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interview sur l’éthique de la guerre

Sciences humaines, Hors-série n°22, mai-juin 2017, p. 52-53.


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"LES GUERRES MODERNES AU DEFI DE L’ETHIQUE" (entretien avec Alizée Vincent)

Après le discrédit qui a touché les deux guerres du Golfe notamment, la notion de « guerre juste » a-t-elle toujours un sens ?

L’idée n’a jamais cessé d’être utilisée, même si elle n’est pas toujours assumée ou explicitée. Les discours politiques n’invoquent pas « la guerre juste » mais ils présument bien que certaines guerres sont plus justifiées que d’autres, dans la décision d’entrer en guerre (jus ad bellum), la conduite de la guerre (jus in bello), ou l’après-guerre (jus post bellum). Et ce sont toujours les mêmes critères qui sont utilisés : autorité légitime, cause juste, bonne intention, dernier recours, proportionnalité, effet positif (ou chances raisonnables de succès).

Par exemple, lorsque l’on se demande début septembre 2013 s’il faut intervenir en Syrie sans autorisation du Conseil de sécurité des Nations unies, donc sur le fondement d’une « légitimité » distincte de la légalité ; ou lorsque l’on doit déterminer quand un civil peut être pris pour cible parce qu’il « participe directement aux hostilités », une notion qui suscite des interprétations variées ; ou encore lorsqu’à la fin d’un conflit armé le dilemme se présente de devoir ou négocier avec des criminels de guerre ou les poursuivre devant la justice internationale, dans toutes ces situations concrètes, c’est la théorie de la guerre juste qui est en jeu, avec sa tripartition et ses critères. Elle est simplement le nom classique de l’éthique de la guerre, qui est un domaine de recherche en pleine effervescence.

L’usage des drones, les « frappes chirurgicales » et les « éliminations ciblées » visent à gagner en précision et épargner les civils. Pourtant, ces procédés font débat. En quoi peuvent-ils paraître problématiques ?

Certains questionnent d’emblée leur légalité, en parlant d’« assassinat ciblé » ou d’« exécutions extrajudiciaires » par exemple, alors que tout dépend du contexte : en temps de guerre, le fait de tuer un ennemi sans procès n’a rien d’exceptionnel, c’est la norme. En temps de paix, c’est l’interdit. Cette évidence morale se traduit dans le droit. Le problème est aussi que tout qualificatif du type « chirurgical », « ciblé », voire « propre », crée un certain horizon d’attente. Or les munitions utilisées ont beau être toujours plus précises, lorsque ces frappes ont lieu dans des milieux à forte densité de civils il est parfois inévitable de faire des victimes innocentes. Objectivement, si l’on regarde l’évolution sur un siècle ou même quelques décennies, on meurt moins à la guerre. Mais la plus grande précision de l’armement et l’accroissement de l’intolérance à l’égard des pertes créent un effet de loupe sur les victimes.

Avec ces évolutions visant à limiter les dégâts des guerres, va-t-on vers des formes de conflits plus éthiques ?

Les militaires – occidentaux en tout cas – sont de plus en plus sensibilisés au cadre normatif (éthique et juridique) de leurs opérations. L’éthique est largement enseignée dans les académies militaires, comme le droit international humanitaire, dont les grands principes sont la distinction entre civils et combattants, la précaution, la proportionnalité et l’interdiction des maux superflus et des souffrances inutiles. La guerre ne fait pas exception à la tendance générale qui est à la moralisation des relations internationales, c’est-à-dire au fait que les acteurs invoquent de plus en plus des arguments moraux pour justifier leurs actions. Cela ne signifie pas qu’ils sont plus moraux qu’avant, mais qu’ils ont conscience qu’ils doivent plus qu’avant sembler l’être. Il y a une pression normative qui s’applique aussi aux conflits armés. Bien sûr, cette tendance n’englobe pas tout le monde, et les horreurs commises par certains acteurs, Daesh par exemple, apparaissent d’autant plus intolérables.

L’intervention d’acteurs privés dans la sphère militaire est-elle une menace pour l’intérêt collectif ?

La privatisation, c’est-à-dire l’usage croissant d’entreprises militaires et de sécurité privée, n’est pas en soi problématique. Ces renforts peuvent être utiles voire nécessaires pour pallier le manque de personnel dans certains secteurs ou certaines opérations. Mais tout dépend des tâches qu’on leur confie : les conséquences ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit de logistique, de gardiennage ou de combat par exemple. Ces acteurs souvent hétéroclites, aux origines et expériences diverses, n’ont en général pas bénéficié du cadre normatif dont je parlais plus haut (formation en éthique et en droit international humanitaire). Ils sont en outre motivés exclusivement par le gain, et sont susceptibles de louer leurs services à toutes sortes de causes. Ils peuvent aussi avoir l’impression d’être dans une sorte de « vide juridique » – même si ce n’est pas le cas en réalité – créant un sentiment d’impunité. Tous ces facteurs augmentent le risque d’incidents, voire de crimes de guerre, comme on l’a vu avec plusieurs scandales ayant impliqué certaines de ces compagnies, employées par les Américains en Afghanistan et en Irak.

Qu’est-ce que la robotisation des guerres change dans la manière de mener les conflits ?

La robotisation – entendue comme la tendance actuelle à confier à des « robots » des tâches habituellement accomplies par des humains – est un processus général, qui touche aussi le monde civil comme on peut le voir dans nos vies quotidiennes (caisses automatiques, robots aspirateurs, etc.). Il ne faut pas confondre cette tendance générale avec le cas particulier de l’autonomisation et des « systèmes d’armes létaux autonomes » que les médias appellent « robots tueurs ». Ces systèmes qui n’existent pas encore pourraient théoriquement sélectionner une cible et déclencher le tir eux-mêmes, sans intervention humaine.

Leurs défenseurs invoquent parfois un argument éthique : ces armes autonomes seraient plus à même de respecter le droit de la guerre que les hommes puisque, dénuées d’instinct de conservation, elles ne sont pas incitées à utiliser une force excessive pour se protéger. N’étant pas doués d’émotions, les machines commettraient moins de crimes, qui découlent souvent de sentiments comme la peur, la vengeance ou la haine. De l’autre côté, les opposants répondent que l’absence d’émotions est à double tranchant. Les robots programmés pour tuer sont également privés des émotions comme la sollicitude, la pitié ou le sens de la justice, qui leur permettraient pourtant d’éviter certains crimes, quitte à désobéir à un ordre.

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