Sur un sujet classique et maintes fois discuté, le Concordat de 1801 entre Bonaparte et Pie VII, nous nous livrons ici à l’exercice du commentaire de texte, afin de présenter de manière claire et synthétique les 17 articles qui ont ramené en France la paix religieuse à une époque troublée. En deux parties, nous montrons comment le Concordat est un habile compromis qui satisfait, d’une part, le culte et la République, en reconnaissant que la religion de « la grande majorité des Français » a droit à un culte libre et public dans une République à qui elle doit fidélité tandis que se pose la question de la profession de foi personnelle du souverain et, d’autre part, les personnes et les biens, en renouvelant l’épiscopat et le régime de la propriété ecclésiastique, par une nouvelle circonscription des diocèses, des démissions et des nominations massives, et en convaincant Rome de renoncer aux biens ecclésiastiques aliénés contre la fonctionnarisation du clergé.
La rupture dans la continuité. Ainsi se pose, de manière paradoxale et dialectique, Napoléon Bonaparte, dans sa déclaration consulaire du 25 décembre 1799 : « Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. La Révolution est finie ». Négation qui conserve, dépassement qui englobe, la politique napoléonienne ne pourra jamais se comprendre qu’en référence à la période révolutionnaire qu’elle entend clore, et dont elle entend guérir. L’histoire des relations entre l’Église et l’État ne fait pas exception : lire et présenter le Concordat de 1801 exige en propédeutique que soit rappelée la situation délicate de l’Église en France sous la Révolution.
Avec l’abolition des privilèges du 4 août 1789, le clergé n’existe plus en tant qu’ordre et ne reçoit plus la dîme. Le 2 novembre, ses biens sont nationalisés. Le 12 juillet 1790 est votée la Constitution civile du clergé, qui abroge le régime Concordataire de 1516, et à laquelle les députés demanderont aux prêtres de prêter serment, ainsi qu’à « la Nation, à la loi et au Roi » [1]. La moitié des curés et tous les évêques sauf quatre refusent. On les appelle réfractaires ou insermentés, tandis que les autres sont appelés constitutionnels ou jureurs. C’est le début d’un schisme qui marque la rupture entre l’Église catholique romaine et la Révolution française. Par le bref Quod Aliquantum du 10 mars 1791, Pie VI condamne la Constitution et les principes de la révolution. Rome ne reconnaît plus désormais que les évêques légitimes, c’est-à-dire réfractaires, qui sont à l’inverse de plus en plus illégitimes en France : un premier décret, le 29 novembre, les menace de bannissement. Le 27 mai 1792, un deuxième décret permettra de les interner ou les déporter et, le 26 août de la même année, un troisième leur donnera quinze jours pour quitter le pays. On tente alors de substituer au catholicisme d’autres cultes. Celui de la Raison, d’abord, en 1793, auquel sont désormais destinées, à partir du 25 novembre, les églises de Paris tandis que les municipalités peuvent depuis le 6 novembre renoncer au culte catholique et fermer les églises (certaines servent même à entreposer du foin et des denrées ou à donner des bals et des concerts). Celui de l’Être suprême, ensuite, le 7 mai 1794. L’Église constitutionnelle elle-même n’est plus à l’abri : le 18 septembre 1794, son budget est supprimé, ce qui marque la séparation de l’Église et de l’État. Comme une respiration ayant atteint son apogée, la politique révolutionnaire à l’égard de l’Église ne peut plus désormais que s’assouplir. Les mesures prises contre les prêtres réfractaires sont finalement abolies le 24 août 1797.
C’est alors que Bonaparte entre en scène. Il se retourne et tire les conclusions de cette décennie orageuse. La Convention n’avait pu imposer le culte de l’Être suprême, le Directoire avait également échoué à installer solidement ses offices décadaires et sa Théophilanthropie : on ne déracinait pas facilement, en France, la religion catholique. Autant, donc, composer avec elle. Dès l’automne 1799, le premier consul poursuit la détente déjà amorcée et prend ce qu’Albert Vandal nomme de « retentissantes demi-mesures » [2] : les prêtres ayant prêté tous les serments, ceux ayant abdiqué leur sacerdoce et ceux qui se sont mariés sont exemptés de la déportation (29 novembre 1799). Les églises sont restituées aux citoyens, l’obligation de les maintenir fermées est annulée, l’autorisation de les ouvrir le dimanche est donnée (28 décembre 1799), et tout ecclésiastique ayant prêté serment de fidélité à la constitution nouvelle est autorisé à célébrer le culte. À cela il faut ajouter le très démonstratif honneur funèbre rendu à Pie VI le 30 décembre 1799, que le premier consul fait donner dans toutes les cathédrales et églises, pour se préparer les faveurs du Sacré Collège travaillant en Conclave à l’élection du nouveau pape. Demi-mesures plus spectaculaires que réelles car, pendant qu’il les jetait aux yeux de Rome comme pour mieux l’aveugler, ses ministres menaient dans les faits une politique dans la lignée de celles des gouvernements révolutionnaires précédents. Toujours est-il que Bonaparte multiplie les efforts à l’attention de Rome, et entend bien mener de la sorte une politique de réconciliation.
C’est dans cet esprit qu’après s’être rendu à Milan assister à un Te Deum, Bonaparte en personne rencontre le 25 juin 1800 le cardinal Martiniana, pour lui confier une mission : faire part au pape du désir français de régler par un acte diplomatique le statut de la religion catholique en France. C’est « l’acte de naissance du Concordat » [3]. Nous restituons ici, dans l’intérêt de l’étude et pour mieux mesurer combien le projet initial de Bonaparte était déjà avancé et proche du texte définitif que nous commenterons, la lettre du 26 juin 1800 dans laquelle Martiniana rapporte à Pie VII la discussion qu’il eût la veille avec le premier consul :
« Bonaparte, donc, voudrait faire table rase de l’Église gallicane. Les évêques qui ont émigré, dit-il, ne peuvent plus convenir à la France, parce que la plupart en sont sortis non par le pur zèle de la religion, mais par des intérêts et des vues temporels. Quant aux intrus, il ne veut pas en entendre parler. Il lui semble, en conséquence, qu’il en faut de nouveaux qui soient choisis par le pouvoir qui exercera la souveraineté dans la nation, et canoniquement institués, par le Saint-Siège dont ils recevraient la mission et les bulles.
En outre, comme depuis tant d’années de révolution tous les biens que possédait l’Église gallicane ont été aliénés, comme leur revendication serait impossible en fait et jetterait la nation entière dans de nouveaux bouleversements, il croit nécessaire, pour ne pas trop changer la nation elle-même, que le nombre des évêchés soit diminué le plus possible, et que, jusqu’à ce qu’on puisse assigner des biens immeubles à chaque évêché, la portion congrue des évêques soit une pension à payer par les finances nationales, s’élevant à deux mille ou deux mille cinq cents écus romains, soit à dix ou onze mille livres de France. De cette manière, on ne verra plus en France le douloureux spectacle d’une grande patrie des évêques résidant à Paris, et il en résultera un grand avantage pour l’Église.
Voilà Très Saint-Père, exposée simplement, l’idée générale du Premier consul en ce qui concerne la réconciliation de la France avec le chef visible de l’Église universelle. » [4]
Le pape, surpris et enchanté, répond immédiatement à Martiniana : « Vous pouvez répondre au Premier consul que nous nous prêterons volontiers à une négociation qui a un objet si important » [5]. L’intermédiaire négociateur choisi par Bonaparte ayant la réputation d’avoir un esprit faible et épais (peut-être est-ce pour cela, même, que le premier consul l’avait choisi), Pie VII envoie Mgr Spina, intellectuellement plus compétent et plus habile. Les négociations sont ouvertes. Avant de les examiner plus particulièrement, questionnons le principe : pourquoi signer un Concordat ? Quels sont les intérêts des forces en présence ? Du côté français, l’affaire est limpide : le Concordat et plus largement l’Église ne sont jamais que des moyens politiques. Arrivé au pouvoir à l’issue d’une décennie révolutionnaire dans un pays encore fumant des ruines de l’Ancien Régime, Bonaparte a une obsession : rétablir la paix, en général (le pays est en guerre perpétuelle depuis le 20 avril 1792 et ne connaîtra la paix que le 25 mars 1802 avec la signature du traité franco-anglais à Amiens), et en particulier rétablir la paix religieuse, c’est-à-dire mettre fin au schisme qui saigne le clergé français depuis la Constitution civile de 1790. Le mot même de rétablissement, que Bernier utilisera le 26 novembre 1800 pour qualifier la légitimité du Concordat (« rétablir en France la religion catholique et l’union du clergé français avec l’Église de Rome » [6]), implique que l’état visé était perdu : on ne cherche à « rétablir la paix » que si l’on est en guerre, à « rétablir une union » que si l’on est désuni.
Pourquoi rétablir la paix religieuse ? Car le premier consul a déjà compris l’utilité de la religion, il sait combien elle est un important facteur de cohésion sociale : « Lorsque je saisis le timon des affaires, j’avais déjà des idées arrêtées sur les éléments qui cohésionnent la société. J’avais pesé toute l’importance de la religion. J’étais persuadé et j’avais résolu de la rétablir » écrit-il dans ses Mémoires de Sainte-Hélène. Les catholiques représentent alors plus de 80% de la population, et Bonaparte est informé par ses préfets et par des rapports de police d’une reprise de la fréquentation des églises, qui retrouve son niveau d’avant la Révolution. Le ciment social, s’il prend, couvre la quasi totalité de la population. Ce n’est donc pas tant d’une « pacification religieuse » que d’une « pacification par la religion » qu’il s’agit. Moyen ou, plus précisément, instrument de contrôle social, le rétablissement du catholicisme en France servira les vues du gouvernement, comme l’explique son conseiller le philosophe Fourcroy : « Il faut laisser à la masse du peuple ses prêtres, ses autels et son culte. Il faut aussi que le gouvernement s’en serve comme d’un levier puissant pour diriger les hommes, pour former leurs mœurs, pour adoucir leurs misères, pour les rendre meilleurs et moins malheureux » [7].
À ces intérêts intérieurs, il faut ajouter des considérations extérieures : d’une part, le Concordat, traité international, est un moyen pour Bonaparte de faire reconnaître (au sens où l’on parle de reconnaissance d’un État en droit international) le gouvernement consulaire (donc son élection par le peuple, donc la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Manière de couper l’herbe sous le pied de Louis XVIII, déjà reconnu par le Saint-Siège comme « Roi Très-Chrétien » [8]. Le projet a effectivement deux familles d’adversaires en France : outre les révolutionnaires (« Je crains beaucoup les intrus, les jansénistes, les jacobins » écrivait Spina [9]), les monarchistes s’y opposent violemment – Louis XVIII, en tant que successeur de François Ier, prétend être le seul habilité à retoucher le Concordat de 1516. D’autre part, donc, le Concordat est aussi un moyen d’affaiblir l’Autriche, sur le plan de ses prétentions italiennes : la France désormais serait de la partie – et la voilà même qui propose au pape de l’aider à maintenir son pouvoir temporel dans ses États. De son côté, Rome a également ses intérêts : en échange de cette reconnaissance du gouvernement consulaire par le pape, Bonaparte lui offre la reconnaissance de son autorité spirituelle à travers notamment le droit d’instituer les évêques, ce qui corrige les erreurs gallicanes et celles de la Constitution civile du clergé, ainsi qu’une protection militaire implicite (qui peut à tout moment devenir une menace, dont usera le 29 mai 1801 le général français dans les négociations) et la possibilité de restaurer sa souveraineté récemment écornée. Ce que Bonaparte propose avec le Concordat de 1801 n’est finalement rien d’autre qu’un marché : contre des concessions spirituelles (le Concordat lui-même), il propose à la papauté de l’aider à rétablir sa puissance temporelle, c’est-à-dire la souveraineté du pape dans les États de l’Église. Pie VII est au début choqué que l’on puisse marchander le spirituel contre du temporel, mais accueille malgré tout favorablement les propositions françaises.
Ainsi donc s’ouvrent les négociations. Leur histoire est longue, mouvementée et bien connue. De nombreux ouvrages du XIXe siècle en font le récit. Là n’est pas notre objet. Résumons brièvement l’essentiel. Des entretiens de Verceil du 26 juin 1800 à la signature du 15 juillet 1801, il y eut près de treize mois de pourparlers, que l’on divise généralement en trois phases (l’ouverture à Verceil, l’intervention de Spina et celle de Consalvi). Il ne faut pas moins de cinq brouillons pour formuler, côté français, une proposition [10], laquelle ne sera toujours pas acceptée par Rome en mai 1801. Afin d’accélérer les négociations, jusqu’alors étudiées côté romain, et conformément à la distribution des rôles dans la Curie, par la Congrégation des affaires ecclésiastiques, réorganisée et dirigée par le secrétaire Di Pietro, on fait alors venir à Paris le secrétaire d’État du Vatican, Consalvi lui-même, et les textes se succèdent : la version définitive, signée dans la nuit du 15 au 16 juillet 1801 (le 16 juillet 1801 à 2h du matin exactement), sera la treizième mouture. La bataille diplomatique est plus ferme car l’enjeu plus grand sur deux questions : le statut exact de la religion catholique en France et la liberté de culte. C’est ici qu’il faut examiner notre texte de plus près.
Rédigé en un préambule et une tissure de dix-sept articles concis, dont le nombre et la forme n’est pas sans évoquer la Déclaration de 1789, le Concordat est un compromis fait des sacrifices mutuels des deux parties en présence [11]. Bonaparte demande le renouvellement total de l’épiscopat français, la reconnaissance par l’Église de l’aliénation de ses biens et la réorganisation géographique des évêchés. Rome demande la protection des catholiques et la reconnaissance d’un statut particulier de l’Église catholique dans l’État français. Le texte que nous allons commenter satisfait tout le monde : le culte et la République, les personnes et les biens.
Le sujet est classique, et il a été largement discuté. Il nous semble pourtant que les grands commentaires produits à la fin du XIXe et au début du XXe siècles, en particulier celui du cardinal Mathieu sur lequel nous nous appuyons particulièrement tout en reconnaissant d’emblée que les documents qu’il présente ont été sélectionnés dans le but de défendre le Concordat, n’ont rien perdu de leur superbe et de leur rigueur [12]. Les travaux plus récents permettent de corriger certains biais, comme le souligne R. J. Dean, dont le but est d’ « arriver à une évaluation moins partiale, plus juste et plus objective du rôle joué par les constitutionnels » [13]. La plupart de ces ouvrages, cependant, portent sur le détail des négociations du Concordat. Nous nous livrons ici à l’exercice du commentaire de texte [14].
Le statut de la religion catholique en France, tel qu’il est réglé par le premier alinéa du préambule, c’est-à-dire par les tous premiers mots du Concordat, apparaît comme la question préalable et absolument prioritaire à laquelle le texte doit répondre. Il a naturellement fait l’objet des plus virulentes discussions dans les négociations et les versions antérieures. Consalvi concevait alors trois hypothèses : (a) soit la religion catholique est restaurée et déclarée dominante, c’est-à-dire « religion d’État ». Mais il n’y croit guère : « Le mal s’y est fait en peu d’années, mais il était préparé de longue date et pour rebâtir le sanctuaire il faudra des siècles » [15]. (b) Soit elle est seulement tolérée et mise sur un pied d’égalité avec le reste (athéisme, déisme, judaïsme, etc.). Consalvi se refuse à y croire (« Je confesse ingénument que mon cœur se refuse à prévoir un tel malheur » [16]) et émet l’avis que, le cas échéant, il n’y aurait pas même lieu de conclure un traité. (c) Soit, finalement, une certaine synthèse des deux premières hypothèses : « Je crois à une troisième hypothèse, à savoir que la religion catholique sera une religion privilégiée et plus favorisée que les autres et qu’il y aura lieu de traiter » [17]. Il a raison : c’est cette solution qui sera effectivement retenue.
Dans le premier projet, pourtant, Bernier avait discrètement glissé la reconnaissance de la religion catholique comme religion d’État (au titre neuvième, article Ier : « le gouvernement français déclare que la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État » [18]), et Spina la voulut en tête, c’est-à-dire en préambule. Talleyrand, pour qui la Curie romaine avait peu d’estime (du fait du rôle qu’il avait joué dans la Constitution civile de 1790), dans le deuxième projet, substituait à cette reconnaissance en droit une reconnaissance en fait avec la formule « religion de la majorité des français ». Spina préfère la formule de « religion dominante » puis « religion du gouvernement » mais ne parvient pas à les imposer. La formule retenue s’écrit : « Le Gouvernement de la République française reconnaît que la religion catholique, apostolique et romaine, est la religion de la grande majorité des citoyens français ».
Le Concordat règle le statut du catholicisme en France. Avant 1789, le catholicisme était religion d’État. Le Concordat, conformément au principe napoléonien, conserve les acquis révolutionnaires : il ne revient pas sur la laïcité avancée par la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795). Le pape concède donc que le catholicisme ne soit plus religion d’État : c’est le premier Concordat libéral. Le catholicisme n’est plus la religion de l’État, mais celle « de la grande majorité des citoyens français ». Il faut commenter cette différence. Dire d’une religion qu’elle est d’État est émettre une proposition normative : cette religion doit être celle de tous les citoyens français. Au contraire, la proposition du Concordat est descriptive, elle se borne à constater (elle « reconnaît ») que cette religion est celle de la grande majorité des citoyens français. La différence est donc double : en compréhension (elle doit être d’un côté, elle est seulement de l’autre) et en extension (elle s’applique à tous d’un côté et seulement à la grande majorité de l’autre). Pour Spina, cependant, le caractère seulement descriptif de l’affirmation du préambule n’implique pas pour autant une renonciation au normatif. Le 15 juin 1801, il exprime son opinion, comme pour rassurer le Saint-Siège, que le premier alinéa ne se borne pas à énoncer un fait : il est « inséparable du droit » : « Tout est, en France, la suite du vœu de la majorité, tout pouvoir, tout droit constitutionnel en émane dans l’état actuel… Reconnaître que la religion catholique en jouit, c’est sanctionner le plus beau de ses droits politiques. Nulle protection ne peut lui être refusée, dès qu’elle est l’objet du vœu de la majorité des citoyens. Ce vœu est le fondement de la loi dans un État républicain. En reconnaissant que la religion catholique a pour elle ce vœu, on ne se borne pas à reconnaître un fait historique, comme on l’a prétendu, mais un fait inséparable du droit, parce qu’il en est la base et le fondement » [19].
Le catholicisme, en somme, n’était plus la religion de la France, mais restait celle des Français. C’est la règle du plus grand nombre. C’est parce qu’il constate que la religion catholique est celle du plus grand nombre des français que Bonaparte se propose d’en régler le statut en signant un Concordat. Voilà l’application exacte du principe qu’il énonçait à son retour de Marengo, le 1er août 1800, lorsqu’il déclarait devant le Conseil d’État : « Ma politique est de gouverner les hommes comme le grand nombre veut l’être. C’est là, je crois, la manière de reconnaître la souveraineté du peuple. C’est en me faisant catholique que j’ai gagné la guerre en Vendée, en me faisant musulman que je me suis établi en Égypte, en me faisant ultramontain que j’ai gagné les esprits en Italie. Si je gouvernais un peuple juif, je rétablirais le Temple de Salomon » [20]. Cette tendance à gouverner comme le plus grand nombre veut l’être s’inscrit plus généralement dans une philosophie alors à la mode, apparue en Angleterre avec Jeremy Bentham et qui influencera considérablement Bonaparte, notamment dans la rédaction de son Code Pénal de 1810 : l’utilitarisme.
Les toutes dernières batailles, celles des dernières heures, portaient essentiellement sur l’art. 1, qui affirme la liberté et la publicité du culte catholique. Notons que dans la formule « La religion catholique, apostolique et romaine, sera librement exercée en France : son culte sera public, en se conformant aux règlements de police que le Gouvernement jugera nécessaires pour la tranquillité publique », la liberté est volontairement séparée, éloignée, de la publicité par Consalvi, de sorte que les restrictions voulues par le gouvernement français ne s’appliquent qu’à la publicité et ne touchent pas la liberté.
Que signifie, pour l’Église, son droit de s’exercer librement ? C’est son droit de s’organiser, de prêcher et d’enseigner librement – par opposition à l’Église de l’Ancien Régime qui était celle de l’État, en vertu du gallicanisme en cours. Renoncer à être religion d’État (préambule), c’est donc également gagner plus de liberté. Qu’est-ce à dire, maintenant, que « son culte sera public » ? Qu’il pourra s’exercer sans se cacher à l’intérieur des églises et des chapelles, qu’il pourra le cas échéant avoir lieu dehors, en plein air, sur la voie publique. La religion catholique ayant un caractère social, cette exigence correspond à sa nature même, comme le montre L. Crouzil [21]. Par l’art. 1, Bonaparte abolit tacitement la loi du 7 vendémiaire an IV qui posait l’interdiction de tout emblème religieux en dehors des temples, du costume ecclésiastique, de toute dotation ou taxation pour l’entretien du culte, de toute lecture en dehors des églises, et toute affiche ou distribution d’écrits émanés d’un ministre du culte résidant hors de France (c’est le pape qui était alors visé). L’exercice du culte était donc privé. Le Saint-Siège demande qu’il soit public. Bonaparte y consent, non sans difficultés.
Le premier consul, effectivement, refuse longtemps le terme « publiquement » proposé par le Saint-Siège, puis l’accepte à condition d’y adjoindre une restriction. Consalvi accepte tout d’abord une formule prudente, qui relativise la réserve dans le temps : « Son culte sera public, en se conformant toutefois, vu les circonstances actuelles, aux règlements de police qui seront jugés nécessaires pour la sûreté publique » [22]. Mais la France parvient bientôt à retirer cette précision et, le dernier jour des négociations, la rédaction de Bonaparte laissait une marge de manœuvre très vaste au gouvernement : « Le culte sera public, en se conformant aux règlements de police que le gouvernement jugera nécessaires ». Consalvi s’en tire en imposant le complément « pour la tranquillité publique », qui interdit au gouvernement d’agir arbitrairement. C’était le moyen de limiter le champ d’action de la police en en précisant la condition : on évite ainsi l’ingérence. Les Français protestent, arguant que la précision était inutile, puisqu’il allait de soi que le rôle de la police était de garantir la tranquillité publique, ce à quoi Consalvi répond que, s’ils étaient de bonne foi, il ne leur coûtait rien d’accepter une précision qui, au pire, était redondante.
À propos de cette restriction, une note de Bernier à Consalvi du 11 juillet 1801 se veut rassurante : « Par cette clause, le gouvernement ne prétend pas s’attribuer un nouveau droit ni enchaîner l’exercice extérieur de la religion qu’il professe lui-même, il veut seulement céder aux circonstances ce que la nécessité lui prescrit et ne pas s’obliger indéfiniment au delà de ce qu’il peut faire. (…) Ces mesures de police ne sont que des moyens dictés par la prudence ; s’il les oubliait, il trahirait des devoirs et compromettrait par là même le succès de la négociation » [23]. C’est pourtant cette clause restrictive qui permettra au gouvernement d’introduire ultérieurement et unilatéralement les articles organiques. Concrètement, le gouvernement se réserve donc la possibilité d’interdire une cérémonie extérieure du culte, si elle est de nature à compromettre la tranquillité publique. En l’occurrence, c’est le maire qui, dans sa commune, a le pouvoir d’interdire par la police, c’est-à-dire par un arrêté, une cérémonie publique s’il estime qu’elle menace la tranquillité de sa commune. Tout dépend donc de l’estimation locale, comme le note L. Crouzil, qui en dénonce les excès en rapportant l’exemple de « cet officier municipal qui voulait interdire les processions parce que les voiles blancs des jeunes filles, disait-il, faisaient peur aux chevaux » [24].
C’est une habitude française de soumettre les ecclésiastiques à divers serments, d’autant plus difficiles à accepter qu’ils sont généralement irréligieux, et que leur licéité est pour le moins discutable. Sous le Directoire, déjà, dès le lendemain du coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797), une loi les contraint à un « serment de haine à la royauté et à l’anarchie », déjà requis pour les fonctionnaires depuis 1796, et que le pape déclare illicite. La haine, en effet, s’oppose frontalement au principe de charité chrétienne. Environ 1800 réfractaires sont condamnés à la déportation à Cayenne (mais la plupart restent au port car la marine anglaise bloque les mers).
La question du serment, de fidélité cette fois, est à nouveau soulevée pour le Concordat.
Afin de mieux inscrire l’Église de France dans la République, le gouvernement exige des ecclésiastiques une promesse de fidélité à la constitution de l’an VIII. Rome, de son côté, y voit une approbation illicite et illégitime. Bernier insiste pour que la promesse soit insérée dans le texte et propose une formule de « soumission aux lois ». Le Saint-Siège lui préfère celle de « fidélité au gouvernement ». On adopte finalement la formule utilisée sous l’Ancien Régime à l’égard du roi, et qui est reportée à l’art. 6 :
« Les évêques, avant d’entrer en fonctions, prêteront directement, entre les mains du premier Consul, le serment de fidélité qui était en usage avant le changement de gouvernement, exprimé dans les termes suivants :
« Je jure et promets à Dieu, sur les saints évangiles, de garder obéissance et fidélité au Gouvernement établi par la Constitution de la République française. Je promets aussi de n’avoir aucune intelligence, de n’assister à aucun conseil, de n’entretenir aucune ligue, soit au-dedans, soit au-dehors, qui soit contraire à la tranquillité publique ; et si, dans mon diocèse ou ailleurs, j’apprends qu’il se trame quelque chose au préjudice de l’État, je le ferai savoir au Gouvernement. »
L’Église ne vit pas le serment comme une soumission, notamment parce qu’il fait partie de ses traditions, qu’il ne change pas grand-chose à celui qui était déjà en vigueur depuis François Ier et surtout parce qu’un vœu de fidélité ne vaut pas acceptation préventive de toutes les lois votées par le gouvernement en question.
L’art. 7 étend la prestation de serment aux curés : « Les ecclésiastiques du second ordre prêteront le même serment entre les mains des autorités civiles désignées par le Gouvernement ». Pour les évêques, le serment restera en usage jusqu’en 1870 (le serment politique sera aboli par le décret du 5 septembre 1870). On peut finalement concevoir la formule de prière rapportée à l’art. 8 comme une manière supplémentaire d’inviter la République au cœur même du culte, et comme un serment de fidélité implicite qui s’applique cette fois à chacun des fidèles : « La formule de prière suivante sera récitée à la fin de l’office divin, dans toutes les églises catholiques de France : Domine, salvam fac Rempublicam ; Domine, salvos fac Consules ». Cet article est important pour le premier consul : il symbolise la distance que l’Église prend avec l’Ancien Régime et son ralliement à la République. Notons que la version proposée par Bonaparte le 15 juillet 1801 ne demande pas au Seigneur de sauver la République (Domine, salvam fac Rempublicam) mais se contente des consuls (Domine, salvos fac Consules) : les consuls, c’est-à-dire le premier. La République, une fois de plus, est surtout le gouvernement d’un seul.
Bonaparte, dans les faits, n’est pas croyant. Tout au plus est-il déiste. Et là, d’ailleurs, n’est pas la question. Si Lentz a raison d’écrire qu’il faut aborder l’histoire du Concordat sans faire grand cas des convictions religieuses de Bonaparte [25], il faut aussitôt souligner que le texte lui-même y accorde malgré tout de l’importance : la formule « la profession particulière qu’en font les Consuls de la République » que l’on trouve dans le préambule, deuxième alinéa, est d’ailleurs issue d’une âpre discussion. À l’origine, effectivement, Consalvi avait proposé « la profession particulière qu’en fait le gouvernement actuel » [26] : c’est donc tout le gouvernement, précisé actuel, qui était réputé catholique. Bonaparte refuse aussitôt. Bernier s’en explique, dans une lettre à Consalvi du 7 juillet 1801, en parlant ainsi de la profession personnelle du premier consul : « Il est né catholique, il veut vivre et mourir dans cette religion. Il consent à signer un traité dans lequel Sa Sainteté reconnaîtra son catholicisme, mais il ne peut pas souscrire, au nom de tous les membres qui forment le gouvernement, cette déclaration essentiellement personnelle. Il désire donc qu’après ces mots : la profession qu’en fait, on substitue dans le préambule ceux-ci : le premier Consul actuel » [27]. Pourquoi rassurer Consalvi sur les convictions personnelles de Bonaparte ? Car le Saint-Siège n’est pas dupe et sait qu’en matière de religion, le général s’est montré caméléon à plusieurs reprises : ne s’était-il pas dit musulman en Égypte ? Voilà donc que l’on propose de réduire le gouvernement au premier consul, précisé catholique. Consalvi rechigne encore à lâcher ce mot de « gouvernement », arguant que « au titre IV de la Constitution il est établi que, sous le mot gouvernement, on n’entend que les trois consuls de la République ; ce mot ne peut donc s’entendre que d’eux et Sa Sainteté n’entend pas l’étendre à d’autres » [28]. Puis, dans les dernières heures de la discussion, il finira par renoncer au « gouvernement », pour lui substituer « les Consuls de la République ». De cette manière, la condition que la profession personnelle du souverain français fut catholique était satisfaite, et l’on pouvait retourner au Concordat.
Consalvi accepte alors de donner à Bonaparte le droit de patronage demandé, tout en proposant que le privilège ne soit accepté que pour le premier consul et non pour ses successeurs, à moins que ceux-ci ne soient eux-mêmes catholiques : « Mais il ne pourra pas accorder ce privilège de la nomination à tous ceux qui successivement occuperont sa place, à moins que l’on n’établisse que, constitutionnellement et essentiellement, cette place soit toujours occupée par des catholiques » [29]. Cette restriction, ajoutée par Consalvi et acceptée par Bonaparte, n’est autre que celle qui clôt l’ensemble du Concordat, en l’art. 17 : « Il est convenu entre les parties contractantes que, dans le cas où quelqu’un des successeurs du premier Consul actuel ne serait pas catholique, les droits et prérogatives mentionnés dans l’article ci-dessus, et la nomination aux évêchés, seront réglés, par rapport à lui, par une nouvelle convention ».
Réglant la relation qu’entretient la République française et le Saint-Siège, le Concordat se doit de préciser ce que Rome accorde personnellement au souverain français. C’est l’objet de l’art. 16, qui précise que « Sa Sainteté reconnaît dans le premier Consul de la République française, les mêmes droits et prérogatives dont jouissait près d’elle l’ancien gouvernement ». L’ancien gouvernement reconnu par Rome, c’est-à-dire la monarchie de l’Ancien Régime. La version de Bonaparte du 15 juillet est sur ce point plus explicite puisqu’elle proposait « Sa Sainteté reconnaît dans le gouvernement français les mêmes droits et prérogatives dont jouissaient près d’elle les rois de France avant le changement de gouvernement ». Notons que Bonaparte voulait faire passer le « gouvernement » entier et que le Saint-Siège est parvenu à limiter la reconnaissance des droits à la personne même de son chef. Quels sont ces droits ? « le droit de nommer un cardinal à chaque promotion des couronnes ; d’avoir pour la France un cardinal protecteur à Rome ; un auditeur de Rote ; un ambassadeur avec des préséances ; l’exclusive dans le conclave ; des établissements et une académie des beaux-arts, ainsi qu’une poste particulière à Rome » [30].
Ainsi le Concordat vise-t-il à satisfaire le culte et la République, en organisant un nouveau statut de la religion catholique en France. Mais son but est également de s’occuper des personnes et des biens, en établissant un nouvel épiscopat et un nouveau régime de la propriété ecclésiastique. C’est ce que nous allons voir maintenant.
Les diocèses sous l’Ancien Régime étaient nombreux et fort mal harmonisés, car de tailles très inégales. Sur les 136 que la France comptait alors, certains couvraient à peine un quartier (celui de Bethléem ne concernait qu’une partie des faubourgs de Nevers) et d’autres plusieurs centaines de paroisses (celui de Rouen réunissait à lui seul 1388 paroisses). Une réorganisation s’imposait. Bonaparte voulait réduire par économie. L’idée n’est pas nouvelle : en août 1790, le cardinal de Bernis, ambassadeur de Louis XVI à Rome, avait présenté au pape une telle demande, à la suite du vote par la Constituante de l’exigence d’un évêché par département. Ce fut l’irruption de la Constitution civile du clergé qui fit qu’on cessa, à Rome, de regarder le projet avec bienveillance. La circonscription dont on parle ici et qu’il s’agit alors de modifier n’est donc pas celle ordonnée par la constitution civile, aussitôt condamnée par le pape et pas même appliquée, mais celle de 1789. Le Saint-Siège, en 1801, préfèrerait allonger la liste que la raccourcir, mais di Pietro accepte rapidement le principe de la diminution proposé par les Français : « Il vaut mieux rétablir un certain nombre d’évêques que de n’en point avoir du tout. Si de cet article dépend le rétablissement de la religion, il convient que le Souverain Pontife y adhère » [31], conseille-t-on au pape. La discussion fut « brève et peu active » [32] et, visiblement, « Bernier n’eut pas sur ces articles à batailler » [33]. La mesure est donc insérée dans la première version du texte, et résistera sans problème à ses multiples remaniements, pour finir à l’art. 2 du Concordat : « Il sera fait par le Saint-Siège, de concert avec le Gouvernement, une nouvelle circonscription des diocèses français ».
La mise en œuvre de la modification de la géographie ecclésiastique de la France, qui réduit les 136 diocèses à 60, dont 50 évêchés et 10 archevêchés, est effectuée dès 1802, suite à la publication après approbation du Conseil d’État, le 19 avril 1802, de la bulle Qui Christi Domini expédiée par le pape le 29 novembre 1801. Le cardinal Mathieu critique avec force cette réduction et la réorganisation de la carte diocésaine, notant par exemple que l’on passe d’un extrême à l’autre puisqu’en lieu et place de trop petits diocèses on en trouve maintenant de trop grands, comme celui de Nancy qui couvre trois départements (Meurthe, Meuse, Vosges) [34].
Au sein même des diocèses, le Concordat charge par l’art. 9 les évêques d’établir une nouvelle circonscription de leurs paroisses, après accord du Gouvernement, conformément au principe de coopération et de responsabilité mutuelle qui traverse le texte : « Les évêques feront une nouvelle circonscription des paroisses de leurs diocèses, qui n’aura d’effet que d’après le consentement du Gouvernement ». C’est effectivement aux évêques qu’il appartient de déterminer le nombre des paroisses. Caprara en prévoit environ 40 000. En principe, l’évêque décide, puis soumet sa proposition au gouvernement, qui l’accepte ou la refuse. L’initiative est donc reconnue à l’évêque lui-même. Mais les articles organiques 31 et 60 déclareront qu’il y aura « au moins une paroisse dans chaque justice de paix », et Portalis écrira aux préfets que « L’on voit que la circonscription des curés est proprement déterminée par la loi » [35]… en violation flagrante du texte du Concordat.
Il y avait alors, on l’a déjà dit, deux épiscopats : le clergé constitutionnel, en France, et le clergé légitime, en majeure partie émigré. Le premier n’était pas accepté par le pape, et Bonaparte lui-même s’en méfiait. Quant au second, il sentait encore trop fort l’Ancien Régime, et il était par conséquent hors de question d’envisager son retour, qui aurait semé le trouble dans la population (sauf peut-être en Vendée, Bernier, qui en est le « pacificateur », ne le sait que trop), comme l’explique Bernier dans sa première note à Spina, le 8 novembre 1800 : « Leur retour aux fonctions épiscopales plongerait la France dans de nouveaux troubles et deviendrait, vu l’irritation des esprits, une source nouvelle de calamités. Le gouvernement français ne veut pas ce retour » [36]. Face à cette impasse, le premier consul n’avait pas le choix : il fallait renouveler l’ensemble. Le camp français propose donc une démission générale, comme moyen habile de renouveler totalement l’épiscopat, et d’abolir par là même la distinction entre constitutionnels et réfractaires – distinction qui, sous la forme d’un conflit ouvert, avait causé tant de mal à la société durant la précédente décennie.
Mais, du point de vue de l’Église, une révocation générale était inconcevable, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, en vertu du droit canonique, qui veut que la révocation ne soit qu’individuelle, à la suite d’une faute grave et sur décision du Saint-Siège. D’autre part, par souci de cohérence et de continuité, le pape ne pouvait traiter les légitimes réfractaires de la même manière que les illégitimes constitutionnels, comme si les premiers avaient commis une faute grave en suivant la consigne de l’Église de ne point se plier à la Constitution civile du clergé. Les légitimes ont déjà trop souffert de dix années de persécutions pour mériter d’être resté fidèles à Rome, et voilà maintenant qu’en guise de récompense Rome devrait les démissionner, au même titre que les traîtres révolutionnaires ? Pie VII exprime ainsi sa délicate situation, dans une lettre au Premier consul du 12 mai 1801 : « Quelle douleur, ô très cher fils, quelle amertume pour le chef de l’Église d’être obligé d’enlever de leurs sièges à tant de ses frères vénérables, recommandables par leurs vertus, par les maux qu’ils ont soufferts et par la constance invincible avec laquelle ils ont défendu la religion quand elle était si terriblement persécutée ! » [37]. Mais rien n’y fait : Bonaparte ne cède pas. Le 22 novembre, déjà, Spina écrivait : « Pour les évêques émigrés, il n’y a pas de quartier à espérer, Bonaparte veut absolument leur démission générale » [38].
Ne parvenant pas à sauver les réfractaires, Pie VII parvient tout de même à arracher que leur traitement soit distinct de celui des constitutionnels. L’honneur, de cette manière, reste sauf. Le pape fait retirer du texte les mots « quelconques », « actuels », « tous », que la France avait placé dans ses versions précédentes pour assimiler les uns aux autres et, refusant même de régler la question des constitutionnels dans le Concordat, pour ne point les mêler donc les assimiler aux réfractaires, il propose de leur consacrer un bref. Bonaparte accepte. Quant aux réfractaires, le pape tente bien de les sauver autant que possible : il suggère qu’ils gardent leur titre, mais perdent leur juridiction. Bonaparte refuse. Impossible, par ailleurs, de les déposer, puisqu’ils n’avaient pas démérité. On s’accorde alors sur la procédure conciliante de l’art. 3 : le pape leur demande leur démission. Notons que, par ce moyen, Bonaparte accorde au pape un pouvoir, celui de déposer les évêques français, qui n’était alors pas même reconnu par les théologiens français et qui porte un coup sérieux au gallicanisme. L’article est rédigé comme suit :
« Sa Sainteté déclarera aux titulaires des évêchés français, qu’elle attend d’eux avec une ferme confiance, pour le bien de la paix et de l’unité, toute espèce de sacrifices, même celui de leurs sièges.
D’après cette exhortation, s’ils se refusaient à ce sacrifice commandé par le bien de l’Église (refus néanmoins auquel sa Sainteté ne s’attend pas), il sera pourvu, par de nouveaux titulaires, au gouvernement des évêchés de la circonscription nouvelle, de la manière suivante »
La mise en œuvre des démissions épiscopales sera donc double. Premièrement, pour les évêques légitimes, et pour faire exécuter l’art. 3 du Concordat qu’il signe personnellement le 15 août 1801, Pie VII adresse le jour même à 95 évêques le bref Tam multa et une lettre individuelle qui leur demande leur démission, dans un délai de 10 jours, à compter de la réception du bref (passé ce délai, leur silence serait considéré comme un refus). On compte en France 46 démissions et 36 refus. Le pape dépose alors les évêques non démissionnaires, mais treize d’entre eux ne se soumettent toujours pas, et forment un front de résistance, un schisme anticoncordataire nommé « Petite Église », actif surtout dans la région lyonnaise, autour notamment de Mgr Coucy, évêque de La Rochelle, et Mgr Thémines, évêque de Blois, réfugiés en Espagne. La résistance, à vrai dire, est négligeable, s’essoufflera avec le temps et n’inquiètera pas la suite des événements.
Deuxièmement, il fallait faire démissionner les évêques constitutionnels. Bonaparte s’occupe de le faire avec ménagement car ils drainent autour d’eux une souche révolutionnaire qu’il aurait été malhabile de se mettre à dos. Le premier consul leur laisse donc une certaine liberté : il les laisse se réunir à Paris en mai 1801, y ouvrir un concile national le 29 juin, et y manifester leur opposition au Concordat. Le 28 août 1801, il reçoit même leurs Observations des membres du concile sur le traité avec Rome. Quant au pape, le 15 août 1801 il expédie le bref Post multos labores en deux formes : l’une pour les constitutionnels, qu’il ménage en leur donnant le titre d’évêques ; l’autre pour Spina en le chargeant d’obtenir de ces évêques leur démission, leur soumission et leur rétractation. Les constitutionnels donnent tous leur démission, sauf deux (Saurine et Grégoire), mais refusent de se rétracter.
Bernier voulait que la nomination revienne entièrement au premier consul ; mais Spina, invoquant le droit canon, refuse. En termes canoniques, effectivement, le privilège de nommer les évêques se nomme le patronage. Avant la Révolution, le patronage était conçu comme la récompense de celui qui avait rendu un quelconque service à la religion : ainsi les patrons pouvaient être des laïcs, tels que le roi, les seigneurs, ou même de simples paysans. Mais le patronage que revendique Bonaparte est d’une toute autre importance, puisqu’il vise à nommer tout le clergé d’un pays entier. C’est donc tout naturellement que Rome se montre méfiante envers cette question : « Ce droit de nomination (…) serait extrêmement périlleux parce qu’on pourrait nommer des indignes, ou même des incrédules » prévient le cardinal di Pietro dans son Votum [39]. La règle en cette matière, comme le rappelle Spina, est que le droit de patronage ne peut être reconnu qu’au souverain catholique d’une nation catholique : « Le privilège de nommer aux évêchés indiquant une espèce de patronat, n’a jamais été accordé par le Saint-Siège qu’aux souverains catholiques d’une nation également catholique ; de manière que si le souverain d’une nation ou d’une province n’est pas catholique, quoique la religion catholique de la nation ou province par lui dominée soit dominante, jamais on n’a accordé au souverain le droit de nommer aux évêchés » [40]. Les exemples sont frais, puisque l’Église vient de refuser ce privilège à deux souverains schismatiques, le roi d’Angleterre pour la Corse en 1795 et l’empereur de Russie pour la Pologne en 1798. La question de la profession catholique personnelle du souverain français apparaît alors comme une condition du droit de patronage qu’il réclame. Nous renvoyons sur ce point, déjà examiné, à la première partie.
Bernier, donc, voulait que la nomination revienne entièrement au Premier Consul. Spina, invoquant le droit canonique, refuse. Consalvi fait la synthèse et trouve le milieu des sacrifices mutuels en proposant que les deux autorités choisissent ensemble. La procédure retenue par les art. 4 et 5, qui abolit le mode précédent de nomination, celui présenté dans la Constitution civile du clergé au titre II, art. 1, pour revenir au système de 1516 qui reconnaissait au roi un droit de patronage, est donc la suivante :
« Le premier Consul de la République nommera, dans les trois mois qui suivront la publication de la bulle de sa Sainteté, aux archevêchés et évêchés de la circonscription nouvelle. Sa Sainteté conférera l’institution canonique, suivant les formes établies par rapport à la France avant le changement de gouvernement »
« Les nominations aux évêchés qui vaqueront dans la suite, seront également faites par le premier Consul, et l’institution canonique sera donnée par le Saint-Siège, en conformité de l’article précédent »
Le Saint-Siège se réserve donc le droit et le pouvoir de conférer l’institution canonique, ce qui signifie littéralement que le pape peut refuser l’épiscopat au candidat qui ne lui en paraîtrait pas digne, sans qu’il doive pour cela motiver son refus. De là surgit entre les deux « nommants », le pouvoir civil français et le pouvoir religieux romain, un rapport de force. Du côté français, en effet, on entend bien faire du pape un collateur forcé, comme le suggèrera Portalis à Caprara après la signature du Concordat, le 3 novembre 1801 : « d’après les maximes de la France, le Saint-Siège est un collateur forcé » [41]. Consalvi répond à Cacault le 30 novembre 1801 que « la qualité de collateur forcé s’entend dans ce sens, que Sa Sainteté ne peut refuser l’institution canonique aux sujets nommés, quand ils ne sont pas indignes de l’épiscopat. La chose est évidente par elle-même » [42].
La nomination des évêques par le premier consul est complétée par celle des curés par les évêques eux-mêmes, à l’art. 10, ce qui implique la disparition du droit de patronage relativement aux bénéfices inférieurs : « Les évêques nommeront aux cures. Leur choix ne pourra tomber que sur des personnes agréées par le Gouvernement ». Les deux pouvoirs se partagent encore la nomination, puisque l’évêque ne peut nommer que des personnes acceptées par le gouvernement : Bonaparte se réserve toujours un contrôle a priori. Le gouvernement, qui déjà avait obtenu la nomination des évêques, voulait aussi intervenir dans celle des curés. Bonaparte écrit lui-même « Les nominations ne seront valides qu’après avoir été agréées par le gouvernement », formulation quasi hérétique puisque, comme le rappelle Mathieu, la validité d’une nomination ecclésiastique ne peut dépendre d’un pouvoir civil. On finit donc par accepter la formule plus neutre : « leur choix ne pourra tomber que…. ».
De cette structure empilée, qui fait que le premier consul nomme les évêques et archevêques, les premiers nommant à leur tour les curés agréés par ce même premier consul, on peut tirer deux remarques. D’une part, l’on a là une illustration supplémentaire du fait que le Consulat n’a de République que le nom : il s’agit bien dans les faits du gouvernement d’un seul homme, qui soigne les références à l’Ancien Régime, puisque l’on reprend les dispositions du Concordat de 1516 : Bonaparte nomme les évêques comme le faisait Louis XVI. D’autre part, ce moyen de centralisation permet en principe au gouvernement de se construire un clergé à ses côtés, contrôlé jusque dans les paroisses, et des évêques redevables et comme endettés de s’être fait choisir. On peut voir à ce propos la lettre de Mgr de Mercy à Portalis du 20 germinal an X (10 avril 1802), qui remercie le Conseiller d’État d’avoir aidé auprès du Premier Consul sa nomination dans un texte ambigu, qui ne dissimule pas que sa nomination à l’archevêché de Bourges implique le sacrifice douloureux de son « ancien troupeau » (paroisse) [43].
La mise en œuvre de cette procédure se fait de la manière suivante. Conformément à l’art. 4, Bonaparte présente dans les trois mois des candidats. Mais, pour honorer quelques-unes de ses promesses et recycler dans le tissu social toutes les sensibilités, ses candidats sont, pour l’essentiel, d’anciens évêques constitutionnels. Le pape refuse d’abord, puis cède à la condition qu’ils signent la rétractation prévue. Huit évêques sur dix refusent. Le pape se contentera d’une renonciation à la Constitution civile du clergé – qu’il est aisé de signer, pour les intéressés, puisqu’elle n’existe plus. Notons que, pour gagner du temps, Pie VII délègue à Caprara, qui est son légat a latere, sur place à Paris, le pouvoir d’accorder aux évêques en question l’institution canonique, par le bref Quoniam favente Deo du 29 novembre 1801.
Depuis le décret du 24 novembre 1789, « Tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la nation », ils sont nationalisés, sur proposition de Talleyrand, pour remédier à la crise financière. Dans une lettre du 12 novembre 1800 à Martiniana, Bonaparte en personne fait de la conservation de ces acquisitions une condition sine qua non du Concordat. Il demande à l’Église d’en faire le sacrifice, c’est-à-dire de renoncer à les récupérer : « Cette expropriation, nécessitée par les besoins de l’État, est maintenant consommée. Ces biens ont passé des mains des possesseurs ou titulaires dans celles des acquéreurs. La loi donne à ceux-ci un titre et le gouvernement une garantie. Ce titre, cette garantie, repose essentiellement sur la foi publique ». Au sujet de ces acquisitions, il écrit : « La nécessité les commande, le besoin les exige, la loi de l’État les approuve, la constitution les garantit. Le bien de la paix, le repos de l’État, le rétablissement de la religion au milieu de nous, en un mot la réunion de la France avec l’Église de Rome dépendent essentiellement de la conservation de ces acquisitions ». Ainsi donc Bonaparte propose-t-il au pape « d’adopter, comme principe fondamental de toute réunion, que les acquisitions des biens ecclésiastiques dits nationaux, seront maintenues et ratifiées par l’Église, au nom de laquelle le Saint-Siège ordonnera, tant aux ecclésiastiques qu’aux fidèles, de ne troubler en aucune manière les possesseurs actuels de ces mêmes biens et de regarder l’acquisition qu’ils en ont faite comme un titre légal » [44].
Pie VII accepte et renonce donc aux biens aliénés par la Révolution. L’art. 13 écrit effectivement : « Sa Sainteté, pour le bien de la paix et l’heureux rétablissement de la religion catholique, déclare que ni elle, ni ses successeurs, ne troubleront en aucune manière les acquéreurs des biens ecclésiastiques aliénés, et qu’en conséquence, la propriété de ces mêmes biens, les droits et revenus y attachés, demeureront incommutables entre leurs mains ou celles de leurs ayant-cause ».
On peut faire deux remarques sur la rédaction de cet article. Premièrement, Bonaparte avait initialement écrit, dans son projet, que « Le Saint-Siège reconnaît l’aliénation des biens ecclésiastiques », mais les cardinaux virent dans le verbe « reconnaître » une connotation qui pouvait signifier « approuver », et le rejetèrent pour cette raison. Si Pie VII renonce effectivement à leur restitution, il n’entend pas pour autant reconnaître au gouvernement français un droit d’en disposer. Donc il s’engage, négativement, à ne pas inquiéter ni troubler les acquéreurs. Deuxièmement, notons la précision quant à l’objet, qui ne concerne que les « biens ecclésiastiques aliénés ». Dans une lettre du 15 novembre 1800, Spina demandait au gouvernement de « rendre aux églises et aux ecclésiastiques tous les biens qui ne sont pas encore aliénés. Il n’y a aucune raison d’en faire le sacrifice, puisque les acquéreurs n’y ont aucun intérêt ; mais je me doute bien qu’ils sont réduits à une petite quantité » [45]. Le gouvernement français admet d’abord cette demande, et l’insère même dans les premières versions du texte. Mais la voilà qui finalement disparaît, et il n’en est pas question dans la version finale. Il n’était pas de l’intérêt de Bonaparte d’assurer l’autonomie de certains évêques par la remise de biens encore non aliénés, quand par le traitement annuel appliqué à tous, il s’assurait de les rendre dépendants de l’État. On trouvera d’ailleurs que, dans la dernière version du texte qu’il présente lui-même le 15 juillet 1801, Bonaparte ne précisait pas « aliénés », comme pour mieux élargir le renoncement de l’Église à la totalité de ses biens (aliénés et non aliénés). Rome insistera, dans les dernières heures, pour que l’adjectif qualificatif « aliéné » soit adjoint à la rédaction du premier consul.
Comme pour compenser cette renonciation en droit aux biens ecclésiastiques aliénés, et répondre d’une certaine manière à la demande du Saint-Siège, l’art. 12 met à disposition de l’Église les biens non aliénés : « Toutes les églises métropolitaines, cathédrales, paroissiales et autres non aliénées, nécessaires au culte, seront remises à la disposition des évêques ». L’expression « mise à disposition » n’est pas anodine : c’est celle qui fut utilisée par le décret du 2 novembre 1789 pour dépouiller l’Église de ses biens (mis à disposition de la Nation) et, à l’époque, cette mise à disposition valait titre de propriété, puisque l’État les a vendu en agissant donc comme le véritable propriétaire (il avait, dirait-on en droit civil, l’animus domini). Mettre à disposition de l’Église ces biens serait donc lui en restituer la propriété. C’est trop de dire, cependant, que les évêques eux-mêmes sont les « propriétaires » : tout au plus l’art. 12 leur confère-t-il le titre de mandataires. Dans les faits, l’art. 12 accorde aux évêques un droit d’usage, se substituant à celui dont les communes jouissaient alors, en vertu de la loi du 11 prairial an III (30 mai 1795).
Dans ce qui est donc désormais considéré comme « leur cathédrale » et « leur diocèse », l’art. 11 rétablit aux évêques le droit d’avoir un chapitre et un séminaire : « Les évêques pourront avoir un chapitre dans leur cathédrale, et un séminaire pour leur diocèse, sans que le Gouvernement s’oblige à les doter ». La Constitution civile du clergé avait aboli les chapitres des chanoines, à l’époque violemment attaqués par les jansénistes et les parlementaires. Les voilà rétablis, mais l’on n’accorde pas pour autant aux chanoines un traitement (un arrêté du 14 ventôse an XI le fera). Il en va de même pour les séminaires (il faudra attendre une loi du 23 ventôse an XII pour qu’ils soient dotés).
Il y a entre les articles 13 et 14 un lien étroit : l’article 13 est concédé par le pape contre l’article 14. L’Église n’accepte le sacrifice de ses biens que si, en contrepartie, le gouvernement s’engage à salarier le clergé français. Si cette interprétation fut remise en cause, au XIXe siècle, par quelques juristes hardis [46], elle semble aujourd’hui solidement établie. Le marché est proposé tout à fait explicitement dans une lettre de Spina du 15 novembre 1800 : « Mais sa Sainteté, en faisant usage de toute son indulgence envers les acquéreurs des biens ecclésiastiques, vous conviendrez qu’elle ne doit, en aucune manière, perdre de vue les intérêts de la religion et la subsistance de ses ministres. Il faut donc que le gouvernement assure la subsistance, non seulement des évêques, mais encore des curés et de tous les autres ministres inférieurs » [47]. Et, le 11 juillet, dans son commentaire de l’article qui deviendra quelques jours plus tard l’art. 14, Bernier écrit : « cet article est la compensation naturelle de celui qui précède » [48].
Le clergé était alors privé de ses revenus habituels (le montant des dîmes, supprimées le 4 août 1789, et le produit de ses domaines). Le marché ainsi conclu, à défaut de lui restituer ses biens perdus durant la Révolution, lui assurait donc un mode de subsistance. Les évêques et les curés deviennent en vertu de l’art. 14 des fonctionnaires publics : « Le Gouvernement assurera un traitement convenable aux évêques et aux curés dont les diocèses et les paroisses seront compris dans la circonscription nouvelle ». La rédaction de Bonaparte dans sa version du 15 juillet 1801 précisait « aux évêques et aux curés qui seront nommés conformément aux articles 1 et 2 du titre II » [49] (c’est-à-dire aux articles 4 et 5 du texte définitif). Le traitement a donc pour condition la conformité de la nomination. Notons par ailleurs que le principe même de salarier un culte, sans remettre en cause la laïcité de la République, va à l’encontre de sa neutralité a priori en matière religieuse, qu’elle hérite de l’art. 10 de la Déclaration de 1789. Cette mesure contredit même la dernière phrase de l’art. 354 de la Constitution de l’an III : « Nul ne peut être empêché d’exercer, en se conformant aux lois, le culte qu’il a choisi. Nul ne peut être forcé de contribuer aux dépenses d’un culte. La République n’en salarie aucun ».
L’idée est récente, et elle bouleverse littéralement les équilibres antérieurs : depuis toujours l’Église est plus ancienne et plus riche que les États modernes, on ne la voit pas mendier à leur porte. Mais sa richesse est essentiellement ses biens immeubles, et sans eux la voilà dépourvue et nécessitante. Récente mais pas nouvelle, l’idée de fonctionnariser le clergé français est empruntée à la Constitution civile du clergé [50]. Une telle référence, bien évidemment, scandalise Rome qui rappelle que, déjà, Pie VI en condamna le principe, par le bref du 10 mars 1791. On reproche essentiellement deux choses à cette initiative. D’une part, elle est contraire à la dignité du sacerdoce : le comte Boulay de la Meurthe parle de « parti-pris légal d’humilier les prêtres » [51]. D’autre part, elle rend les évêques dépendants du pouvoir laïque : « l’entretien des évêques dépendant du pouvoir laïque, le paiement de leur pension pouvait être ou trop différé ou refusé dans le cas où les évêques feraient opposition à quelque ordre extravagant du gouvernement… Les évêques seraient trop exposés à devenir les hommes-liges du gouvernement » [52].
Si Rome se prépare pourtant à accepter, c’est que la mesure, à l’origine des négociations, est présentée comme seulement provisoire : Bonaparte avait suggéré le traitement en argent comme une mesure de transition, en attendant que les diocèses soient dotés en bien-fonds. Habile général, qui attire ainsi l’accord du pape, alors qu’il ne pense pas un instant abandonner l’idée. Et pour cause : ces traitements concédés contre la conservation des biens de l’Église sont pour l’État une bonne affaire, car ils ne lui coûtent que le quinzième de ce que lui a rapporté la nationalisation des biens fonciers de l’Église, estimés à trois à quatre milliards (le tiers de la fortune de France), et produisant un revenu d’environ cent millions.
Pie VII accepte donc, en suggérant cependant, pour atténuer autant que possible la dépendance, que « l’Église doit être libre de recevoir les subventions volontaires des fidèles et de bénéficier des fondations perpétuelles qu’ils voudraient faire » [53]. Bonaparte consent, ce qui donne lieu à l’art. 15 : « Le Gouvernement prendra également des mesures pour que les catholiques français puissent, s’ils le veulent, faire en faveur des églises, des fondations ». Une fondation, comme le rappelle Crouzil, est une « donation entre vifs ou une disposition testamentaire, faite dans l’intérêt d’un établissement ou d’un service public, à la charge d’accomplir certaines prestations particulières » [54]. Dans la rédaction de sa dernière version du 15 juillet 1801, Bonaparte précisait « des fondations, dont il se réservera de régler la nature et les formes » [55], mais Rome parvint à lever cette restriction – ce qui n’empêchera pas le gouvernement français d’exercer un contrôle de fait sur les fondations en question. Cet article, qui abolit les prohibitions des lois du 13-14 brumaire an II et 3 ventôse an III, sera repris par l’art. Ier de la loi du 2 janvier 1817 : « Tout établissement ecclésiastique reconnu par la loi pourra accepter, avec l’autorisation du roi, tous les biens, meubles, immeubles ou rentes, qui lui seront donnés par des actes entre vifs ou par actes de dernière volonté ».
Nous nous sommes limités dans ce commentaire au texte même du Concordat, tel qu’il fut signé le 16 juillet 1801 à deux heures du matin. Mais l’affaire eut des suites. Signé par le pape en personne le 15 août, puis par Bonaparte le 8 septembre, le texte fut ratifié le 10 septembre à Paris. La signature, cependant, ne suffisait pas : il fallait pour devenir loi d’État que la copie soit approuvée par les assemblées constitutionnelles – alors hostiles à la politique religieuse du premier consul. Bonaparte dut patienter et gagner quelque prestige, notamment par la paix d’Amiens et la création de la République italienne, avant de pouvoir faire voter le texte, le 8 avril 1802. Mais la loi sur les cultes que le Corps législatif adopte alors, dite « loi de germinal an X », déborde déjà le projet signé l’année précédente : le gouvernement français a unilatéralement joint au Concordat des « articles organiques » très restrictifs qui en modifient sérieusement la teneur. Cette manœuvre fut entreprise pour calmer les révolutionnaires mécontents du texte. Ces lois réintroduisent les principes gallicans et rendent l’Église plus dépendante de l’État par diverses procédures : la publication des brefs et des bulles papales est désormais soumise à l’approbation du gouvernement, l’enseignement des « Quatre articles » de la déclaration gallicane de 1682 est à nouveau imposé dans les séminaires, un seul catéchisme est prévu dans la République et la cérémonie civile prime sur la bénédiction nuptiale. Rome ne reconnut pas les articles organiques, mais la France les appliqua.
Malgré cette traîtrise de dernière minute, et l’interprétation de quelques observateurs qui voudront y voir tantôt un asservissement de l’Église envers l’État, tantôt l’inverse, le Concordat de 1801 nous semble finalement suffisamment équilibré pour illustrer le principe napoléonien : ni vainqueur, ni vaincu. L’Église catholique retrouve sa fille aînée, et la France rétablit la paix religieuse. Le plébiscite de l’an X sur le consulat à vie, qui témoigne de l’approbation réelle (par opposition à celle, truquée, de l’an VIII) de la majorité du corps électoral, fait suite à l’annonce du Concordat comme pour en confirmer le succès. L’Europe entière jalousera ces retrouvailles et saura s’en inspirer : le Concordat de 1801 a servi de modèle aux Concordats allemands signés après 1805, au napolitain de 1818, au russe de 1818 et au suisse de 1821. Véritable « masse de granit », le texte traversera le XIXe siècle, survivra jusqu’en 1905, et reste encore aujourd’hui en vigueur en Alsace et en Moselle. Pie VII, déjà, en avait mesuré l’importance. Pour exprimer son soutien à celui qui sera alors devenu l’exilé de Sainte-Hélène, ce sont ces mots qu’il retiendra : « le Concordat fut un acte chrétiennement et héroïquement sauveur » [56].
[1] Ce serment civique sera modifié le 14 août 1792 en un serment de liberté et d’égalité, que des évêques insermentés et quelques personnalités françaises à Rome demanderont à Pie VI de condamner. On trouvera une publication récente du texte de la constitution civile du clergé dans M. Devert, Deux cents ans de souvenirs : 1789-1989. 3, Les prêtres réfractaires landais dans la tourmente, Mézos, M. Devert, 1991.
[2] A. Vandal, L’avènement de Bonaparte, Paris, Plon, 1902.
[3] Selon les mots du cardinal Mathieu, Le Concordat de 1801. Ses origines, son histoire, d’après des documents inédits, Paris, Perrin, 1903, p. 6.
[4] Ibid., p. 6. Une autre source de cette mission du 25 juin 1800 est donnée par le cardinal Maury, évêque de Montefiascone : « Le consul Bonaparte rendit visite au cardinal Martiniana. Il lui dit qu’il le priait de se rendre à Rome pour annoncer au Pape qu’il voulait lui faire cadeau de trente millions de catholiques français ; qu’il voulait la religion en France ; que les intrus du premier et du second ordre étaient un tas de brigands déshonorés dont il était déterminé à se débarrasser ; que les diocèses étaient anciennement trop multipliés en France et qu’il fallait en restreindre le nombre ; qu’il désirait établir un clergé vierge ; que quelques-uns des anciens évêques n’étaient nullement considérés dans leurs diocèses où ils ne résidaient presque jamais ; que plusieurs n’avaient émigré que pour cabaler et qu’il ne voulait pas les reprendre ; qu’on traiterait avec eux de leurs démissions et qu’il leur ferait un traitement convenable ; qu’en attendant qu’il pût doter le clergé avec des bien-fonds, il lui assurerait un sort très honnête, mais sans magnificence, et que le plus pauvre des évêques aurait 15.000 livres de rente ; que l’exercice de la juridiction spirituelle du Pape reprendrait librement son cours en France, que le Pape seul instituerait les évêques et qu’ils seraient nommés par celui qui administrerait l’autorité souveraine ; enfin, qu’il voulait rétablir le Pape dans la possession de tous ses États » (Lettre à Louis XVIII, in Mémoires, Ricard (éd.), t. I, p. 461 ; cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 6-7).
[5] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 9.
[6] cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 109, souligné par nous (spn).
[7] Cité par L. Madelin, Histoire du Consulat et de l’Empire, vol. 4, Paris, Hachette, 1939, p. 99.
[8] Dans une lettre de Pie VII à Louis XVIII, du 4 mars 1800, in Boulay de la Meurthe, Documents sur la négociation du Concordat entre la France et le Saint-Siège. 1800-1801, Paris, 1890, t. I, p. 11.
[9] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 15.
[10] Le premier texte, accepté par Bonaparte, est rejeté par Talleyrand, pour être trop favorable à Rome ; le deuxième, rédigé par Talleyrand, est refusé par Spina ; le troisième est présenté par Bernier mais contrecarré par Fouché, qui s’oppose plus généralement à un accord avec Rome ; le quatrième échoue encore : c’est finalement Bonaparte lui-même qui rédigera la cinquième mouture, laquelle sera présentée à Rome par Cacault.
[11] « Considérant que cet heureux établissement (…) ne peut s’effectuer que par des sacrifices mutuels » écrit Bernier dans le premier projet du 26 novembre 1800, cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 109.
[12] Voir notamment J.-E.-M. Portalis, Discours, rapports et travaux inédits sur le Concordat de 1801, Paris, Joubert, 1845 ; Mgr de Meneval, Le Concordat de 1801, Paris, Plon, 1874 ; Comte Boulay de la Meurthe, Documents sur la négociation du Concordat [voir n. 8] et Histoire de la négociation du Concordat de 1801, Tours, A. Mame, 1920 ; L. Séché, Les origines du Concordat, t. II, Paris, Delagrave, 1894 ; E. Sévestre, L’histoire, le texte et la destinée du Concordat de 1801, Angers, Siraudeau, 1903 et L. Crouzil, Le Concordat de 1801 : étude historique et juridique, Paris, Bloud, 1904.
[13] R. J. Dean, L’Église constitutionnelle, Napoléon et le Concordat de 1801, Paris, Rodney J. Dean, 2004, p. 3. Voir aussi B. Plongeron, Théologie et politique au siècles des Lumières (1770-1820), Genève, Droz, 1973 ; J. Tulard, « Le Concordat de 1801 », in J. Gaudemet et al. (ed.), Administration et l’Église : du Concordat à la séparation de l’Église et de l’État, Genève, Droz, 1987 ; Mgr Joseph Doré et Mgr Pierre Raffin (dir.), Le bicentenaire du Concordat, Strasbourg, Éditions du Signe ; B. Ardura, Le Concordat entre Pie VII et Bonaparte, 15 juillet 1801 : bicentenaire d’une réconciliation, Paris, Cerf, 2001 ; J.-O. Boudon, Napoléon et les cultes : Les religions en Europe à l’aube du XIXe siècle, 1800-1815, Paris, Fayard, 2002.
[14] On trouvera une édition récente du texte du Concordat dans Dean, L’Église constitutionnelle, Napoléon et le Concordat de 1801 [voir n. 13], p. 237-238, et l’intégralité des versions précédentes dans l’appendice II de L. Séché, Les origines du Concordat [voir n. 12].
[15] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 69.
[16] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 69.
[17] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 70.
[18] Projet de Concordat proposé par Bernier le 26 novembre 1800, cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 111.
[19] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 216.
[20] Cité par Roederer, in Œuvres du comte Pierre-Louis Roederer, Paris, 1856, t. III, p. 334.
[21] L. Crouzil, La publicité du culte catholique, Paris, Bloud, 1904.
[22] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 241, spn.
[23] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 239.
[24] L. Crouzil, Le Concordat de 1801 [voir n. 12], p. 25.
[25] T. Lentz, Le Grand Consulat (1799-1804), Paris, Fayard, 1999.
[26] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 231.
[27] Cité par L. Crouzil, Le Concordat de 1801 [voir n. 12], p. 16-17.
[28] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 235.
[29] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 104.
[30] R. Naz, article « Concordat », Dictionnaire de droit canonique, t. III, p. 1415.
[31] Votum de di Pietro, cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 98.
[32] A. Boulay de la Meurthe, Histoire de la négociation du Concordat de 1801 [voir n. 12], p. 114.
[33] L. Madelin, Histoire du Consulat et de l’Empire [voir n. 7], p. 115.
[34] Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 99-101.
[35] L. Crouzil, Le Concordat de 1801 [voir n. 12], p. 37.
[36] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 76.
[37] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 82.
[38] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 83. Le détail des négociations sur les démissions des évêques constitutionnels est donné par R. J. Dean, L’Église constitutionnelle, Napoléon et le Concordat de 1801 [voir n. 13], p. 315-379.
[39] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 102.
[40] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 103.
[41] L. Crouzil, Le Concordat de 1801 [voir n. 12], p. 32.
[42] L. Crouzil, Le Concordat de 1801 [voir n. 12], p. 33.
[43] In Lettres d’émigration, 1790-1802, Le Mans, Siloë, 1993, p. 852. « Citoyen Conseiller d’état, Ma surprise a été grande, citoyen Conseiller d’État, en apprenant par vous la nouvelle de ma nomination à l’archevêché de Bourges. Vous connaissiez trop bien quel avait été mon unique vœu pour n’avoir pas senti qu’ en sacrifiant l’espoir qui m’avait été permis de revoir mon ancien troupeau, toutes les douleurs de mon premier sacrifice se renouvelleraient ; mais en adorant la volonté de Dieu, je m’y soumets, dans la confiance que sa grâce suppléera à mon insuffisance. J’accepte avec respect le témoignage plus honorable que mérité de l’estime et de la confiance que le Premier Consul daigne m’accorder ; de mon mieux je chercherai à les justifier. J’attends avec impatience le moment où il voudra me permettre de lui offrir en personne l’hommage de ma reconnaissance et de lui vouer respect, fidélité et amour. Veuillez en attendant qu’il m’accorde cette nouvelle grâce, lui répondre de toute ma gratitude pour les bienfaits particuliers que vous m’annoncez de sa part. Dieu seul peut dignement m’acquitter envers lui ; je ne cesserai de le prier pour qu’il comble de ses bénédictions le héros qu’il a choisi pour rendre la paix à l’Église après l’avoir donnée au monde. C’est à vous, citoyen Conseiller d’État, à qui je dois singulièrement la trop bonne opinion que le Premier Consul a conçu de moi et, malgré les larmes qu’elle me coûte et qu’elle coûtera à mon ancien troupeau, je ne vous dois pas moins de sincères remerciements. Je vous prie de les agréer avec toute ma bonté ordinaire. Recevez , citoyen Conseiller d’État, l’hommage de mon attachement et de mon respect ».
[44] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 86-87.
[45] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 93.
[46] V. Macarel et Boulatignier, De la fortune publique en France et de son administration, 1838-1840, t. II, p. 183-184, n. 421 et Ducrocq, Cours de droit administratif et de législation française des finances, 1898, t. III, p. 465.
[47] Cité par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 93.
[48] L. Crouzil, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 49, spn.
[49] In L. Séché, Les origines du Concordat [voir n. 12], appendice II, p. 260-263.
[50] La Constitution fonctionnarise l’Église catholique : les membres du clergé sont des agents appointés de l’État : 50.000 livres pour l’évêque métropolitain de Paris, 20.000 livres pour les autres évêques, 1200 à 6000 livres pour les curés.
[51] Comte Boulay de la Meurthe, Histoire de la négociation du Concordat de 1801 [voir n. 12], p. 114.
[52] Votum de di Pietro et Instructions de Consalvi, cités par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 94.
[53] Votum de di Pietro et Instructions de Consalvi, cités par Mathieu, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 95.
[54] L. Crouzil, Le Concordat de 1801 [voir n. 3], p. 50.
[55] In L. Séché, Les origines du Concordat [voir n. 12], appendice II, p. 260-263.
[56] Mémoires du cardinal Consalvi, vol. I, p. 78 ; cité par Meneval, Le Concordat de 1801 [voir n. 12], p. 174.