorisée par le Conseil de sécurité, donc légale. Et elle n’est pas non plus la mise en œuvre d’une responsabilité de protéger, qui n’existe pas davantage puisqu’elle n’est pas une obligation.
RAISONS HUMANITAIRES ET INTÉRÊTS NATIONAUX
Qu’est-elle donc alors ? Une intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires, et autorisée par un Conseil de sécurité dans son rôle, au motif que la situation en Libye est une menace pour la paix et la sécurité internationales. Il n’y a là ni droit d’ingérence, ni responsabilité de protéger, mais un consensus ad hoc entre les Etats les plus puissants pour intervenir militairement. Et, si tel est le cas, c’est non seulement pour des raisons humanitaires, qui sont évidentes et suffisent à justifier l’intervention, mais aussi pour d’autres raisons, qui relèvent des intérêts nationaux de ces Etats intervenants.
On n’en parle guère en France, puisque la rhétorique interventionniste est toute entière basée sur ce prétendu droit d’ingérence qui se doit naturellement d’être désintéressé. On fait donc comme si nous n’intervenions que pour protéger les Libyens de leur dictateur sanguinaire. Le discours officiel est idéaliste, empathique, messianique. Il y va de l’identité de la "France-patrie-des-droits-de-l’homme".
Quand on le compare avec le discours britannique, la différence est flagrante. Historiquement, l’Angleterre n’est pas moins la patrie des droits de l’homme que la France, ou les Etats-Unis, mais cela ne l’empêche pas de faire preuve d’un grand réalisme. Dans ses discours du 18 mars, devant la Chambre des communes puis en Ecosse, David Cameron a insisté sur le fait que cette intervention était justifiée non seulement par l’impératif moral de mettre fin à une crise humanitaire, mais aussi par des raisons d’intérêt national : le risque sécuritaire d’avoir aux frontières de l’Europe un Etat paria, source d’instabilité ; la pression migratoire que constitueraient des centaines de milliers de Libyens fuyant leur pays ; et la menace terroriste dont le Royaume-Uni a déjà fait les frais par le passé avec l’attentat de Lockerbie.
Il y a aussi ces intérêts implicites comme le pétrole et le gaz (moins leur "contrôle" que l’assurance qu’ils pourront fournir l’Europe), et l’image politique : celle qui a démotivé Angela Merkel en difficulté à la veille d’une élection, et celle qui au contraire a motivé Nicolas Sarkozy soucieux de redorer le blason de la diplomatie française après les échecs de la Tunisie et de l’Egypte – quitte à faire croire que la France avait le premier rôle dans cette intervention, ce qui n’est pas exact.
Toutes les interventions militaires justifiées par des raisons humanitaires ont été, sont et seront également motivées par des intérêts nationaux, pour la simple et bonne raison que les Etats ne sont pas – et même ne doivent pas – être désintéressés puisque leur raison d’être est de défendre les intérêts de leurs citoyens. L’exigence de désintéressement de l’Etat intervenant, qui n’est autre que le critère de la bonne intention (intentio recta) de la théorie traditionnelle de la guerre juste, est de bien peu d’utilité.
Il est vain de tenter de faire croire à une opinion publique déjà très sceptique, voire cynique, que l’on intervient "seulement" pour aider les Libyens. Cela ne veut pas dire que l’intervention n’est pas humanitaire parce qu’elle ne l’est pas exclusivement. Elle l’est encore si elle sauve davantage de Libyens qu’elle n’en tue – ce que l’avenir nous dira.
Ce qu’il faut rappeler dans l’immédiat est qu’il est possible et souhaitable de défendre cette intervention sans faire appel à des notions aussi faibles que le droit d’ingérence ou la responsabilité de protéger, et sans avoir la naïveté de faire croire que les Etats intervenants sont désintéressés. La situation est déjà suffisamment complexe : évitons de nous raconter des fables.