Accueil du site > Articles > Ethique animale (2005-2015) > L’éthique animale au défi de la diversité

L’éthique animale au défi de la diversité

Le Courrier (Suisse), 21 mai 2010, p. 4.


PDF

Ancienne mais toujours actuelle, la question des droits des animaux est portée par divers courants de pensée et suscite des passions contradictoires. Cette mutiplicité constitue-t-elle un atout ou un frein à l’avancée de la « cause animale » ?

PHILOSOPHIE - Ancienne mais toujours actuelle, la question des droits des animaux est portée par divers courants de pensée et suscite des passions contradictoires. Cette mutiplicité constitue-t-elle un atout ou un frein à l’avancée de la « cause animale » ? Explications d’un spécialiste.

Par éthique animale, on désigne aujourd’hui l’étude non pas du sens moral des animaux, c’est-à-dire des relations qu’ils entretiennent entre eux, mais de leur statut moral, c’est-à-dire des relations qu’ils entretiennent avec nous, de la responsabilité morale des hommes à leur égard. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’une préoccupation récente : elle est millénaire même puisque des raisons morales sont invoquées pour justifier ou, plus souvent, dénoncer le traitement cruel des animaux depuis l’antiquité. Les questions que pose l’éthique animale sont finalement celles de savoir si les animaux ont des droits et nous des devoirs à leur égard (si oui, pourquoi et lesquels ?), s’ils méritent tous notre considération morale (si non, au nom de quoi exclure certaines espèces ?) et quelles en sont les conséquences pratiques, en termes d’alimentation, de recherche scientifique, de divertissements et, plus largement, de projet de société. Il s’agit donc d’un ensemble de questions et non pas, comme on le croit trop souvent, d’une compilation de règles idéales, ou de recettes sur ce qu’il est « moral » de faire aux animaux. Cela n’a pas de sens, de ce point de vue, de demander si telle ou telle pratique est « conforme à l’éthique animale », car l’éthique animale n’est pas une charte sur laquelle tout le monde serait d’accord, mais un domaine de recherche dans lequel, au contraire, beaucoup de personnes sont en désaccord.

Constitué en véritable discipline universitaire dans le monde anglophone depuis les années 1970, charriant des milliers de publications, de thèses, de colloques, ce domaine accueille une très grande diversité de positions, généralement réparties d’un côté ou de l’autre d’une ligne de faille entre, d’une part, ceux qui souhaitent maximiser le bien-être animal ou minimiser la souffrance, sans remettre en cause le principe même de l’exploitation (les welfaristes, ou réformistes) et, d’autre part, ceux qui souhaitent abolir l’exploitation animale sous toutes ses formes (les abolitionnistes), en défendant généralement une théorie des droits basée sur la valeur inhérente de l’animal qui, pas davantage que l’homme, ne serait un moyen en vue d’une fin (il aurait donc le droit de ne pas être exploité).

Entre ceux qui, comme Peter Singer, ne parlent pas de droits des animaux mais d’égalité de considération de leurs intérêts, ceux qui, comme Tom Regan et Gary L. Francione, défendent au contraire des théories des droits, ceux dont l’approche relèvent de l’intuition, la sollicitude, la religion, les sciences, l’écologie, le féminisme ou même la politique, les différences sont de taille. L’ensemble de ces réflexions, qui utilisent des moyens divers et aboutissent à des conclusions parfois opposées, partagent toutefois la même indignation face à la violence dont sont victimes les animaux, et s’évertuent à trouver une manière d’y répondre.

Certains, comme Singer et Regan, qui par ailleurs sont en profond désaccord, pensent que cette manière est l’argumentation rationnelle. Ils élaborent donc des théories raffinées, et se concentrent sur la dissymétrie de traitement entre les animaux humains et non humains, pour dénoncer des injustices. D’autres, comme les intuitionnistes, les partisans de la sollicitude (ce qu’on appelle en anglais l’éthique du care) et les féministes, pensent que la réponse est plus efficace si elle est directe et davantage basée sur l’intuition et les émotions. Clark, par exemple, écrit que « ceux qui battent les chiens à mort font quelque chose que la société devrait condamner sans attendre de savoir si le chien a des droits abstraits et métaphysiques ».

L’éthique animale est donc, comme n’importe quel autre domaine de recherche, confrontée au défi de la diversité des approches et des moyens. Mais, parce qu’il s’agit aussi de l’un des sujets de société les plus âprement débattus, les plus polémiques, les plus sensibles, qui soulève les passions les plus vives, et les plus contradictoires, cette multiplicité implique de nombreux affrontements et risque de polariser et de figer les groupes les uns contre les autres. Est-elle un atout ou un frein à l’évolution des mentalités ?

Derrière cette diversité d’approches, ceux qui font aujourd’hui la réflexion en éthique animale partagent tous le même objectif : améliorer le sort des animaux, de sorte qu’on comprend mal, de l’extérieur, pourquoi ces gens-là n’arrivent pas à s’entendre. C’est qu’ils ont des conceptions fort différentes de ce qu’est une « amélioration ». Pour certains, améliorer le sort des poules pondeuses, c’est agrandir leurs cages. Pour d’autres, c’est les supprimer et ne permettre que l’élevage de plein air. Pour d’autres encore, c’est supprimer l’élevage lui-même et ne pas permettre qu’un animal humain puisse se rendre propriétaire d’un animal non humain.

On pourrait, direz-vous, voir cette disparité comme les barreaux d’une même échelle, et ceux qui défendent une position abolitionniste pourraient se satisfaire, pour commencer, d’une étape réformiste. On ne supprimera pas les cages du jour au lendemain, et encore moins l’élevage, alors pourquoi ne pas commencer par les agrandir ? Cette première étape ne pourrait-elle pas mettre tout le monde d’accord, ceux qui souhaitent s’y arrêter, comme ceux qui voudront ensuite aller plus loin ?

C’est en réalité un peu plus compliqué, car une partie au moins des abolitionnistes est sincèrement persuadée que l’attitude réformiste, qui consiste à agrandir les cages, est non pas la première étape nécessaire vers l’abolition de l’exploitation animale, mais au contraire le meilleur moyen de ne jamais atteindre cet objectif. Améliorer le sort des animaux exploités, expliquent-ils, c’est rendre cette exploitation plus acceptable : c’est donc l’entériner, et éloigner d’autant la perspective qu’on puisse un jour la remettre en cause. On n’a pas aboli l’esclavage en allongeant progressivement la longueur des chaînes et en offrant aux malheureux captifs des conditions de plus en plus « humaines » : on l’a fait parce que le principe lui-même était révoltant. Ceux qui aujourd’hui revendiquent la libération des animaux sur le même modèle mettent donc parfois davantage de force à s’opposer aux réformistes – alors même que, dans l’esprit du grand public, ils font les uns et les autres partie de ce que l’on appelle parfois les « animalistes », les défenseurs des animaux – qu’à ceux qui sont indifférents au sort des animaux, voire qui leur sont hostiles.

On voit donc, dans le milieu de la protection animale, comme dans toute lutte politique, des groupuscules se faire la guerre. C’est globalement un frein à l’évolution des mentalités, puisque les forces déployées pour faire évoluer les choses tirent dans des directions parfois contradictoires, et se tirent souvent dans les pattes. Mais on ne pourrait le déplorer qu’en renonçant à la démocratie. Le dilemme est le même en politique : la présence de courants divergents amoindrit l’impact général d’un mouvement, mais rassure quant à sa santé démocratique. Le débat est nécessaire et cette diversité de vues, indépendamment de ses conséquences, doit être valorisée.

Le problème n’est pas l’existence de convictions différentes : c’est l’attitude qui consiste à refuser d’entendre celles des autres. J’ai vu des militants quitter une conférence pour ne pas avoir à entendre un chasseur poser une question. Ah ! qu’il est plus sécurisant de rester entre soi ! De n’être pas exposé à la contradiction ! Mais qu’il est stérile, plutôt, et contre-productif, d’agir ainsi. C’est donner l’impression d’une insécurité intellectuelle, comme si l’esprit, craignant d’être corrompu, convaincu, au contact d’autres idées que celles qu’il possède déjà, préférait ne pas prendre de risque et s’en remettre au seul dogmatisme. C’est donner l’impression que la défense animale est une croisade, le privilège d’un club de croyants, qui n’a pas d’autres armes que l’indignation, le mépris et la violence pour se faire entendre.

« Je ne suis pas d’accord avec vous, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire. » Voilà l’expression de la tolérance. La difficulté est qu’elle a des seuils très variables et qu’elle est inégalement répartie. Certains tolèrent la chasse, mais pas la corrida ; d’autres le fait de tuer des vaches pour les manger, mais pas des chiens ; certains tolèrent l’expérimentation sur les souris mais pas sur les grands singes ; d’autres rejettent toute forme d’exploitation animale. Ce qui motive cette diversité est extrêmement intime et complexe, relève souvent de l’histoire personnelle, des fréquentations que l’on a, des lectures que l’on fait – d’où la résistance que rencontrent les militants qui entreprennent de « convertir » la population à l’une ou l’autre de ces positions.

La tolérance, ce n’est pas laisser aux autres la liberté de défendre des opinions qu’on ne partage pas – car cette liberté, comme toutes les autres, a des limites (ce n’est pas être tolérant que de laisser faire l’apologie du racisme ou l’incitation à la haine ; ce n’est pas être intolérant que de s’y opposer) – c’est ne pas s’y opposer au seul motif qu’on ne les partage pas. Etre tolérant, ce n’est pas dire qu’il en va comme « des goûts et des couleurs » et que chacun a le droit de n’être pas dérangé dans ses convictions. C’est dire au contraire que j’ai le droit de tenter de convaincre autrui que mon opinion est meilleure que la sienne, autant qu’il a le droit, lui, de tenter de me convaincre du contraire. Une seule conviction est incompatible avec cet esprit : celle d’être en possession de la vérité absolue.

Etre tolérant, c’est donc aborder la discussion en acceptant le risque d’être convaincu. Il est tout à fait normal d’avoir l’intime conviction d’avoir raison. Il est plus important d’avoir celle que l’on peut, malgré tout, avoir tort. Car c’est ainsi que l’on progresse : au contact de l’adversité, pas en s’en protégeant par des murs stériles. La multiplicité des positions, en éthique animale comme ailleurs, est un atout : ce qui est un frein est l’intolérance.

Cet article est mis à la disposition du lecteur mais il ne correspond pas à la mise en page de la version définitive et publiée à laquelle il convient de se référer pour toute citation.