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entretien sur les drones armés

Politique étrangère, 15 octobre 2013


Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, coordinateur du dossier Les drones dans la guerre et auteur de l’article « Légalité et légitimité des drones armés » dans Politique étrangère 3/2013, répond à trois questions en exclusivité pour politique-etrangere.com.

De quels types de drones l’armée française dispose-t-elle et aura-t-elle, à terme, des drones armés ?

Paradoxalement, c’est l’armée de terre qui les utilise en plus grand nombre : des tactiques (Sperwer) et des mini (DRAC, Skylark) des forces spéciales et du génie. La marine a un hélidrone S-100 et l’armée de l’air quatre drones MALE Harfang (un dérivé du Heron 1 israélien), engagés pour la première fois en Afghanistan (février 2009 – février 2012). Les Harfang de l’escadron de drones 1/33 Belfort y ont accompli 5100 heures de vol et 522 missions. Ils ont ensuite servi en Libye et au Mali, où l’on a vu à la fois leur utilité et leurs limites. Avec ses quatre appareils, dont trois seulement sont opérationnels et un sert à l’instruction, l’armée de l’air française est moins bien équipée que ses voisines britannique, allemande et italienne. Le ministre de la Défense a lucidement reconnu que « la France a raté le rendez-vous des drones » et le Livre blanc de 2013 les identifie comme l’un des domaines dans lesquels l’État devra « combler certaines lacunes capacitaires », prévoyant qu’il « se dotera d’une capacité pérenne en matière de drones de moyenne altitude longue endurance (MALE) et de drones tactiques ».

À cet effet, la France a acheté 12 Reaper américains, qu’elle devrait recevoir entre fin 2013 et juillet 2015. Fin septembre, des personnels de l’escadron 1/33 Belfort ont fait voler le Reaper pour la première fois au Nouveau-Mexique. Aucun des drones dont dispose la France n’est armé, et les Reaper seront livrés non-armés. Cela étant dit, les militaires ne font pas mystère de leur intérêt pour les drones armés. Le général de division aérienne Guy Girier explique ainsi que « l’armée de l’Air étudie cette option. […] nous n’avons pas de blocage, nous intégrons le drone armé comme un mode d’action important et dont il faut disposer » [1].

Le développement du drone de combat nEUROn, dont le maître d’œuvre est Dassault mais qui comme son nom l’indique implique d’autres partenaires européens, est d’ailleurs le signe de cette inéluctabilité puisqu’il sera par définition armé. Le démonstrateur a fait son premier vol le 1er décembre 2012 mais ne devrait pas entrer en service avant 2025. La question est de savoir si, avant l’apparition de drones de combat, on armera des drones MALE, comme nos Reaper.

La réticence est politique, à cause de la mauvaise image du drone armé au sein de l’opinion. Il faut faire preuve de pédagogie et expliquer qu’il est tout à fait possible d’en faire un usage légal et légitime.

2. Quels types de problèmes juridiques et éthiques l’utilisation des drones armés pose-t-elle ?

Il y a d’abord un important problème de perception des problèmes éthiques et juridiques dans l’opinion, qui est globalement convaincue que les drones sont illégaux et immoraux. D’où le succès d’un livre comme Théorie du drone de Grégoire Chamayou, qui a des qualités littéraires et des moments brillants, qui entre en résonance avec l’opinion, met en mots l’indignation générale, mais qui comme elle part de prémisses discutables, et d’une posture plus idéologique que théorique.

En l’occurrence, Chamayou comme la plupart des gens fait un amalgame entre une fin politique (l’assassinat ciblé, lui-même un moyen dans la lutte antiterroriste) et l’un de ses moyens pratiques (le drone). Théorie du drone est en réalité un livre contre les assassinats ciblés et, plus généralement, contre la manière dont les Américains conduisent actuellement leur « guerre contre la terreur ».

On peut partager sa critique sans pour autant en déduire que les opérateurs de drones sont tous des « assassins », et que l’éthique du drone ne peut être qu’une « éthique de bourreaux ou d’exécuteurs ». Il est en effet possible de poursuivre la même fin avec d’autres moyens : avions, missiles, hélicoptères, tireurs de précisions, commandos, tueur à pied, polonium 210, etc. Pour tuer Ben Laden, par exemple, on a choisi de ne pas utiliser de drones, non pour minimiser les dommages collatéraux mais pour s’assurer de son identité et de sa mort. Et, inversement, on peut faire un usage légitime des drones armés en situation de conflit (Afghanistan, Irak, Libye), où leur emploi n’est pas plus problématique que celui de n’importe quel avion ou hélicoptère, et peut servir à empêcher des combattants de s’en prendre à des civils.

Une fois cette distinction faite, les problèmes que posent les drones armés en tant que tels (à ne pas confondre, donc, avec ceux que pose la pratique des assassinats ciblés), sont multiples.

D’abord, sont-ils légaux ? Le droit international humanitaire (DIH) interdit un certain nombre d’armes : celles qui ne permettent pas de respecter ses principes généraux (nécessités, distinction, proportionnalité, précaution et interdiction de causer des maux superflus). Dans l’article « Légalité et légitimité des drones armés » (lire l’article complet en PDF), je montre qu’ils ne violent aucun de ces principes, et que leur spécificité par rapport à d’autres moyens (avions, missiles), qui est la persistance et la connaissance que permettent leurs capteurs, les rend même plus susceptibles de respecter certains principes, comme la distinction et la proportionnalité.

Qu’il y ait des dommages collatéraux n’est pas une objection sérieuse, puisque la guerre en fait toujours : poser la question dans l’absolu (les drones tuent-ils des civils ?), comme le font Chamayou et d’autres, a un arrière-fond pacifiste qui reproche à la guerre de tuer. Il faut plutôt poser la question de manière relative : les drones tuent-ils plus ou moins de civils que les avions, les bombes et les missiles Tomahawk ? S’ils n’avaient pas été utilisés en Afghanistan, en Libye et au Mali, aurait-on fait plus ou moins de victimes civiles ?

Si les Américains ne les utilisaient pas pour des frappes illégales au Waziristan, au Yémen ou en Somalie, cela ne veut pas dire qu’on n’y mourrait pas, et pas davantage, car la contre-insurrection locale aurait alors à faire le « sale travail » que font aujourd’hui les drones, et les combats menés par les Pakistanais et les Yéménites dans ces zones échappant à leur contrôle font déjà davantage de victimes civiles que n’en font les frappes américaines.

Poser la question de manière relative, et non dans l’absolu d’un idéal de guerre propre ou de paix perpétuelle, force à reconnaître que les particularités du drone, sa persistance et la connaissance qu’il permet, en font une arme moins susceptible que d’autres de faire des victimes civiles. Cela ne veut pas dire bien sûr qu’il ne pose pas d’autres types de problèmes, liés à l’accumulation de données et à son autonomisation croissante par exemple.

3. Quel futur peut-on imaginer pour les drones ?

La robotisation militaire est en marche et, pour de nombreuses raisons que j’explique dans l’introduction du dossier Les drones dans la guerre, elle est inéluctable. Les drones aériens, qui en sont la manifestation la plus évidente aujourd’hui mais pas la seule (il y a déjà des robots terrestres et sous-marins), pourraient être dans le futur :

Plus endurants : les avions habités doivent se ravitailler toutes les 90 minutes et, à cause de la fatigue du pilote, ne peuvent pas effectuer de missions trop longues (5 ou 6 heures maximum en général, même s’il y a des records : 9h35 sur Rafale lors de l’opération Serval au Mali en janvier 2013, 14 heures pour des F-111 américains contre la Libye en avril 1986, 25 heures pour des B-2 américains contre la Libye en mars 2011). Par comparaison, le Harfang de l’armée de l’air vole 24 heures, la dernière version du Reaper équipée de réservoirs additionnels peut atteindre 49 heures et le Zephyr, un drone solaire, 54 heures Le ravitaillement en vol d’un drone par un autre (accompli en mai 2012 par deux Global Hawk) permettra de démultiplier encore le temps de vol. Repousser les limites de l’endurance est l’un des champs de recherche pour les drones du futur, avec des projets de drones solaires et de dirigeables qui permettront de voler de manière continue pendant au moins plusieurs années, et potentiellement perpétuellement.

Plus rapides : dans le cadre du programme FALCON (Force application and launch from continental US) de la DARPA, lancé en 2003, dont le but est de mettre n’importe quelle cible à 30 minutes des États-Unis, un HTV (Hypersonic Technology Vehicle) a atteint la vitesse de Mach 20 (24 500 km/h) pendant 3 minutes en 2010 et 2011. À terme, cela aura au moins deux conséquences notables : d’une part, cela implique l’autonomie puisqu’à cette vitesse, alors que l’appareil parcourt 7 km par seconde, il n’y a pas de temps pour la prise de décision humaine si l’on veut rester précis. D’autre part, cela non seulement repousse mais même annule la notion de frontière. Militairement, la zone frontalière des États-Unis sera le reste du monde.

Plus autonomes : l’autonomisation est l’une des tendances des drones actuels, comme en témoigne le X-47B américain qui, le 10 juillet 2013, a réussi un appontage sur un porte-avions en mouvement – une manœuvre délicate même pour des pilotes – de façon totalement autonome, sans être télépiloté, en se guidant lui-même par ses logiciels et son GPS. La question la plus problématique est bien entendu celle de l’autonomisation du tir offensif, et de la capacité à respecter les principes du DIH. La frontière entre drones et robots létaux autonomes (RLA), qui donne lieu aujourd’hui à beaucoup de confusions et de fantasmes populaires, deviendra à l’avenir plus poreuse – sans pour autant qu’il faille craindre une dérive à la Terminator, puisqu’il est dans l’intérêt des humains de garder le contrôle. La supervision des drones du futur, plus autonomes, mettant l’homme « sur » la boucle plutôt que « dans » la boucle, placera l’opérateur dans une fonction qui ressemblera de plus en plus à de la gestion de satellite.

Plus furtifs : la furtivité est particulièrement importante pour les missions SEAD (Suppression of Enemy Air Defenses) et BDA (Bomb Damage Assessment). Ceux qui n’en disposent pas sont obligés de ruser : les Israéliens ont par exemple piraté le réseau radar syrien pour effacer leurs avions des écrans en 2007.

Plus létaux : l’apparition dans une dizaine d’années des drones de combat (UCAV) qui, comme leur nom l’indique, sont faits pour le combat aérien (air-air), et devraient remplacer à terme les avions de chasse, banalisera l’armement du drone qui ne concerne aujourd’hui que quelques appareils (initialement des drones de surveillance qui ont été armés et ne sont compétents que pour le sol-air).

Plus collectifs : la tendance est à la marsupialisation, avec un bâtiment mère et une multitude de drones lui envoyant des informations. Les drones du futur fonctionneront en meute : des appareils de différentes capacités (grands et petits) évolueront ensemble, et avec des avions habités.

Plus optionnels : la dronisation sera progressive, dans le sens où les constructeurs produiront des appareils en deux versions, pilotés ou pas. C’est notamment le cas du programme F/A-XX de Boeing, destiné à remplacer les F/A-18 Hornet après 2030, et du Next Generation Bomber pour 2018 : dronisé, il pourra mener des missions d’une centaine d’heures. Mais il ne le sera pas pour les missions nucléaires, pour lesquelles l’équipage à bord est maintenu.

Plus nombreux et plus accessibles : c’est le problème de la prolifération. L’industrie chinoise est déjà très productive, elle copie allègrement les modèles américains, à moindre coût (le Wing Loong, équivalent du Reaper, coûte 1 million de dollars, soit trente fois moins que le Reaper), ce qui en fait des produits d’exportation très intéressants, que les autorités chinoises ne s’embarrasseront pas de vendre à n’importe qui : plusieurs États africains et asiatiques en ont déjà commandé. Et il n’y a pas que la Chine : à moyen terme, les industries indiennes, iraniennes, turques et de plusieurs autres pays seront capables de produire des drones armés opérationnels. Il y a une prolifération à la fois horizontale (de plus en plus d’États utilisent des drones) et verticale (chacun en utilise de plus en plus).

Un autre motif d’inquiétude est la tendance à la miniaturisation des armements. Les drones armés américains sont des MALE, mais ceux des Israéliens, qui n’ont pas le même territoire à couvrir, sont déjà des tactiques, et l’évolution va dans ce sens : on arme des classes de plus en plus petites. Cette miniaturisation entraîne une prolifération du risque.

Enfin, le danger ne dépend pas que des productions et des exportations officielles, mais surtout de l’usage asymétrique qu’en font les acteurs non étatiques, qui peuvent se procurer ces technologies et les détourner de leur emploi initial. On peut penser à des drones « improvisés » ou bricolés comme le sont les IED (Improvised Explosive Devices) ou des roquettes plus ou moins artisanales, en armant des petits drones civils (qui se multiplient à grande vitesse et sont de moins en moins chers) ou des appareils de modélisme, dans les airs comme sur terre et sur ou dans la mer.

La perspective d’un petit drone transformé en IED aérien, porteur éventuellement d’un risque NRBC (nucléaire, radiologique, biologique et chimique), est tout à fait réaliste, non seulement à l’étranger (c’est notamment la crainte d’Israël depuis que l’Iran a livré des drones au Hezbollah), mais aussi chez nous, pour commettre des attentats terroristes.

[1] Général de division aérienne Guy Girier, DSI, Hors-série no 30, juin-juillet 2013, p. 27.

Propos recueillis par Marc Hecker le 15 octobre 2013.

Cet article est mis à la disposition du lecteur mais il ne correspond pas à la mise en page de la version définitive et publiée à laquelle il convient de se référer pour toute citation.