L’une des nombreuses questions qui restent sans réponse au sujet de l’intervention en Libye est celle de son objectif : s’agit-il de protéger les civils ou de renverser Kadhafi ? D’une intervention humanitaire dont le but est d’empêcher un massacre, ou d’une intervention politique, pro-démocratique, dont le but est de changer de régime ?
L’une des nombreuses questions qui restent sans réponse au sujet de l’intervention en Libye est celle de son objectif : s’agit-il de protéger les civils ou de renverser Kadhafi ? D’une intervention humanitaire dont le but est d’empêcher un massacre, ou d’une intervention politique, pro-démocratique, dont le but est de changer de régime ?
Il y a là deux catégories distinctes, qu’avaient déjà identifiées les juristes du XIXe siècle, en séparant ce qu’on appelait alors l’« intervention d’humanité » de l’« intervention contre le despotisme ».
Aujourd’hui, on considère que l’intervention est humanitaire si elle répond à une urgence humanitaire suprême, comme un massacre, un génocide, un crime contre l’humanité ou un nettoyage ethnique. Les violations quotidiennes des droits de l’homme dans les dictatures sont évidemment condamnables mais elles ne justifient pas une intervention armée, qui fera aussi des victimes et ne peut être « humanitaire » que si elle sauve davantage de personnes qu’elle n’en tue.
Au Kosovo en 1999, par exemple, il s’agissait d’une intervention humanitaire – « illégale mais légitime » selon l’expression consacrée, puisqu’elle n’était pas autorisée par le Conseil de sécurité, mais malgré tout justifiée par un nettoyage ethnique. En Irak en 2003, en revanche, il s’agissait d’une intervention pro-démocratique – parce qu’elle n’était motivée par aucune urgence.
En Libye, de quoi s’agit-il ? Officiellement, d’une intervention « seulement » humanitaire. La résolution du Conseil de sécurité n’autorise les Etats intervenants à prendre toutes les mesures nécessaires que « pour protéger les populations et zones civiles menacées d’attaque ». Il n’est apparemment pas question de renverser un dictateur, encore moins d’imposer la démocratie, et en général les responsables politiques et militaires se gardent bien de prétendre le contraire.
Mais, en même temps qu’ils reconnaissent la limite de leur mandat, ils sont également unanimes pour souhaiter le départ de Kadhafi. Le président Obama a été très clair en déclarant à la fois que la résolution « se concentre spécifiquement sur la menace humanitaire » et que « Kadhafi doit partir ». Comment comprendre cette articulation ? L’intervention humanitaire dissimule-t-elle une intervention pro-démocratique ?
Il faut d’abord observer que l’une et l’autre ont, par définition, des liens étroits, en premier lieu parce que les urgences humanitaires apparaissent souvent dans des Etats non démocratiques et qu’il est généralement possible d’établir un lien de causalité entre la nature du régime et les exactions dont est victime la population – soit parce qu’il les commet lui-même, les laisse faire, ou n’a pas le pouvoir de les empêcher.
Dès lors, quelle serait l’efficacité d’une intervention qui ne s’attaquerait qu’aux symptômes, en arrêtant les massacres en cours puis en se retirant ? D’autres massacres auraient vraisemblablement lieu demain. Si le problème est lié à la nature du régime, il est difficile de le traiter sans le renverser.
L’intervention humanitaire et l’intervention pro-démocratique, distinctes en théorie, coïncident donc en pratique dans certaines circonstances, si la cause de l’urgence humanitaire est un gouvernement non démocratique. Alors, intervenir pour répondre à cette urgence humanitaire – et non pour renverser le gouvernement – passe dans les faits par le renversement du gouvernement, non pas comme une fin en soi, mais comme un moyen.
Les sceptiques demanderont : est-ce bien l’intervention humanitaire qui est l’occasion d’une intervention politique, ou l’inverse ? L’Etat intervenant ne peut-il pas profiter d’une crise humanitaire pour renverser un régime en se servant des victimes comme d’un moyen, et non d’une fin ? Sans doute. Mais cela ne semble pas être le cas en Libye. Les Etats intervenants aujourd’hui faisaient hier encore des affaires avec Kadhafi et n’avaient aucun intérêt à renverser un si bon client. Il a fallu que le printemps arabe s’en mêle pour que le dictateur devenu fréquentable redevienne « sanguinaire ».
Il faut désormais que Kadhafi parte. Dire cela, ce n’est pas être un faucon néo-conservateur faisant du changement de régime une cause juste en soi. C’est au contraire le considérer comme un moyen de satisfaire la cause juste, qui est la protection des civils. La question est simple : peut-on protéger les civils sans renverser Kadhafi ? Après qu’il a ordonné le bombardement des manifestants à Tripoli, menacé de « nettoyer » Benghazi, et même d’attaquer des objectifs civils en Méditerranée ? Non.
Il est impossible de protéger les civils sans renverser Kadhafi, puisqu’il est à l’origine de la menace qui pèse sur eux. Et la résolution le permet, puisqu’elle autorise les Etats intervenants à prendre « toutes les mesures nécessaires » pour protéger les civils. Le renversement de Kadhafi est l’une de ces mesures nécessaires. Pas comme une fin en soi – et c’est pourquoi il ne s’agit pas d’une intervention pro-démocratique – mais comme un moyen.
D’ailleurs rien ne garantit que le régime suivant sera démocratique. On peut toutefois supposer qu’il le sera davantage, et cela suffit à le préférer. « Ce n’est jamais la lutte entre le bien et le mal, disait Raymond Aron, c’est le préférable contre le détestable. »