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grand entretien sur la philosophie de la télévision et les séries télévisées

Hors Champ, 3 février 2013


Philosophie, télévision et divertissement, quel rapport ?

par Pierre-Alexandre Fradet dimanche 3 février 2013

La philosophie du cinéma ne date pas d’hier. Initiée par Bergson en 1907 puis redéveloppée par des auteurs comme Münsterberg, Epstein, Cavell, Deleuze, Bordwell et Carroll, elle constitue aujourd’hui un domaine de recherche en soi qui se passe de justification, et dont l’avancement provient autant de la tradition continentale que de la tradition analytique. Mais qu’en est-il de la philosophie de la télévision ? Plus récente et plus méconnue, elle gagne en importance de jour en jour. Sa relative marginalité s’explique en partie par le discrédit qu’on jette volontiers sur le petit écran. N’est-ce pas devenu un fait courant, en effet, de le dépeindre comme un instrument de divertissement infesté par la publicité, pressé d’aboutir à un résultat, ami de la passivité et ennemi de la réflexion critique ?

Aussi persistante que soit cette caractérisation, de plus en plus de philosophes cherchent à la contredire, ou tout au moins à la relativiser. C’est le cas entre autres de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer. Philosophe et juriste, Vilmer poursuit présentement des recherches postdoctorales à l’université McGill. Il codirige une collection sur les séries télévisées aux Presses Universitaires de France et est l’auteur de nombreux ouvrages, dont 24 heures chrono : le choix du mal [1]. L’entretien qu’il nous accorde ici est l’occasion d’éclaircir le rapport entre la philosophie et la télévision. Quel est l’intérêt de la philosophie pour le petit écran ? Comment, en retour, le petit écran peut-il contribuer à la philosophie ?

P.-A. F. : Monsieur Vilmer, à la lecture de certains de vos ouvrages, on constate qu’ils fourmillent de références en tous genres et offrent des « panoramas synthétiques » [2] de domaines donnés. Bien que votre livre sur 24 soit conceptuellement riche, on y décèle moins de références que dans la plupart de vos travaux. Cela démontre bien que la philosophie de la télévision demeure encore embryonnaire. Cependant, ainsi que vous l’indiquez dans « Pourquoi la philosophie s’intéresse-t-elle aux séries télévisées ? » [3], il existe un certain engouement pour cette branche de la philosophie. Vous en voulez pour preuve les travaux récents de Sandra Laugier, Thibaut de Saint Maurice, Daniel Weinstock et Martin Winckler, auxquels on pourrait ajouter les contributions du regretté Serge Daney, de même que les travaux issus de différents organes de publication : Pop-en-stock, « The Blackwell Philosophy and Pop Culture Series », « Quand la philosophie fait pop ! » (PUL), etc. En quoi selon vous la philosophie de la télévision renouvelle-t-elle les television and cultural studies ? Le philosophe du petit écran se distingue-t-il par sa capacité, d’une part, d’argumenter au moyen d’idées claires et distinctes, et, d’autre part, de porter un regard critique sur la télévision en tenant compte des objets, thèses et concepts associés classiquement à la philosophie ?

J.-B. J. V. : J’aimerais d’abord préciser que je ne suis pas un « philosophe de la télévision », pas même un spécialiste de la télévision, puisque mon domaine de recherche principal est la théorie des relations internationales, l’éthique et le droit de la guerre. C’est en tant qu’amateur que j’en suis venu à m’intéresser aux séries, et d’abord à celles dont le thème m’est familier, parce qu’il touche de près ou de loin aux relations internationales et à l’usage de la force armée. C’est ce genre qu’on appelle le « thriller sécuritaire », en vogue au cinéma comme à la télévision depuis les années Bush, et qu’incarne exemplairement 24, mais aussi Sleeper Cell, Rubicon, Strike Back, Iris (Corée du sud) et aujourd’hui Homeland, par exemple. J’ai ensuite découvert des séries comme The Wire, The Shield, Rome, Wire in the Blood, Breaking Bad, The Killing, The Walking Dead ou Game of Thrones, qui m’intéressent parce qu’elles ont en commun avec les premières de traiter, chacune à leur manière, les questions du mal, de la violence, des dilemmes moraux, du réalisme politique et du tragique – qui font mon quotidien de chercheur.

S’intéresser en priorité aux séries qui ont un lien avec mes intérêts intellectuels, plutôt qu’à des comédies par exemple, est révélateur du fait que les productions télévisuelles peuvent être considérées comme une source de réflexion philosophique, au même titre que les livres, les articles et les colloques – à ceci près qu’elles sont plus divertissantes, et permettent donc, comme les films et les discussions entre amis, de joindre l’agréable à l’utile.

Ces séries sont des sources pour au moins quatre raisons : (1) elles sont en général riches d’informations pertinentes pour le domaine de recherche en question (on apprend notamment beaucoup sur le fonctionnement des institutions américaines), (2) elles sont révélatrices de la manière dont la société se représente elle-même à un moment donné (le réel influence la fiction), (3) inversement, certaines d’entre elles, qui deviennent de véritables phénomènes, peuvent avoir un impact sur la société (la fiction influence le réel, comme le montre par exemple « l’effet 24  », c’est-à-dire l’influence de la série sur l’usage et la représentation de la torture aux Etats-Unis) et, (4) pour les enseignants, elles sont en outre un excellent moyen pédagogique d’introduire une problématique et susciter une discussion après la projection d’un extrait en classe.

Il n’y a donc aucune raison de moins y puiser qu’à d’autres sources, sauf si l’on considère arbitrairement que tout ce qui est produit par la télévision, et plus généralement toute la culture populaire, n’est pas digne de l’attention des universitaires. C’est encore souvent le cas dans un pays conservateur et élitiste comme la France mais, comme l’a d’ailleurs relevé la presse à de maintes reprises, cette collection aux PUF est précisément la preuve que la situation change, à la fois parce que la qualité croissante des séries – qui n’ont désormais plus rien à envier au cinéma, au contraire – a fini par convaincre les plus réticents, parce que la curiosité de l’esprit humain est vouée à élargir toujours le cercle de son attention – il était donc inéluctable que les universités étudient aujourd’hui davantage d’objets qu’il y a plusieurs décennies –, et parce que le succès des philosophes que vous mentionnez prouve bien qu’il est possible de dire des choses pertinentes sur la télévision sans s’avilir.

C’est dans cet esprit que j’ai proposé aux PUF de créer une collection d’ouvrages sur les séries télévisées, sur le modèle « une série, un livre », avec à chaque fois un angle d’approche particulier. Les auteurs ne sont pas tous philosophes. Etant moi-même dans une position interdisciplinaire, à la croisée de la philosophie, du droit et de la science politique, je suis assez étranger au territorialisme qui pollue le monde universitaire. Claire Sécail, avec qui je dirige la collection, est historienne des médias. L’idée est donc d’offrir le décryptage d’une série par les sciences humaines et sociales au sens large. Philosophes, historiens, psychologues, psychanalystes, américanistes, sociologues, « infocomistes » (sciences de l’information et de la communication), ou même praticiens (écrivain, directeur de chaîne télévisée, médecin urgentiste, journaliste) : nos auteurs sont divers, et pas tous universitaires. Ils ont en commun d’apporter un éclairage particulier sur une série, de nous dire en somme pourquoi et de quoi elle nous parle, comment elle le fait et ce qui explique son succès. Le lectorat est aussi diversifié, puisqu’il va des fans de la série en question aux chercheurs du thème qu’elle traite, en passant par le grand public cultivé.

C’est ce qui explique que, comme vous le notez, il y a dans 24 heures chrono : le choix du mal moins de références que dans la plupart de mes autres travaux. Cet ouvrage est aussi plus court. Son lectorat n’est tout simplement pas le même et, comme la série, le livre doit rester une source de plaisir. Le défi étant d’être suffisamment intéressant pour les chercheurs sans devenir indigeste pour le grand public.

Mon petit livre sur 24 n’est donc pas la preuve que la philosophie de la télévision est encore embryonnaire, puisqu’il répond à un cahier des charges précis et n’a d’ailleurs pas pour ambition d’être représentatif de la philosophie de la télévision. Ceci dit, je suis d’accord avec votre conclusion : elle demeure embryonnaire, pour les raisons susmentionnées, c’est-à-dire la réticence des élites à l’égard d’un medium plébéien, qui néanmoins s’effrite. L’engouement actuel, comme vous le dites, en est la preuve.

Pour répondre maintenant à votre question, je pense en effet que la philosophie de la télévision a beaucoup à apporter aux études sur la télévision – sur la forme (une capacité à problématiser, un esprit critique) et sur le fond (la possibilité de relier les thèmes abordés dans la série aux questionnements parfois millénaires de la philosophie et aux réponses qui y ont été apportées dans son histoire). Mais il faut aussitôt ajouter : et vice-versa. Les études sur la télévision ont également des choses à apprendre à la philosophie, et c’est précisément ce qu’elle est en train de découvrir. Depuis l’éclatement des savoirs, qui a lieu grosso modo après l’encyclopédisme du XVIIIe siècle, et qui a donné lieu à la naissance des sciences humaines et sociales et la spécialisation toujours plus grande qui fait qu’il est de plus en plus difficile à des spécialistes de la même discipline de se comprendre et d’avoir même l’occasion de se parler s’ils ne travaillent pas exactement dans le même sous-domaine, que reste-t-il à la philosophie ? A l’origine, elle était synonyme de science. Pendant longtemps, elle englobait tout savoir. Maintenant qu’elle a accouché d’un grand nombre de disciplines devenues autonomes et qui, enfants ingrats, ne s’intéressent plus beaucoup à leur mère, elle a le choix entre deux attitudes.

La première est de s’enfermer dans ce qui lui reste, c’est-à-dire la métaphysique (puisque toute philosophie est désormais philosophie d’autre chose qu’elle-même – philosophie de l’art, des sciences, de l’esprit, de la religion, du droit, etc. – sauf la métaphysique, et notamment l’ontologie, c’est-à-dire la science « de l’être en tant qu’être ») et sa propre histoire. De trop nombreux enseignants confondent encore la philosophie et son histoire en attendant de l’étudiant qu’il débite un catalogue d’auteurs sans nécessairement comprendre et problématiser, c’est-à-dire sans le former à faire de la philosophie appliquée au monde dans lequel il vit.

La seconde attitude est de s’ouvrir non seulement aux autres disciplines mais aussi aux évolutions de la société dans laquelle elle vit, d’assumer, donc, son rôle dans la cité, de n’écarter aucun objet au motif qu’il serait indigne d’être étudié et donc de s’intéresser à la télévision comme aux études sur la télévision. C’est bien entendu celle que je défends. J’apprends beaucoup en lisant les manuscrits des auteurs de la collection, et leur réflexion enrichit forcément la mienne, même si nos thèmes respectifs sont a priori éloignés.

P.-A. F. : Il me semble que l’une des façons de définir la philosophie de la télévision exige de se demander si la philosophie entretient avec la télévision une relation similaire à celle qu’elle entretient avec le cinéma. Cette relation est au moins triple [4] . En premier lieu, la philosophie peut prendre pour objet le septième art, elle peut le théoriser, le commenter, en fournir une appréciation. En second lieu, les œuvres cinématographiques sont de nature à servir de support visuel à la philosophie, elles peuvent mettre en images des idées abstraites, communiquer au grand nombre des théories et des thèses. Finalement, d’après certains auteurs, dont Eisenstein, Epstein et Frampton, le cinéma serait à même de penser, c’est-à-dire de construire des positions philosophiques. Vous insistez surtout dans votre plus récent livre sur les deux premiers types de relations. Lorsque vous abordez la question de la torture, par exemple, vous critiquez le traitement qu’en fait la série : vous commentez donc 24 d’un point de vue critique (premier type de relation). Vous mentionnez également que cette série a l’avantage de porter à l’écran des dilemmes éthiques, dont celui entre la sécurité et la liberté : vous soulignez alors la possibilité d’illustrer télévisuellement une pensée préexistante (deuxième type de relation). Par ailleurs, sans trop vous étendre sur le sujet, vous suggérez que 24 dévoile des positions éthiques nuancées – par exemple un « déontologisme de seuil », qui serait à mi-chemin entre le déontologisme et l’utilitarisme [5]. Vous évoquez par là le troisième type de relation possible : le cinéma pense et fait signe vers des positions philosophiques. Croyez-vous que la télévision puisse avoir l’étonnante vertu non seulement de critiquer des postures établies, mais de développer des postures inédites ? Si oui, cela est-il démontré par 24, et comment ?

J.-B. J. V.  : Le mot « inédit » me gêne. Je ne crois pas qu’il y ait de postures véritablement inédites, c’est-à-dire qui n’aient pas déjà été dites d’une manière ou d’une autre. Un mot peut être inédit puisqu’il est forcément utilisé pour la première fois à un instant précis – aux étymologistes de trouver lequel, par qui et dans quel contexte. Mais il n’apparaît pas ex nihilo : il faut bien que l’idée qu’il véhicule préexiste pour que l’auteur du néologisme ait la vision de l’exprimer de cette nouvelle manière. C’est ce que j’ai tenté de montrer dans La Guerre au nom de l’humanité - Tuer ou laisser mourir (PUF, 2012) dans le cas de l’intervention humanitaire : ce n’est pas parce que l’on ne parlait pas de « responsabilité de protéger », de « devoir d’ingérence », d’intervention « humanitaire » ou « d’humanité » avant une certaine époque que l’idée d’intervenir militairement en territoire étranger pour empêcher ou mettre fin à un massacre en cours ou imminent n’existait pas. Je l’ai trouvée en Chine antique il y a 4000 ans, dans des termes assez similaires aux nôtres.

Sans donc dire que la télévision développe quoi que ce soit d’inédit, je reconnais tout à fait qu’elle a la double capacité – et même la double responsabilité, surtout la télévision publique – de critiquer et de proposer, c’est-à-dire de défendre des thèses, développer des raisonnements, exactement comme le font les livres, les articles, les conférences, les films et les discussions entre amis dont je parlais tout à l’heure. Encore une fois, je ne vois pas pourquoi elle serait moins apte qu’eux à le faire : l’offre est telle, désormais, que la télévision n’est plus condamnée à la médiocrité de quelques programmes qui courent de façon débilitante après l’audience. Des chaînes entières, comme HBO, ont fait de la quality television un avantage comparatif. Il y a trop d’excellentes séries pour les suivre toutes : c’est ce qu’on appelle l’embarras du choix !

Beaucoup d’entre elles témoignent de cette capacité de défendre des thèses, comme voudrait le montrer la collection des PUF, puisque l’un des buts du décryptage est de mettre au jour les présupposés qui n’apparaissent pas forcément à la première lecture. Souvent pour dire, d’ailleurs, que le message est moins caricatural et plus ambivalent qu’il n’y paraît : le féminisme de Desperate Housewives, le positivisme de CSI, le conservatisme de 24, l’anarchisme de Sons of Anarchy, etc. Cette manière de nuancer relève à la fois de la critique (de l’interprétation dominante) et de la défense d’idées qui ne sont pas inédites, qui sont même des lieux communs mais qui méritent toujours d’être rappelées : les apparences sont trompeuses et la vérité se trouve en général au juste milieu.

L’idée principale que 24 défend et qui, je crois, vaut aussi d’être soulignée est qu’il y a d’authentiques dilemmes, c’est-à-dire des situations dans lesquelles il n’est pas possible de ne pas causer de mal, que dans ces impasses morales les théories de l’éthique normative (dont les trois grandes familles sont le déontologisme, l’utilitarisme et l’éthique de la vertu) ne sont pas d’une grande aide, et que la vie – a fortiori les relations internationales où les enjeux concernent non pas une mais des millions voire des milliards de vies – est donc tragique.

C’est ce qu’incarne Jack Bauer lui-même : il n’est pas, contrairement à un préjugé répandu, un utilitariste archétypal. Il est aussi par bien des aspects – notamment lorsque cela concerne la famille ou la patrie – kantiennement déontologiste. S’il était purement utilitariste, ou déontologiste, il ne serait d’ailleurs pas soumis aux dilemmes moraux puisqu’il lui suffirait d’appliquer l’une ou l’autre recette : suivre toujours l’intérêt du plus grand nombre (utilitarisme) ou quelques impératifs catégoriques (déontologisme). Tout serait simple et il n’y aurait pas de série. Au contraire, Jack, exactement comme nous, a une éthique mixte : il est soumis aux tensions entre ces deux postures, et reste du même coup soumis aux dilemmes moraux qui, de saison en saison, le détruisent à petit feu. La morale de l’histoire n’est pas qu’il faut torturer une personne pour en sauver deux cent mille, mais que l’exercice du pouvoir est foncièrement tragique puisque, comme le disait Sartre dans Les mains sales (1948), après Machiavel et avant Game of Thrones, on ne peut pas « gouverner innocemment ».

P.-A. F. : Certains affirment que le cinéma a la capacité de créer des expériences de pensée. Or, en va-t-il semblablement de la télévision ? En plus d’être la servante d’une pensée préexistante, n’a-t-elle pas aussi l’intérêt, du moins à l’occasion, de substituer à l’abstraction philosophique un contexte visuel réaliste et complexe ? Réaliste, parce qu’il place le spectateur dans un monde qui s’apparente au sien et le dispose à tester ses intuitions morales en tenant compte de ce qui peut arriver dans la « vraie vie ». Et complexe, parce qu’il fait état des différents facteurs en jeu au cours d’une délibération morale (facteurs et circonstances qui pèsent dans la balance du jugement éthique). Certaines séries télévisées honorent-elles mieux que d’autres ce réalisme et cette complexité ? Si oui, lesquelles ?

J.-B. J. V. : La série est même plus réaliste qu’un film puisqu’elle se développe sur des années et que les acteurs et leurs personnages vieillissent avec nous, qu’ils nous accompagnent littéralement, qu’ils font donc partie de notre entourage – virtuel certes, et avec lequel on n’interagit pas, mais pas moins que les centaines d’amis Facebook qu’on se contente de « suivre » sans jamais leur parler directement. Pour autant, elle n’est pas toujours « réaliste » dans le détail de son apparence : les vampires de True Blood, les zombies de The Walking Dead et les dragons de Game of Thrones ne sont pas réels, dans le sens où nous ne les rencontrons pas dans notre réalité, mais ces séries restent réalistes, ou plutôt conservent un « effet de réalité », puisqu’en dépit de ces personnages fantastiques, elles racontent des histoires humaines qui nous sont familières. Le message qu’elles délivrent est même d’autant plus universel qu’il peut impliquer n’importe quel type de créature.

Dans le cas des séries officiellement réalistes, c’est-à-dire qui font profession de l’être, comme les thrillers sécuritaires que je citais au début, la réussite est souvent inversement proportionnelle à la spectacularité. Car la réalité, celle de notre quotidien, est plutôt monotone et, par définition, ordinaire. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous regardons des séries extra-ordinaires. Mais, plus elles le sont, moins elles sont crédibles. C’est le problème de 24  : non seulement Jack sauve toujours le monde même lorsque la situation semble désespérée, mais il le fait en exactement 24 heures, pas une de moins ni une de plus (temps réel oblige, il y a 24 épisodes à chaque saison), huit fois de suite (il y a huit saisons), sans jamais manger ni aller aux toilettes, et en traversant Los Angeles, ville tentaculaire et bouchonnée, en dix petites minutes.

L’anti-24 de ce point de vue est Rubicon (AMC, 2010), une remarquable série sur la manière dont la lutte antiterroriste se fait en réalité, c’est-à-dire lentement, avec des doutes et des agents faillibles. Trop réaliste, malheureusement, pour fidéliser un auditoire massif et convaincre la chaîne de ne pas l’annuler après la première saison. La plupart des téléspectateurs ne souhaitent visiblement pas être placés dans un monde trop proche du leur car, à moins de faire de la comédie, le risque est de transformer la série en documentaire et perdre sa nature divertissante. Il faut donc trouver le point d’équilibre.

La complexité est, comme vous le soulignez, le second facteur important dans le succès des séries. Pour la même raison qu’elles ont les moyens d’être plus réalistes que les films, parce que leur monde nous accompagne pendant des années, elles ont aussi les moyens d’être plus complexes puisqu’elles ont non pas deux mais des centaines d’heures pour se développer. Les deux sont d’ailleurs liés puisque des personnages plus réalistes sont forcément plus complexes, dans le sens où, comme on l’a vu dans le cas de Jack, qui de ce point de vue (seulement) est réaliste, ils n’incarnent pas une position éthique caricaturale – le déontologiste ou l’utilitariste de service, utiles pour étalonner le débat mais qui peuvent être réservés à des rôles mineurs – mais le lieu d’un conflit moral complexe.

Pouvoir développer des personnages nuancés, comme ceux de Walter et Jesse dans Breaking Bad par exemple, nécessite du temps pour permettre à leur personnalité d’évoluer et de gagner en finesse. Du temps qu’une série a, contrairement à un film. Walter, l’inoffensif prof de chimie du début, n’est pas seulement poussé dans l’illégalité par les circonstances et ce que Zimbardo appelle l’effet Lucifer (le mécanisme psychologique selon lequel des circonstances particulières peuvent pousser des individus à suspendre leurs valeurs morales habituelles) [6]. On comprend aussi qu’il y prend goût, qu’il finit par défendre son territoire, parce que la transgression est jouissive et le pouvoir grisant. Est-il bon ou mauvais ? L’ambivalence morale qui le caractérise, comme de nombreux autres héros ou anti-héros de séries récentes (Omar dans The Wire, Vic dans The Shield, Tony dans The Soprano, Dexter dans Dexter, etc.), est la manifestation conjointe de ce réalisme et de cette complexité, qui nous permet de nous identifier aux personnages car, placés dans les mêmes situations qu’eux, réagirions-nous différemment ?

Il faut ajouter un troisième facteur expliquant le succès des séries par rapport aux films : c’est leur nature feuilletonesque, qui crée une dépendance d’autant plus forte que l’on est attaché aux personnages (parce qu’ils sont réalistes et complexes) et que la mise en scène sait ménager le suspense, en utilisant notamment la méthode du cliffhanger pour laisser, à la fin de chaque épisode, le téléspectateur « pendu à la falaise ». 24 est de ce point de vue, à mon avis, la série la plus addictive qui soit.

P.-A. F.  : Si le cinéma se distingue de la philosophie par le fait qu’il rejoint un plus vaste auditoire, la télévision, elle, s’en distingue par ceci qu’elle rejoint un auditoire sur une base continue, quotidienne ou hebdomadaire. À cela, il existe bien sûr des raisons commerciales : les réseaux prolongent la même trame narrative afin de fidéliser leur « clientèle ». D’autres raisons existent toutefois, de nature artistique ou philosophique. Les scénaristes et metteurs en scène optent pour la télévision afin de faire évoluer leurs personnages au même rythme que les spectateurs. Cela leur permet de créer un certain parallèle entre ces personnages et ces spectateurs, et de tenir un discours sur le quotidien, les relations interpersonnelles, les choix de consommation, le temps qui passe... En ce sens, ne peut-on pas dire que la télévision, plus encore même que le cinéma, est susceptible d’instruire philosophiquement le sens commun au sujet de l’expérience ordinaire (le quotidien, la routine) ? Certaines séries illustrent-elles mieux que d’autres ce pouvoir d’instruction ?

J.-B. J. V. : Je crois en effet que la télévision a un plus grand potentiel philosophique que le cinéma, pour les raisons que vous évoquez et dont je viens de parler, mais ça ne veut pas dire qu’elle le réalise toujours ! En particulier à cause de cette pression commerciale et du fait qu’il y a certains sujets qu’il est difficile de traiter sous l’angle de l’expérience ordinaire (c’est le cas de la lutte antiterroriste comme l’a montré Rubicon). Il faut en général ajouter un petit quelque chose, qui peut être l’humour, pour les comédies, ou l’intérêt historique et la perfection esthétique d’un Mad Men, par exemple.

Une réussite exemplaire de ce point de vue, une série révélant la profondeur philosophique du quotidien, est Six Feet Under, avec ce que Tristan Garcia appelle son « réalisme empathique » [7], c’est-à-dire sa capacité de nous faire partager les affects de ces personnages ordinaires – qu’on retrouve d’une autre manière dans Mad Men et Breaking Bad par exemple. De grands thèmes métaphysiques s’y retrouvent, en particulier la mort, le temps et l’identité, mais sans lourdeur, et toujours d’une façon telle qu’on puisse se les approprier.

P.-A. F. : Si vous le voulez bien, passons au thème du divertissement. C’est un véritable lieu commun en philosophie de dévaluer le divertissement, c’est-à-dire le fait de se détourner des enjeux fondamentaux et de se laisser absorber par des distractions. La Société du Spectacle de Guy Debord exprime une idée semblable, tout comme le « On » chez Heidegger, connoté péjorativement. Tout aussi répandue est l’idée selon laquelle le divertissement télévisuel constitue un « tas d’ordures ». Songeons au livre de Jerry Mander, Four Arguments for the Elimination of Television, ou encore au mot de Woody Allen : « In California, they don’t throw their garbage away – they make it into TV shows ». Personne ne peut nier que bon nombre d’émissions sont tout à fait indigestes et que le divertissement occupe une trop grande place dans la vie de plusieurs pour ne pas être critiqué. Mais les distractions télévisuelles correspondent-elles pour autant au « mal incarné » ? À mon avis, on ne doit pas oublier que certaines émissions visent autre chose que le divertissement, alors que d’autres allient réflexion et divertissement, de sorte qu’elles conduisent des gens à réfléchir à des choses auxquelles ils n’auraient pas réfléchi habituellement. Plus fondamentalement, me semble-t-il, certaines émissions ont le mérite de rappeler que le divertissement n’est pas un mal en soi, mais qu’il devient menaçant au moment précis où il étend trop ses griffes, c’est-à-dire lorsqu’il empiète sur l’expérience humaine tout entière. À mener une vie purement cérébrale dépourvue de tout relâchement, sans doute deviendrait-on fou et déconnecté de ses semblables. Aussi oublie-t-on parfois, en particulier dans le contexte académique actuel, où la productivité est une exigence, que certaines idées profondes apparaissent subitement lorsqu’on se livre à une activité non cérébrale – comme si la non-philosophie et le relâchement intellectuel temporaire pouvaient venir en renfort à la philosophie. Des émissions comme C’est juste de la TV l’expriment d’une certaine façon : l’expérience humaine ne doit pas se réduire au divertissement télévisuel (après tout, « c’est juste de la TV »), mais on ne peut considérer la télé comme un mal en soi pour la simple raison qu’elle fait place au divertissement. Quel espace doit occuper selon vous le divertissement à la télévision ? Devrait-il être moindre sans être nul ?

J.-B. J. V. : Je suis tout à fait d’accord avec votre analyse. Le divertissement est une manière de relâcher l’esprit, et une condition de sa prochaine contraction. L’image du muscle le rend assez bien. Le divertissement n’est donc pas mauvais en soi, au contraire, mais il peut le devenir pour certaines personnes s’il est une manière de ne pas faire ce qu’ils doivent faire, c’est-à-dire de procrastiner – sans pratiquer la « procrastination structurée » décrite par John Perry et qui consiste à s’ajouter encore plus de choses à faire et les organiser pour être productif [8].

A vrai dire, je ne crois pas qu’il y ait quelque chose comme un « mal en soi », qu’on pourrait appliquer au divertissement ou à la télévision parce qu’elle accorde une place au divertissement. Le mal est toujours pour quelqu’un dans une situation donnée. Le divertissement devient un mal à partir du moment où il cause un dommage à la personne concernée – ce qui ne signifie pas qu’il est forcément subjectif puisqu’on ne pourrait alors rien reprocher à une chaîne publique diffusant des programmes abrutissants dont la seule raison d’être est de vendre du « temps de cerveau humain disponible », c’est-à-dire de détendre le téléspectateur « pour le préparer entre deux messages » publicitaires, comme l’expliquait en 2004 Patrick Le Lay, PDG de TF1, si par hypothèse cette conception satisfaisait la majorité de la population. S’en indigner et dire que la télévision, de service public en tout cas, a la responsabilité de contribuer à l’éducation des citoyens, c’est présumer qu’il existe un bien indépendant de la préférence des individus, qui ne se rendent pas toujours compte qu’ils se font du mal.

Il faut néanmoins faire attention à ne pas tomber dans l’excès inverse, où la conviction de savoir mieux que le peuple ce qui est bon pour lui mène à la propagande des régimes totalitaires. J’ai eu la chance de pouvoir étudier la télévision turkmène, puisque j’ai vécu un an à Achgabat, dans la modernisation de laquelle TF1 a d’ailleurs joué un rôle important dans les années 1990, et c’est assez intéressant de ce point de vue [9].

Il est désormais facile, dans un grand nombre de pays, d’éviter l’un ou l’autre extrême : grâce au pluralisme, c’est-à-dire à la diversité de l’offre. Chacun peut trouver, parmi les centaines de chaînes auxquelles il a accès, la dose de divertissement qui lui convient. Il y a des chaînes (scientifiques, parlementaires) où elle est quasiment nulle, d’autres qui la poussent au maximum, et il y aussi internet, qui de ce point de vue ouvre des possibilités considérables. Ce qui compte est d’avoir le choix.

P.-A. F. : Ceux qui soutiennent que la télévision est un tas d’ordures me semblent commettre l’erreur de réifier le médium télévisuel. Pour eux, la télévision est critiquable « en soi ». Vous vous opposez vertement à cette position. Dans un article intitulé « Existe-t-il un “effet CNN” ? L’intervention militaire et les médias » [10], vous formulez une phrase qui revient aussi dans La guerre au nom de l’humanité [11] : « Les médias ne sont que des instruments, ils ne sont pas en soi une bonne ou une mauvaise chose. » Ici, à certains égards, vous semblez prendre le contre-pied du mot célèbre de Marshall McLuhan selon lequel « the medium is the message. » Suivant ce que vous laissez entendre, la valeur d’un contenu informatif ne s’évalue pas à l’aune du média par lequel il s’exprime : les médias sont assez malléables pour proférer différents messages et avoir différentes conséquences, heureuses ou pas, sur les spectateurs. La preuve en est que certaines émissions éveillent davantage la pensée que d’autres. Or, vous dirigez une collection qui porte spécifiquement sur les séries télévisées. Pourquoi les séries télévisées ? D’autres genres d’émissions sont-ils tout aussi susceptibles d’intéresser la philosophie et d’actualiser des potentialités bénéfiques ?

J.-B. J. V. : Vous résumez bien ma position, qui de ce point de vue est anti-essentialiste. Le medium peut bien sûr influencer et modeler le message, voire le susciter, mais il n’est pas le message, et n’est donc pas en soi bien ou mal. En revanche, on peut dire d’un medium particulier qu’il est bon ou mauvais pour accomplir telle tâche, parce qu’il aurait tel avantage ou tel inconvénient comparatif. C’est en ce sens que les séries sont un excellent medium pour exprimer les questions philosophiques, pour les raisons déjà évoquées (réalisme, complexité, « feuilletonage »), c’est-à-dire qu’elles sont meilleures que la plupart des autres medias, en vertu des particularités de leur processus narratif. Cela n’exclut pas la pertinence des autres genres d’émissions, comme la télé réalité, par exemple, tant décriée, ou les jeux, qui sont aussi susceptibles d’intéresser l’analyse philosophique. C’est ici toutefois que se révèle l’étendue de mon inculture télévisuelle puisqu’il faut vous faire une confession qui confirme que je ne suis décidément pas un « philosophe de la télévision » : je n’ai pas de télévision ! Je m’intéresse aux séries télévisées, sans jamais les regarder à la télévision, puisqu’on peut le faire sur DVD ou en ligne, à son rythme. Je ne peux donc pas vous parler de ces autres programmes qu’on trouve à la télévision.

L’entretien fut réalisé de manière électronique les 20 et 21 janvier 2013.

[1] JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste, 24 heures chrono : le choix du mal, Paris, PUF, 2012. Pour prendre connaissance des divers travaux de Vilmer, voir http://jbjv.com

[2] Vilmer emploie lui-même cette expression dans L’éthique animale, Paris, PUF, 2011, p. 6.

[3] JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste, « Pourquoi la philosophie s’intéresse-t-elle aux séries télévisées ? », La Cité. Journal bimensuel (Suisse), 20, 22 juin – 6 juillet 2012, p. 17.

[4] Parmi la myriade de travaux qui empruntent ou évoquent l’un ou l’autre de ces angles d’analyse, voir entre autres WARTENBERG, Thomas. E., « Beyond Mere Illustration : How Films Can Be Philosophy », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 64, num. 1, hiver 2006, p. 20 ; CHATEAU, Dominique, Philosophies du cinema (2e édition), Paris, Armand Colin, 2010 ; SMITH, Murray, « Film Art, Argument, and Ambiguity », The Journal of Aesthetics and Art Criticism, vol. 64, num. 1, hiver 2006, p. 33 ; DADOUN, Roger, « L’image pense », CinémAction, num. 94, 2000, p. 40-47.

[5] JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste, 24 heures chrono : le choix du mal, Paris, PUF, 2012, p. 85.

[6] ZIMBARDO, Philipp, The Lucifer effect, New York, Random House, 2007.

[7] GARCIA, Tristan, Six Feet Under : nos vies sans destin, Paris, PUF, 2012.

[8] PERRY, John, La procrastination. L’art de reporter au lendemain, Paris, Autrement, 2012.

[9] JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste, Turkménistan, Paris, CNRS Editions, 2010, p. 304-314.

[10] JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste, « Existe-t-il un “effet CNN” ? L’intervention militaire et les médias », Inaglobal. La revue des industries créatives et des médias, publié le 1er décembre 2011, disponible sur http://www.inaglobal.fr/idees/artic... (consulté le 15 novembre 2012).

[11] JEANGÈNE VILMER, Jean-Baptiste, La guerre au nom de l’humanité. Tuer ou laisser mourir, Paris, PUF, 2012, p. 246.

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