Notre époque est marquée par la multiplication des conflits asymétriques. Cette réalité impose de repenser une partie des règles de la stratégie. Les dignitaires de l’armée française en sont conscients. Et c’est ce à quoi s’emploient, dans une synthèse brillante, les auteurs du Dictionnaire de la guerre et de la paix (PUF). Débat entre le coordinateur de cet ouvrage et le général Henri Bentégeat, ancien chef d’état-major des armées françaises.
L’Express : Pourquoi avoir rédigé un Dictionnaire de la guerre et de la paix ?
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Après avoir contribué, en 2011, au Dictionnaire de la violence dirigé par Michela Marzano, publié aux PUF, j’ai proposé de faire un Dictionnaire de la guerre – c’est-à-dire aussi de la paix –, dans la même collection. Notre approche n’est pas belliciste ! Les deux sont corrélatifs, on ne peut pas traiter l’un sans l’autre. Les opérations de maintien de la paix ou la justice transitionnelle, par exemple, se situent à l’intersection. Nous y avons travaillé des années avec le général Benoît Durieux et le Pr Frédéric Ramel. Le résultat est une somme de plus de 260 entrées qui fait appel à 200 contributeurs, issus des sphères militaire et civile et de nombreuses disciplines. Nous avons tenté de trouver un équilibre entre les entrées relevant du registre militaire (forces spéciales, missiles...), d’autres plus doctrinales ou conceptuelles (sécurité humaine, paix démocratique, guerre préventive, etc.) et des notices biographiques de penseurs et stratèges (César, Sun Tzu, Ferdinand Foch...). L’approche est interdisciplinaire, et à la fois théorique et pratique. Il s’agissait de combler un déficit : alors que le département des war studies du King’s College de Londres existe depuis plus d’un demi- siècle, et que d’autres centres importants se développent chez nos voisins européens (notamment au Danemark), rien de comparable n’existe encore dans l’université française.
L’Express : Pour quelles raisons ce déficit est-il patent ?
J.-B. J. V. : Les études sur la guerre souffrent en France de deux maux principaux : la marginalisation et la fragmentation. La marginalisation est en partie liée à l’héritage d’un certain antimilitarisme de l’université française dont il reste quelques traces. D’aucuns, surtout de la génération des babyboomers, qui n’a jamais connu la guerre, pouvaient croire à la pacification graduelle des relations internationales et, du même coup, ne pas consi dérer la guerre comme un objet d’étude digne de l’université. Les attentats de 2015 ont largement changé cette perception : les questions de défense et de sécurité sont même devenues à la mode. Quant à la fragmentation, elle tient au fait que les études sur la guerre et la paix sont dispersées parmi différentes disciplines concurrentes et cloisonnées, alors que les war studies, comme les peace studies, exigent au contraire une grande interdisciplinarité. Il y a aussi trop peu de communication entre les différents lieux où ces études se font : les universités, les think tanks, les ministères et les acteurs privés. Mais ces problèmes sont connus, et nous sommes nombreux à vouloir les surmonter.
L’Express : Les armées sont-elles aussi responsables de cette lacune ?
Henri Bentégeat : Elles en sont responsables, d’une certaine manière, par leur silence pendant des années. Parlons franc : c’est Charles de Gaulle, après le putsch des généraux en Algérie, en 1961, qui a posé une sorte de chape de plomb sur les armées. Il avait pourtant beaucoup écrit lui-même dans l’entredeux- guerres, et, comme on le sait, avec une grande liberté. L’ancien chef de l’Etat, aidé par de grands ministres de l’Armée, tel Pierre Messmer, avait exigé que les officiers se mettent en retrait de la pensée militaire ou de la participation militaire à la réflexion sur la guerre. Y compris sur la dissuasion nucléaire, qui est la clef de voûte de notre politique de défense. Après les contributions de ses concepteurs, les généraux Lucien Poirier et Pierre Marie Gallois, c’en était fini. Je l’ai vécu personnellement. Chaque fois qu’on essayait d’écrire sur un sujet, le commandement nous rappelait que c’était à nos dépens. Quand je suis devenu chef d’état-major des armées [entre 2002 et 2006], je me suis battu pour que les rares officiers ayant publié des ouvrages de réflexion soient récompensés – même si leur point de vue était discutable. Aux Etats-Unis, à l’inverse, la floraison de réflexions a vite été écrasée par le primat de la technologie, qui a laminé toute tentative d’approche nuancée. En France, comme en Europe de l’Ouest, le silence des militaires a contribué à faire de la pensée sur la guerre et sur la paix quelque chose d’immatériel, sans prise sur la réalité du terrain, et donc sans pouvoir sur le règlement durable des conflits. Elle n’est traitée que dans le cadre institutionnel des relations internationales, où les conflits sont abordés de façon marginale.
L’Express : La guerre est-elle naturelle à l’homme ?
H. B. : De vieilles théories, de Konrad Lorenz et de quelques autres, tendent à démontrer que l’ADN de l’homme d’aujourd’hui n’est pas très différent de celui de l’Homo sapiens. L’être humain, en particulier le mâle, aurait un cerveau dit reptilien. Selon Gaston Bouthoul, l’inventeur de la polémologie [la « science de la guerre »], cette agressivité serait encore plus marquée chez le jeune. C’est discuté, parce que les découvertes récentes de la biologie ne confirment pas forcément l’agressivité naturelle et éternelle de l’être humain. Il est avéré, cependant, que dans les premières sociétés un peu organisées, à l’époque préhistorique, on trouve des traces de guerre. Dès qu’un groupe se constitue, il se situe par rapport aux autres, avec lesquels il entre en conflit violent.
J.-B. J. V. : C’est l’éternel débat philosophique entre l’inné et l’acquis, le naturel et le culturel. Je ne pense pas en l’occurrence qu’on puisse clairement les distinguer, savoir si l’homme est programmé génétiquement à faire la guerre ou si c’est quelque chose qui est lié à son organisation politique et qu’il a développé et transmis. Il y a quelque chose de naturel, de commun avec les autres animaux, dans la compétition pour les ressources, la reproduction ou le rang, la domination dans le groupe. Mais l’homme est seul à faire la guerre pour des idées, des croyances. Si la guerre est par essence politique, savoir si elle est proprement humaine revient à savoir si le politique est propre à l’homme – un autre débat !
H. B. : On a longtemps espéré se débarrasser de ce fléau. On a même cru y parvenir, à plusieurs moments de l’Histoire : le christianisme, en mettant fin à la pratique du « vae victis ! [malheur aux vaincus] » devait permettre l’établissement d’une paix durable. Plus tard, les physiocrates et Montesquieu ont cru à l’effet pacificateur du commerce. A la fin du XIXe siècle, on espérait que l’avènement de la démocratie contiendrait le bellicisme des dirigeants. Les horreurs du XXe siècle ont balayé ces illusions.
J.-B. J. V. : Il y a aussi eu l’ONU, et le rêve de l’interdiction de la guerre...
H. B. : Oui. Malgré les tragédies, le grand rêve n’a pas complètement disparu. Dans beaucoup de cercles intellectuels dominants en France, mais aussi en Europe, du moins jusqu’en 2015, l’utopie de la paix universelle et définitive – chère à Emmanuel Kant – a gardé de nombreux disciples. Le fait que les guerres traditionnelles entre nations deviennent plus rares permet à ce courant de persister.
L’Express : Pourquoi, dans le Dictionnaire, n’avez-vous pas souhaité définir le mot « guerre » ?
J.-B. J. V. : L’entrée « guerre et paix » est devenue l’introduction. « La guerre » est en réalité une notion très vague. Les définitions sont souvent trop étroites (la limitant à la guerre interétatique ou déclarée, par exemple) ou trop larges (en incluant le moindre incident frontalier). A partir de quel seuil et de quel type de violence doit-on parler de « guerre » ? La déclaration estelle un critère ? En réalité non : la France n’a pas déclaré la guerre depuis la Seconde Guerre mondiale. Ce qui ne l’a pas empêchée de la faire ! Le terme est galvaudé. Il y a des usages métaphoriques : guerre contre la drogue, contre le terrorisme, qui ne veulent pas dire grand-chose. On ne fait pas la guerre à une méthode, mais un ennemi. C’est pourquoi le droit international a depuis longtemps abandonné le mot flou de « guerre », lui préférant celui de « conflit armé », dont il existe des définitions précises. « Guerre » relève plutôt de la communication politique. Comme « intervention » – un néologisme créé au XIXe siècle afin, précisément, de ne pas dire « guerre » dans certaines situations. Dire « intervention », surtout « humanitaire », c’est être dans l’analogie médicale, chirurgicale. C’est sous-entendre que l’opération sera brève, propre, limitée, et qu’elle est faite pour le bien du patient. Dire « guerre », c’est rappeler qu’elle est sérieuse, durable, et nécessite des sacrifices.
L’Express : Le mot disparaît, mais, sur le terrain, on assiste pourtant au retour de la guerre...
H. B. : Il est difficile de circonscrire exactement la guerre. La frontière entre la guerre et la paix est devenue très floue et, souvent, insaisissable. Des formes de conflits civils ou de guerres difficiles à définir, comme le terrorisme, restent nombreuses. Et meurtrières, comme on le voit en Syrie. Contrairement à ce que beaucoup ont espéré, notamment dans le monde universitaire après la dissolution du pacte de Varsovie, dans les années 1990, la guerre ou les conflits armés perdurent. Ils ne sont pas près de disparaître, parce que l’intérêt, la peur et l’orgueil demeurent des ressorts puissants de l’engagement des peuples.
L’Express : Quel problème cette ambiguïté pose-t-elle ?
J.-B. J. V. : Celui de la victoire, car faire la guerre n’a de sens que pour la paix à venir. Or que veut dire « gagner une guerre » aujourd’hui ? Sans but précis de nature politique, elle peut s’éterniser et ne plus aboutir à ce à quoi elle est destinée : la paix. L’une et l’autre se mélangent. La plupart des conflits sont des zones grises. C’est une autre raison de ne pas parler de « guerre contre le terrorisme ». Car que voudrait dire la gagner ? Ni signer un traité avec les groupes djihadistes du nord du Mali, ni « éradiquer » Daech qui mute, ni supprimer totalement le risque d’attentat sur le territoire national – contrairement à un discours politique « motivationnel », mais qui risque d’entretenir de faux espoirs. Le but est non pas de « gagner la guerre » contre le terrorisme mais de faire passer le risque terroriste en deçà du seuil de ce qui est politiquement et socialement acceptable.
H. B. : Dans les démocraties occidentales, les hommes politiques sont soumis à des pressions nouvelles des opinions publiques. La première est l’impatience. Chaque fois que la France intervient quelque part, au bout d’une semaine, les médias commencent à parler d’enlisement. C’est affolant, car les crises se gèrent sur une quinzaine d’années, parfois sur deux générations. La deuxième pression, c’est l’émotion. C’est un puissant vecteur d ’action , comme on l’a vu en Libye, en 2011. Parce qu’il se passait des choses affreuses et insupportables. Emotion plus impatience : cela tend à « dérationaliser » la décision politique. Autrement dit, ce que Clausewitz appelait les « buts de guerre » n’est plus clairement défini. Pour les militaires, cela pose des problèmes considérables. Comment calibrer l’engagement des forces et comment l’insérer dans une approche globale, diplomatique, financière, juridique et sécuritaire, si les objectifs politiques à court et moyen termes ne sont pas précisément établis ? C’est un enjeu majeur du renouvellement de la réflexion stratégique auquel ce dictionnaire nous invite.