Sade et la question pénale

L’Irascible, Revue de l’Institut Rhône-Alpes de Sciences Criminelles, 2, 2012, p. 127-152.


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Coïncidence. Les dates du marquis correspondent exactement à une période précise de l’histoire du droit français, à savoir la réforme pénale, à l’origine de notre droit contemporain. Sade naît en 1740 ; la réforme du droit pénal, dans les années 1740, avec la critique de plus en plus forte de la justice pénale de l’Ancien Régime, encore réglée par l’ordonnance de 1670. Il meurt en 1814, soit quatre ans après le Code pénal de 1810, sur lequel est basé pour l’essentiel notre Code pénal actuel. Sa vie est celle de la réforme : il naît sous la justice royale, atteint son apogée avec la justice révolutionnaire et le tout premier Code pénal, celui de 1791, et meurt sous le Code napoléonien. L’histoire de la justice et celle de Sade coïncident exactement. Mais il y a mieux : Sade a précisément affaire à la justice pénale. Et il connaît bien les prisons, pour y avoir passé le dernier tiers de sa vie, alors même que les années 1780 à 1815 correspondent à l’émergence de la prison pénale.

L’œuvre sadienne et son contexte

Coïncidence. Les dates du marquis correspondent exactement à une période précise de l’histoire du droit français, à savoir la réforme pénale, à l’origine de notre droit contemporain. Sade naît en 1740 ; la réforme du droit pénal, dans les années 1740, avec la critique de plus en plus forte de la justice pénale de l’Ancien Régime, encore réglée par l’ordonnance de 1670. Il meurt en 1814, soit quatre ans après le Code pénal de 1810, sur lequel est basé pour l’essentiel notre Code pénal actuel. Sa vie est celle de la réforme : il naît sous la justice royale, atteint son apogée avec la justice révolutionnaire et le tout premier Code pénal, celui de 1791, et meurt sous le Code napoléonien. L’histoire de la justice et celle de Sade coïncident exactement.
Mais il y a mieux : Sade a précisément affaire à la justice pénale. Et il connaît bien les prisons, pour y avoir passé le dernier tiers de sa vie, alors même que les années 1780 à 1815 correspondent à l’émergence de la prison pénale. N’est-il pas curieux, d’ailleurs, que Justine, la figure la plus célèbre de l’œuvre sadienne, publiée en 1791 soit l’année même du premier Code pénal, porte un nom, Jus-tine, qui, comme le notait Sollers, « évoque immanquablement le droit, la justice » [1] ?
Son œuvre est habituellement séparée en deux : il y a, d’un côté, l’œuvre publique et reconnue par l’auteur et, de l’autre, l’œuvre clandestine, sulfureuse, généralement représentée par six romans : Les Cent vingt journées de Sodome, les trois versions de Justine, l’Histoire de Juliette et La philosophie dans le boudoir. Ces six textes, auxquels on réduit trop souvent l’œuvre entière, ne sont donc qu’une seule partie, bien particulière de surcroît puisqu’elle est clandestine, d’une œuvre bien plus large qui intègre également des romans historiques, un roman philosophique (Aline et Valcour), des cahiers de notes et de réflexions philosophiques, et une grande quantité de pièces de théâtre et de nouvelles.
Quant au contexte, il est simple : c’est la prison. Sade connaît sa première affaire pénale l’année même de son mariage, en 1763. De cette date jusqu’à sa mort, le 2 décembre 1814 à Charenton, il passera 28 années – soit plus de la moitié du temps qu’il lui reste à vivre – enfermé par trois justices consécutives : celle de l’Ancien Régime, celle de la Révolution et celle de Napoléon.
Pourquoi ? Qu’a-t-il donc commis pour mériter cela ? A peu près rien. Un examen attentif des différentes affaires qui, au cours de sa vie, ont conduit à son enfermement, et dont certaines sont bien connues (les débauches outrées de 1763, l’affaire Rose Keller de 1768 et l’affaire de Marseille de 1772) établissent que les faits sont très minces : blasphème, violences, sodomie. Rien que de très banal, finalement, et personne n’en est mort.
L’acharnement de la justice tient à un concours de circonstances : Sade est un noble, de l’une des plus vieilles familles de France, et gendre du Président du Parlement de Paris. Il incarne donc exemplairement ce grand seigneur débauché dans une société qui prépare sa révolution. Il est caricaturé, diffamé, les affaires sont déformées et une légende grossit peu à peu. Sa belle-famille le maintient sous les verrous par des lettres de cachet de peur qu’en liberté il ne salisse leur nom. Autrement dit, son emprisonnement est parfaitement arbitraire. C’est même à mon avis l’une des clés de compréhension de son œuvre.
Sade, en prison, ignore tout des causes de sa détention (pour quel délit ?) et des effets de celle-ci (pour quelle durée ?). Cette ignorance est une véritable torture : il faut absolument lire sa correspondance à ce sujet. Ses lettres témoignent qu’il est totalement obsédé par l’injustice de sa situation, qu’il se dépeint lui-même comme « l’innocence opprimée » par une justice corrompue, celle de l’ordre établi, celle qui permet qu’on jette en prison tout à fait arbitrairement un individu parce que sa famille souhaite s’en débarrasser ou que l’époque cherche un exemple.

« Le comble du malheur sans doute est d’être détenu avec la sévérité qui me retient sans avoir aucune connaissance de son crime » [2]

« Quelque long que soit encore ce terme, il sera toujours moins cruel pour moi de le savoir que de flotter dans une mer de chagrin et d’incertitude dont les suites peuvent très réellement tourner tout à fait l’esprit. » [3]

L’ignorance de la durée de la peine est une torture véritable, comparable à la certitude que cette peine est perpétuelle. C’est pourquoi l’une des doléances essentielles des réformateurs du droit pénal est d’accélérer la procédure et de rendre la peine temporaire. Le Peletier de Saint-Fargeau explique :

« Le premier et le principal adoucissement de cette peine, c’est de la rendre temporaire. Le plus cruel état est supportable lorsqu’on aperçoit le terme de sa durée. Le mot à jamais est accablant ; il est inséparable du sentiment du désespoir. Nous avons pensé que, pour l’efficacité de l’exemple, la durée de cette peine devait être longue, mais que, pour qu’elle ne fût pas barbare, il fallait qu’elle eût un terme » [4].

Le problème de la perpétuité est qu’elle ne permet pas de corriger le coupable (puisque rien ne suit la peine, le criminel n’a pas d’avenir). Or, comme nous le verrons, les réformateurs tiennent à cette idée que la punition doit être corrective et non rétributive. Elle doit être donnée pour améliorer l’homme, c’est-à-dire en vue de l’avenir, et non pour compenser son crime, c’est-à-dire en vue du passé.
Comprenons maintenant que Sade, l’emmuré vivant, ne survit que pour une seule raison : pouvoir se venger. Par quel moyen ? Par l’écriture : « ma plume sera mon arme tant que le sort ne m’en rendra pas d’autres » [5]. Comment faire ? En dénonçant ses bourreaux, en peignant leurs atrocités, et en leur montrant de ce fait que, contrairement à ce qu’ils pensent, la prison ne corrige pas. Tout cela le marquis l’écrit noir sur blanc dans ses lettres de prison, avant même de tracer une seule ligne des œuvres que l’on connaît. Cette œuvre clandestine qui fera couler autant d’encre est alors annoncée et promise par l’auteur comme le bras de sa vengeance.
Sade commence à écrire en prison. L’écrivain naît quand agonise l’homme disait Simone de Beauvoir [6]. Et sa production carcérale restera incommensurablement plus riche que l’œuvre de sa liberté. Ses œuvres intra-muros sont plus nombreuses et plus denses que ses écrits extra-muros, et la courbe de son écriture s’aligne parfaitement sur celle de ses enfermements successifs, de 1778 à 1814. On peut même montrer que l’écriture est à la mesure de l’enfermement, c’est-à-dire que sa radicalité est proportionnelle aux conditions de détention. Autrement dit, si la prison est un pressoir, l’acidité du jus littéraire qu’elle produit est proportionnelle à l’intensité du pressurage.

Méthodologie pour une saine lecture

Etant donné ce contexte assez particulier et la difficulté d’interpréter la pensée de Sade, j’ai proposé quelques principes méthodologiques à respecter pour prétendre avoir des choses à dire sur la pensée de Sade : Contextualiser l’œuvre. La fiction sadienne ne se comprend adéquatement qu’en fonction de sa relation au référent qu’est la vie de son auteur, elle-même observable dans la biographie et la correspondance.
Ne juger l’œuvre que dans son ensemble. C’est-à-dire ne pas réduire l’œuvre sadienne à ces six romans qui composent sa portion clandestine, ne pas confondre le tout et la partie.
Ne pas identifier arbitrairement l’auteur à ses personnages. La plupart des études sur « la pensée » de Sade exposent en vérité « la pensée-des-libertins-criminels-des-romans-de-Sade ». On a mis deux siècles à comprendre que l’homme, Sade, n’avait tué personne et que comme il le disait lui-même il était libertin mais pas criminel. Sur le plan des idées, pourtant, le malentendu persiste, et l’on confond toujours l’auteur avec ses personnages.

Sade utopiste moral

La plupart des principes de la philosophie pénale sadienne se trouvent concentrés dans le discours de Zamé, à la lettre 35 d’Aline et Valcour. Comme on le sait, il y a dans cet ouvrage deux utopies : Tamoé, utopie du bien, et Butua, utopie du mal. L’interprétation dominante consiste à dire que l’auteur est ironique dans Tamoé, et sincère dans Butua (c’est-à-dire qu’il ferait sincèrement l’apologie du mal et se moquerait de l’utopie du bien : c’est la lecture habituelle d’un Sade immoraliste). Les interprétations classiques de Favre et Trousson sont à ce titre exemplaires [7].
Ma thèse est que cette interprétation dominante ou classique inverse l’utopie sadienne, qui à mon avis ne se trouve pas tant dans le mal que dans le bien, c’est-à-dire dans Tamoé. Ma thèse est que Butua est une utopie négative dénonçant le système féodal européen, l’exemple à ne pas suivre, et Tamoé est une utopie positive, un modèle, qui reflète la pensée réformiste de l’auteur. L’utopie du mal n’est donc rien d’autre qu’un repoussoir, ce qui n’a rien d’un cas isolé dans l’histoire de la littérature, comme en témoigne le cas très fameux de George Orwell.
Il n’est d’ailleurs pas anodin que, dans ses geôles, l’auteur ait pour une fois créé un monde sans isolement : à Tamoé, il n’y a ni bourg, ni hameau, ni maison séparée. Il faut y voir le contre-pied de la situation carcérale et de l’isolisme de l’auteur. Plus précisément, la pensée du marquis se trouve chez Zamé, le « législateur philosophe », c’est-à-dire rien de moins que le « roi-philosophe » platonicien, que Sade utilise comme porte-parole pour donner l’ensemble des règles idéales qui devraient servir de modèles à notre propre société.
Il y a d’ailleurs un signe que Zamé est bien le porte-parole de Sade : lorsque Zamé fait l’histoire des parlements de France, il s’écrie « Mais mon cœur saigne, et je m’arrête ; il se brise, en retraçant les maux dont cette classe infâme a couvert ma patrie » [8]. Or, Zamé n’est pas français. C’est l’auteur lui-même, dont on connaît les sentiments qu’il nourrit à l’égard des parlementaires (qui l’ont condamné à plusieurs reprises), qui ici a trahi sa présence, derrière son personnage.
Reste que Sade n’est pas Zamé : son recul d’auteur lui permet de nommer utopique le portrait de Tamoé. Sade se sait utopique, et il ne montre le modèle qu’en tant qu’il est un but inaccessible dont il faut s’approcher le plus possible. Il ne croit pas à la faisabilité de l’utopie qu’il présente, et cela se voit lorsqu’il écrit : « Un règne philosophe réparerait tout, j’en conviens ; mais sommes-nous prêt de l’espérer ? » [9].
Cette interprétation alternative, qui renverse l’interprétation classique (voyant Sade immoraliste dans Butua, tandis que je vois Sade moraliste dans Tamoé), cette interprétation, donc, peut se défendre pour une raison simple : c’est que le réformisme pénal qui se trouve dans la république idéale de Tamoé n’est pas un cas isolé dans l’œuvre sadienne. On le retrouve dans de nombreux autres textes, y compris dans ceux de l’œuvre clandestine, et surtout dans la correspondance du marquis de Sade.
C’est cette cohérence entre la fiction et la réalité qui permet d’établir que ce réformisme est sincère et qu’il correspond effectivement à la pensée de Sade. J’utiliserai donc, dans cette présentation, d’autres textes que le récit de l’île de Tamoé dans Aline et Valcour. J’utiliserai des textes tirés de toute l’œuvre et de la correspondance, pour montrer qu’il y a chez Sade une véritable philosophie pénale, qui correspond exactement, qui s’inspire même explicitement, du réformisme pénal français du derniers tiers du XVIIIe siècle.

Principes de philosophie pénale sadienne

Pourquoi punir ? La peine n’est pas rétributive mais préventive

« il est question de savoir pourquoi on punit. (…) Pourquoi ? Répondez, suppôts des lois qui commandent le meurtre, répondez, voilà le seul état de la question. » [10]

Pourquoi punir ? Que cette question soit fondamentale pour Sade livre déjà une partie de la réponse. Car les théories rétributionnistes comme celles de Kant ou de Hegel sont précisément fondées sur l’illégitimité d’une telle question : la peine étant un impératif catégorique, la punition est une conséquence logique et nécessaire du délit, qui ne laisse aucune place au « pourquoi ? ». La théorie sadienne de la punition est alors à l’opposé du rétributionisme : elle est instrumentale. On punit pour, en vue de. Un article bien connu de Lacan titre « Kant avec Sade » [11]. Il faudrait plutôt parler de « Sade contre Kant » et « avec Beccaria ». La théorie pénale kantienne, juridico-religieuse (suspendue à la justice divine), respectant la loi du talion, défendant la peine de mort, est en effet à l’opposé de celle de Beccaria et, par voie de conséquence, de Sade lui-même, comme nous allons le voir.
Pourquoi punir, chez Sade ? Pour corriger. Punir pour corriger, plutôt que pour rétribuer ou compenser, est à la fois plus moral :

« Toute punition qui ne corrige point, qui ne peut que révolter celui qui l’endure, est une infamie gratuite qui rend ceux qui l’imposent plus coupables aux yeux de l’humanité, du bon sens et de la raison, mille fois plus que celui à qui elle est infligée. Cet axiome est trop clair pour pouvoir être réfuté » [12]

et plus utile :

« j’aime mieux corriger que punir : l’un conserve l’homme et l’améliore, l’autre le perd sans lui être utile » [13].

C’est exactement ce que dit Beccaria aux chapitres 22 et 25 de son Traité.
Corriger signifie littéralement « redresser » ou, sur un plan qualitatif, rendre meilleur. Punir pour rendre meilleur est l’un des principes des réformateurs. Pétion de Villeneuve, dans son discours du 31 mai 1791 contre la peine de mort, ne disait pas autre chose : « Quel est le but essentiel des peines par rapport aux individus ? de corriger l’homme et de le rendre meilleur » [14].
Punir pour rendre meilleur est punir pour prévenir, puisque améliorer le criminel est diminuer le crime potentiel. Sade avance donc, toujours dans l’esprit de la réforme pénale, que la nature de la peine n’est pas rétributive mais préventive. Ce qui implique notamment une critique de l’enfermement à perpétuité qui, comme la peine de mort, ne réserve aucun avenir au condamné ; et une croyance en la perfectibilité de l’homme.
Par quel moyen rendre l’homme meilleur ? Par l’instruction. Corriger, c’est instruire :

« jamais la loi, si elle est sage, ne doit infliger de peine que celle qui tend à la correction du coupable en le conservant à l’État. Elle est fausse dès qu’elle ne tend qu’à punir ; détestable, dès qu’elle n’a pour objet que de perdre le criminel sans l’instruire, d’effrayer l’homme sans le rendre meilleur, et de commettre une infamie égale à celle de l’infracteur, sans en retirer aucun fruit. La liberté et la vie sont les deux seuls présents que l’homme ait reçus du ciel, les deux seules faveurs qui puissent balancer tous ses maux (…) » [15].

Qui punir ? la critique de la justice de l’Ancien Régime

Une lecture rapide de l’œuvre sadienne pourrait faire croire que l’auteur vise « la justice » en général. Certaines interprétations en déduisent que Sade est un anarchiste, un nihiliste qui ne croit en rien et dont la seule force est la destruction.
Une lecture attentive de son œuvre et de sa correspondance établit au contraire que sa critique est nuancée : ce n’est pas celle de la justice, mais d’une certaine justice. Dans son théâtre, il s’en prend explicitement et à plusieurs reprises aux prévaricateurs (ceux qui sacrifient les devoirs de leur charge à leurs propres intérêts).
La critique sadienne ne s’adresse pas au genre « magistrat » en général, mais seulement à ceux d’entre eux qui sont corrompus (les prévaricateurs). Elle n’est pas, en un mot, celle de la justice, mais bien plutôt celle de l’injustice, d’autant plus odieuse qu’elle se dissimule derrière le bandeau de Thémis :

« ce n’est pas en un mot le temple de Thémis, que nous attaquons, parce qu’il faudrait alors, - non pas défendre notre ouvrage, mais enchaîner notre personne comme celle d’un fou, si nous osions nous porter à une telle extravagance ; celui que nous attaquons, c’est le fripon qui s’est glissé dans le corps, et qui le déshonore ; c’est la mite qui souille l’hermine, et non l’hermine que nous attaquons » [16].

Plus précisément, la justice visée est « l’ancienne magistrature », c’est-à-dire celle de l’ancien régime, par opposition au nouveau droit, construit par la réforme pénale du XVIIIe siècle. Sade prend donc position en faveur de la réforme pénale. Je le montre dans le livre de plusieurs manières.
D’abord en montrant que la lecture féodale que Sade fait de la justice dans son œuvre clandestine est dénonciatrice : elle dénonce la féodalité du système juridique de son temps, son anti-modernisme. Ce qui signifie que l’auteur partage les idéaux des réformateurs.
Ensuite, en citant de nombreux passages dans lesquels Sade se prononce explicitement en faveur de la réforme et contre les magistrats de l’ancien droit. Il fait notamment l’éloge de Servan (avocat général au Parlement de Grenoble, qui dès 1766 construit son Discours sur l’administration de la justice criminelle sur le modèle beccarien).
Sade critique durement Cujas et Bartole (symboles du droit barbare, archaïque et rigoriste de l’ancien régime). Il s’en prend plus particulièrement à l’un de ses contemporains, Daniel Jousse (auteur en 1771 d’un Traité de la justice criminelle de France qui dénonce les idées des réformateurs et fait l’apologie de la justice de l’ancien régime) :

« Le démoniaque Jousse, par exemple, l’un des plus fameux de la bande, a prouvé invinciblement, que moins il y avait de preuves pour condamner un homme à mort, plus il était certain que cet homme la méritait. – Je le demande, quel est le plus coupable envers l’humanité, ou de Cartouche [17], ou d’un insigne coquin, capable d’écrire des horreurs aussi dangereuses, et qui viennent d’être depuis quelques temps si criminellement exécutées ? » [18].

Pour résumer, la cible de Sade dans sa critique de la justice est le prévaricateur-magistrat-conservateur, c’est-à-dire l’acteur de cette justice arbitraire de l’ancien régime qui, à coups de lettres de cachet, a pu le jeter en prison et l’y maintenir.

Comment punir ? Quelques exemples

(1) L’observance des lois par les magistrats eux-mêmes

Sade, qui a été arrêté à Paris par un piège qu’on lui tendait en le faisant appeler au chevet de sa mère, et qui a vu également les pressions que la police exerce sur des prostituées pour obtenir des renseignements, se demande dans quelle mesure la justice elle-même peut violer les règles et les principes qu’elle entend faire respecter : « est-il permis de corrompre, de suborner, pour corriger et pour punir ? » [19] demande-t-il. Voltaire formule la même critique :

« on appelle grand criminaliste un barbare en robe qui sait faire tomber les accusés dans le piège, qui ment impudemment pour découvrir la vérité, qui intimide des témoins, et qui les force, sans qu’ils s’en aperçoivent, à déposer contre le prévenu : (…) Il écarte, il affaiblit tout ce qui peut servir à justifier un malheureux ; il amplifie, il aggrave tout ce qui peut servir à le condamner ; son rapport n’est pas d’un juge, mais d’un ennemi. Il mérite d’être pendu à la place du citoyen qu’il fait pendre » [20].

De tels hommes perdent alors toute crédibilité pour punir ce même vice chez les autres. Qui peut punir ? « Il n’appartient pas au vice de punir la vertu » [21] explique Sade dans une lettre à sa femme.
Sade, sur ce point, suit donc Beccaria lorsqu’il écrit qu’« un autre moyen de prévenir les crimes est d’inciter le collège chargé de l’application des lois à les observer scrupuleusement plutôt que d’être accessible à la corruption » [22]. Le magistrat-criminel, en plus d’être logiquement inconsistant, est alors condamnable pour deux motifs : d’une part, a priori, cette situation est profondément injuste, puisque le crime législatif commis pour punir ne sera pas, lui, puni. D’autre part, a posteriori, elle est criminogène : Sade demande « S’il n’y a pas à craindre que cette partie gangrenée ne corrompe l’autre, au lieu de la redresser » [23].
Si la procédure judiciaire du mauvais magistrat est criminogène, c’est qu’il cherche le crime au lieu de l’attendre, alors que le rôle du magistrat n’est pas de rechercher le crime, mais seulement de le punir quand il se présente :

« - vous nous blâmerez de rechercher le crime… c’est notre devoir. – Cela est faux, votre devoir ne consiste qu’à le punir quand il se découvre de lui-même ; laissez aux stupides et féroces maximes de l’inquisition, le soin barbare et plat de le rechercher comme de vils espions ou d’infâmes délateurs ; quel citoyen sera tranquille quand, environné de valets soudoyés par vos soins, son honneur ou sa vie seront à tout instant dans les mains de gens qui, seulement aigris de la chaîne qu’ils portent, croiront s’y soustraire ou l’alléger en vous vendant celui qui la leur impose ? Vous aurez multiplié les coquins dans l’État, vous aurez fait des femmes perfides, des valets calomniateurs, des enfants ingrats, vous aurez doublé la somme des vices et n’aurez pas fait naître une vertu » [24].

(2) L’égalité devant la peine

Il n’est pas équitable que l’autorité punitive ne soit elle-même pas soumise à la loi, qu’elle puisse, en un mot, punir impunément, au mépris de ces mêmes lois au nom desquelles elle punit. Sade, à plusieurs reprises, montre à quel point une justice corrompue est, par l’exemple qu’elle donne, bien plus dangereuse qu’une bande de voleurs.
Sade prône l’égalité devant la peine. Cette égalité implique deux critiques particulières.

(a) Critique de la vénalité des charges

Sade, après Voltaire, s’oppose au système de la vénalité des charges, qui, sous les coups des Lumières, a finalement été aboli par Louis XV dans l’édit du 23 février 1771. Sade écrit notamment :

« Il faut, dis-je, des juges : soit, mais que les juges ne se mêlent que de juger ; que ceux qui remplissent ces honorables fonctions soient choisis parmi les plus notables citoyens de la nation, et qu’ils n’achètent pas surtout le droit de juger leurs semblables ; car vous n’aurez pour juges que des fripons, tant que celui qui aura payé sa place, pensera, avant que de vous rendre justice, à se rembourser de ses avances » [25].

(b) Critique de l’impunité du chef de l’État

Sade vise toute la tradition, de Hobbes à Kant, qui accorde l’impunité à l’autorité punitive suprême. Il ne postule pas que « le législateur est saint » (Kant) [26] ou que sa nature est à ce point parfaite qu’il ne serait pas lui-même soumis à la tentation transgressive. Montrant au contraire dans son œuvre qu’il est fait, comme tout homme, de chair et de passions, il lui refuse l’impunité :

« ce qui me révolte, c’est l’orgueil et l’intolérance de ces hommes enfroqués, qui en voulant s’élever beaucoup plus haut que nous, partageant cependant les mêmes faiblesses de la nature, sont bientôt forcés de se mettre au même niveau, par l’impétuosité des mêmes besoins. Qu’ils cessent donc d’avoir tant d’orgueil s’ils sont sujets aux mêmes défauts, et qu’ils s’imaginent qu’en ce monde, c’est la supériorité des talents et des vertus, et non de faibles conventions humaines qui peuvent donner à un homme quelque droit sur ses semblables » [27].

Parlant de Le Noir, Lieutenant de Police, Sade s’exclame : « J’ai fessé quelques culs, oui, j’en conviens, et lui, a risqué de faire mourir de faim un million d’âmes » [28]. Dans l’un de ses opsucules révolutionnaires (dont on peut douter de la sincérité par ailleurs), Sade se prononce, en bout de ligne, pour la responsabilité pénale du chef de l’État : « il faut que ce monarque, élu par une nation libre, soit fidèlement soumis à la loi… A la loi faite par les représentants de cette nation, seule en droit de les promulguer » [29]. On notera que la question du statut pénal du chef de l’État est aujourd’hui d’une actualité frappante, et que la thèse sadienne était au XVIIIe siècle résolument moderne.

(3) La laïcisation de la justice

L’athéisme de Sade, plus complexe qu’on ne croit, est bien connu [30]. On ne s’étonnera donc pas qu’il s’oppose fermement à l’intervention de la justice divine dans la justice des hommes. Mêler l’Église à la justice est pour lui criminogène. Sans développer ce point, je signale qu’on trouve chez lui une critique des prétendus délits religieux et de l’Inquisition, et une critique du rôle de la confession et du pardon opportuniste.
Le juge se permet des horreurs au nom de l’Église et il s’en lave par elle : « décrétons, exilons, brûlons, rouons et allons à la messe » [31] s’exclame un magistrat dans l’une des pièces du marquis. L’argument sadien du lavement opportuniste du crime par la religion se trouve déjà chez Beccaria. Voltaire aussi remarque le lien qui unit criminalité et confession.
Cette laïcisation du droit, ici prônée par Sade, est l’un des piliers de la réforme pénale. Sade, d’ailleurs, utilise le même vocabulaire que Montesquieu, qui trouve les soi-disant crimes religieux « vagues et très souvent obscurs » [32]. Sade écrit « vagues et indéfinis » [33] : la proximité est frappante.
Beccaria laïcise véritablement le nouveau droit en construction, et les délits contre la religion, comme les délits « contre nature », ne figurent pas dans le Code pénal – beccarien – de 1791.

(4) La peine de mort

C’est l’un des points les plus fameux de la philosophie pénale sadienne : Sade, en dépit de l’apologie du meurtre à laquelle se livrent certains de ses personnages (et précisément pour cette raison), s’oppose fermement à la peine de mort et souhaite activement son abolition.
Il développe à cet égard les arguments classiques des réformateurs, à travers une approche surtout utilitariste qui n’est pas sans rappeler celle de Beccaria :

« il n’y a point de plus mauvais calcul que celui de faire mourir un homme pour en avoir tué un autre, puisqu’il résulte évidemment de ce procédé qu’au lieu d’un homme de moins, en voilà tout d’un coup deux, et qu’il n’y a que des bourreaux ou des imbéciles auxquels une telle arithmétique puisse être familière » [34].

L’argument principal de Sade consiste à montrer que la peine de mort est criminogène. Comment ? Précisément parce qu’en raison de son équivalence au crime qu’elle punit, l’exemple qu’elle donne, loin de dissuader, invite plutôt au meurtre.
Ceux qui défendent la peine de mort pensent qu’elle permet de sauver ceux que le meurtrier aurait sans doute tué s’il était encore en vie. Ce à quoi Sade répond que seul un législateur omniscient (autant dire seul Dieu lui-même) pourrait condamner à mort en étant certain qu’il sauve ainsi d’autres vies. Or, un tel législateur n’existe que dans les contes. La peine de mort qui détournerait de la sorte l’argument d’utilité est par conséquent illégitime, même d’un point de vue chrétien :

« vos lois ont tort parce qu’elles ne voient pas dans l’avenir, elles n’opèrent que sur des apparences et toujours par incertitude (…). Tant que vous en condamnerez à mort un seul, ignorant les décrets de la providence et ne pouvant par conséquent juger si ce qu’il a fait est bien ou mal relativement à ce qui aurait résulté de son action, vous aurez fait une cruauté gratuite, vous aurez commis un crime réel et vous vous serez peut-être rendu coupable envers la providence puisqu’il sera possible que vous ayez dérangé ses intentions… » [35].

L’argument est assez proche de celui qu’avancera Fichte : la peine de mort ne serait légitime que sous une théocratie juridique [36].
Non seulement la peine de mort est injuste dans son principe, puisqu’un crime n’en lave ni n’en répare un autre, mais encore est-elle illégitime utilitairement parlant, puisqu’elle n’est pas dissuasive :

« indépendamment de ce que vos rigueurs imbéciles n’ont jamais arrêté le crime, c’est qu’il est absurde de dire qu’un forfait en puisse acquitter un autre et que la mort d’un second homme puisse être bonne à celle d’un premier ; vous devriez, vous et les vôtres, rougir de pareils systèmes prouvant bien moins votre intégrité que votre goût dominant pour le despotisme ; on a bien raison de vous appeler les bourreaux de l’espèce humaine : vous détruisez plus d’hommes, à vous seuls, que tous les fléaux réunis de la nature » [37].

On comparera, enfin, les arguments de la critique sadienne du « meurtre judiciaire » et ceux de la critique beccarienne de « l’assassinat public » : ils sont pour l’essentiel simplement identiques. Sade, sur ce chapitre, sans doute plus encore que sur les autres, est l’héritier de Beccaria.

(5) La torture

Si je vous dis que Sade dénonce la torture, dès son Voyage d’Italie, et d’une manière qui est encore très proche de Beccaria, vous me direz : mais comment se fait-il, alors, que son œuvre clandestine, ces six romans dont on parlait tout à l’heure, soient eux-mêmes truffés de scènes de torture ? Comment se fait-il qu’à première vue, on a plutôt l’impression, en lisant Sade, de lire une apologie de la torture ?
La réponse est qu’on a cette impression lorsqu’on le lit au premier degré, sans respecter la méthodologie dont je parlais plus haut. Et ma thèse est que ces tortures imaginaires et fantastiques, au sens propre, que l’on trouve dans l’œuvre clandestine, jouent le même rôle que l’utopie négative du royaume de Butua dans Aline et Valcour : elles sont des repoussoirs. Elles sont des dénonciations de la torture, de celle précisément dont l’auteur lui-même s’estime victime.
Dans son Voyage d’Italie, qui est une œuvre quasi documentaire, des notes de voyage, Sade dénonce – exactement comme Beccaria le fait – l’inégalité de la torture, puisqu’elle fait de la résistance physique, laquelle est inégale entre les individus, le critère de leur culpabilité.
Sade dit : « Il est tant incertain et ridicule, cet usage, que quand on donne la torture au patient, ne pouvant plus souffrir, il s’accuse criminel, et ensuite il se redit innocent ; on le remet de nouveau à la torture, tant qu’à la fin, il est obligé de se déclarer criminel pour toujours. Au contraire, celui qui a assez de force pour la supporter nie toujours, [et] quoique coupable est absous. Le faible religieux fuirait, comme j’ai déjà dit, et le robuste mourrait de désespoir, ou il se procurerait une prompte mort de soi-même » [38].
Beccaria dit : « c’est faire fi de toute logique que d’exiger (…) que la douleur devienne le creuset de la vérité, comme si le critère de celle-ci résidait dans les muscles et dans les fibres d’un malheureux » [39].
La Bruyère disait déjà : « La question est une invention merveilleuse et tout à fait sûre pour perdre un innocent qui a la complexion faible, et sauver un coupable qui est né robuste » [40].

(6) L’emprisonnement

La critique sadienne de l’emprisonnement est évidemment autobiographique.

L’un des arguments avancés par Le Peletier de Saint-Fargeau contre la peine de mort dans son discours du 30 mai 1791 est que « en ôtant la vie, elle éteint jusqu’à l’effet du remords », tandis qu’une peine d’emprisonnement « laisse au criminel le temps, la possibilité et l’intérêt de devenir meilleur ». Devenir meilleur, le projet est louable mais, rétorque Sade, la prison ne rend pas meilleur, il s’en veut la preuve vivante :

« si, dis-je, ces stupides incarcérations avaient produit, je ne dis pas vingt, je ne dis pas dix, mais seulement une seule conversion, je vous conseillerais de les continuer et j’imaginerais alors que c’est la faute du sujet qui ne se corrige pas en prison et non de la prison qui doit nécessairement corriger. Mais il est absolument impossible de pouvoir citer l’exemple d’un seul homme amendé dans les fers » [41].

Pourquoi ? Car le prisonnier est seul. Comme l’avoue Le Peletier, la solitude fait partie de la punition :

« Vos comités ont pensé que les condamnés à la peine du cachot devaient toujours travailler seuls, parce qu’ils ont attaché à la solitude absolue un des caractères les plus pénibles et les plus efficaces de cette punition » [42].

Or, c’est précisément cette solitude qui, pour Sade, ôte à l’homme toute chance de devenir meilleur :

« ce n’est pas en isolant un malfaiteur qu’on le corrige, c’est en le livrant à la société qu’il a outragée ; c’est d’elle qu’il doit recevoir journellement sa punition, et ce n’est qu’à cette seule école qu’il peut redevenir meilleur ; réduit à une solitude fatale, à une végétation dangereuse, à un abandon funeste, ses vices germent, son sang bouillonne, sa tête fermente ; l’impossibilité de satisfaire ses désirs en fortifie la cause criminelle et il ne sort de là que plus fourbe et plus dangereux » [43].

Non seulement la prison ne corrige pas, mais encore elle est même criminogène : c’est là l’argument principal de la critique sadienne.

« Peut-on gagner quelque chose au milieu des exemples les plus contagieux de l’avarice, de la fourberie et de la cruauté ? On y dégrade son caractère, on y corrompt ses mœurs, on y devient bas, menteur, féroce, sordide, traître, méchant, sournois, parjure, comme tout ce qui vous entoure ; on y change, en un mot, toutes ses vertus contre tous les vices, et sorti de là, plein d’horreur pour les hommes, on ne s’occupe plus que de leur nuire ou de s’en venger » [44].

La prison criminogène est un lieu commun des réformateurs. Le roi Louis XVI lui-même, dans son Ordonnance sur l’administration de la justice du 8 mai 1788, parlait « des prisons qui ne sont trop souvent pour les accusés qu’une école du crime » [45]. On trouve chez Mirabeau, Samuel Romilly ou John Howard des critiques similaires.

(7) Le juge-automate et l’interprétation des lois

Sade renvoie dos à dos le juge-automate et l’interprétation des lois.

(a) Critique du juge-automate

La réforme pénale n’a pas eu que des bons effets. Le principe de la fixité des peines, adopté par le code pénal de 1791, est à l’origine de ce que l’on appelle le « juge-automate » ou la « machine à distribuer » les peines. En vertu de la laïcisation de la justice, le droit n’est plus fondé que sur la raison. Il est une affaire d’ « arithmétique politique » [46] et réduit le jugement à un syllogisme.
Sade critique : que le magistrat ne soit plus qu’une machine à distribuer des peines, un « opérateur », lui ôte toute humanité et fait de lui un simple « bourreau ». Le libertin-magistrat de l’œuvre clandestine, lui-même réduit à n’être dans les faits qu’un bourreau, désigne le juge automate, cette machine à distribuer mécaniquement (apathiquement) des supplices. C’est, pour le juge, l’occasion de se déresponsabiliser de ce qu’il prononce :

« si vous rigorisez, si vous citez Cujas et Bartole, si vous répondez comme les sots : Ce n’est pas moi qui juge, c’est la loi, alors vous mécontenterez tout le monde, alors vous ne ferez que des platitudes, et vous vous rendrez insensiblement, vous et vos lois, en horreur à tout ce qui respire » [47].

(b) Critique de l’interprétation des lois

Sade rejette tout autant le principe du juge-automate que ce qu’il nie de l’ancien droit, à savoir le flou d’une loi qui laisse libre cours à l’interprétation du juge. Les lois sont trop vagues, se plaint notre auteur, elles s’interprètent et dépendent donc de l’humeur du magistrat :

« Et combien d’ailleurs la malheureuse facilité donnée au magistrat, d’interpréter la loi comme il veut, ne rend-elle pas cette loi bien plus l’instrument de ses passions, que le frein de celles des autres ?  Telle pureté que puisse avoir cette loi, ne devient-elle pas toujours très abusive, dès qu’elle est susceptible d’interprétation par le juge ? L’objet du législateur était-il qu’on pût donner à sa loi autant de sens que peut en avoir le caprice ou la fantaisie de celui qui la presse ? » [48].

Sade rejetterait donc et le flou de l’ancien droit et le juge-automate du nouveau ? Oui, et par ce paradoxe il les dépasse l’un et l’autre.
Le principe de la fixité de la peine, né d’une interprétation radicale du principe beccarien selon lequel la peine doit être fixée par la loi, est lui-même une régression (qui sera abolie par le Code napoléonien de 1810).
Le juge-automate, autrement dit, est un prolongement excessif et éphémère, réalisé dans l’euphorie positiviste de la réforme pénale, et le refuser est alors plus moderne que l’accepter. Sade, vigilant, sait donc distinguer les véritables progrès des réformateurs des excès que la frénésie pénaliste les entraîne parfois à faire. Il sait en rester à Beccaria, quand le zèle de certains va plus loin. Aussi faut-il préciser : Sade réformateur, certes, mais plus encore Sade beccarien.

Conclusion

Sade ne se contente pas de dénoncer les défauts, les incohérences et les effets pervers du système pénal établi : il propose aussi des alternatives. Godin a tort d’écrire que « Les deux contestateurs les plus radicaux du droit de punir ont été Sade et Nietzsche » [49]. Sade n’est pas un contestateur du droit de punir, il en est un réformateur. La punition est nécessaire ; modérantisme ne signifie pas laxisme : « je veux bien passer pour indulgent, mais je ne veux pas que l’on me croie injuste » [50].
Contrairement à ce qu’on lit souvent, Sade ne propose pas d’abolir toutes les lois et il n’y a rien de tel qu’un « anarchisme sadien » [51]. L’anarchisme de Sade est une légende tenace. Si on lit Sade au-delà de tout préjugé, libéré de tout axiome et en résistant à l’influence des caricaturistes, on trouvera que Sade est un modéré. En l’occurrence, c’est au ver qu’il s’attaque et non à la pomme. Par quoi remplacer la prison pénale et la peine de mort ?
Sade évoque, dans une lettre à sa femme, une solution d’une remarquable actualité pour faire que l’emprisonnement, au lieu de rendre pire le malheureux, s’occupe de le corriger et de préparer sa réintégration :

« Il eût bien mieux valu m’envoyer ici tous les quinze jours un homme d’esprit, qui eût alternativement travaillé sur mon cœur et sur ma tête et qui les eût remis tous deux » [52].

Il réclame, en somme, une sorte de psychologue et il préfigure ainsi le traitement contemporain des prisonniers.
Concernant, maintenant, la peine de mort applicable au meurtrier, on pourrait lui substituer le bannissement, mais un bannissement étudié qui laisse toutes les chances de vivre au condamné. Mieux encore, et c’est là la principale proposition sadienne, le travail forcé d’intérêt public :

« Retranchez-les donc en les bannissant, ou rendez-vous meilleurs en les contraignants d’être utiles à ceux qu’ils ont offensés » [53]

« Quand un homme a fait une faute, faites-la-lui réparer en le rendant utile à la société qu’il osa troubler ; qu’il dédommage cette société du tort qu’il lui a fait, par tout ce qui peut être en son pouvoir » [54].

On trouve le même éloge du travail forcé chez les réformateurs. La substitution des travaux forcés à la peine capitale est même, selon Michel Porret, « le projet majeur du réformisme pénal des Lumières » [55]. Sade (1740-1814) et Beccaria (1738-1794) sont contemporains, et revendiquent tous deux la même filiation : d’Alembert, Buffon, Diderot, Hume, Helvétius et surtout d’Holbach. On sait par ailleurs que le Traité des délits et des peines de Beccaria, symbole de la réforme pénale, figurait dans les bibliothèques du marquis de Sade. Mais on ne trouve aucune occurrence de « Beccaria » dans l’œuvre et la correspondance. Beccaria conclut son Traité en résumant les principes qui deviendront bientôt ceux des réformateurs français :

« Pour que n’importe quelle peine ne soit pas un acte de violence exercé par un seul ou par plusieurs contre un citoyen, elle doit absolument être publique, prompte, nécessaire, la moins sévère possible dans les circonstances données, proportionnée au délit et déterminée par la loi » [56].

On peut montrer qu’aucune de ces revendications, qui sont toujours d’actualité aujourd’hui, n’est absente de la philosophie pénale sadienne. Albert Camus n’avait donc pas tort d’écrire qu’à bien des égards, « Sade, on le voit, est plus moral que nos contemporains » [57].

[1] P. Sollers, « Sade dans le texte », Tel Quel, 28, 1967, p. 46.

[2] A un magistrat ou un homme politique, de fin 1777, in Lettres inédites et documents retrouvés, J.-L. Debauve (ed.), Paris, Pauvert, 1990, p. 151.

[3] Lettre de Sade à Mme de Sade, début janvier 1778, in M. Lever, Donatien Aphonse François, Marquis de Sade, Paris, Fayard, 1991, p. 302.

[4] Le Moniteur universel, tome 8, p. 544 et svts.

[5] A Mme de Sade, du 22 août 1779, in Sade, Lettres et mélanges littéraires, G. Daumas et G. Lely (ed.), Paris, Borderie, 1980, III, p. 27

[6] S. de Beauvoir, Faut-il brûler Sade ?, Paris, Gallimard, 1955, p. 24 : « pendant onze années de captivité – à Vincennes d’abord, puis à la Bastille – agonise un homme, naît un écrivain ».

[7] P. Favre, La pensée politique du marquis de Sade : deux utopies, mémoire DES, Paris, 1965 et Sexualité, pouvoir et Etat dans le roman Aline et Valcour, Paris, PUF, 1967 ; R. Trousson, Voyages aux pays de nulle part. Histoire littéraire de la pensée utopique, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 1999.

[8] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, A. Le Brun et J.-J. Pauvert (ed.), Paris, Pauvert, 1986-1991, vol. IV, p. 301.

[9] Lettre 29e Zénocrate à Pholoé, in Sade, « Portefeuille d’un homme de lettres (Inédits) », G. Festa (ed.), in J.-L. Jam (ed.), Ecléctisme et cohérences des Lumières. Mélanges offerts à Jean Ehrard, Paris, Nizet, 1992, p. 77.

[10] Aline et Valcour, XXXVIII, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. V, p. 247, n. 1.

[11] J. Lacan, « Kant avec Sade », Critique, 191, avril 1963, in Ecrits II, Paris, Seuil, 1999, p. 243-269.

[12] Lettre de Sade à Mme de Sade, du 21 mai 1781, in Sade, L’Aigle Mademoiselle…, G. Lely (ed.), Paris : G. Artigues, 1949, p. 61.

[13] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 343.

[14] Archives parlementaires, XXVI, p. 641.

[15] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 331.

[16] Le prévaricateur, ou un magistrat du temps passé, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. XV, p. 124-125.

[17] Un brigand célèbre, né en 1693.

[18] Aline et Valcour, XXVI, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 155, n. 1.

[19] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 370, n. 1.

[20] Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « criminaliste », in Œuvres de Voltaire, M. Beuchot (ed.), Paris, Werdet et Lequien fils, 1829, t. XXVIII, p. 237.

[21] Lettre de Sade à Mme de Sade du 21 mai 1781, in Sade, L’Aigle Mademoiselle…, op. cit., p. 64-67.

[22] C. Beccaria, Des délits et des peines, XLIII, F. Venturi (ed.), Genève, Droz, 1965, p. 78.

[23] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 370, n. 1, 4.

[24] Le président mystifié, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. II, p. 113.

[25] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 302.

[26] I. Kant, La Métaphysique des mœurs, I, 49, E, 1, AK VI 335, in Œuvres philosophiques, F. Alquié (ed.), Paris, Gallimard, t. III, 1986, p. 606.

[27] Voyage d’Italie, M. Lever (ed.), Paris, Fayard, 1995, p. 318.

[28] Lettre de Sade à Mme de Sade, juillet 1783, in Sade, Correspondance. 1759-1814, Œuvres complètes du marquis de Sade, t. XII, G. Lely (ed.), Paris, Cercle du livre précieux, 1967, p. 396.

[29] Adresse d’un citoyen de Paris, au Roi des Français, in Opuscules Politiques, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. III, p. 326.

[30] Voir J.-B. Jeangène Vilmer, La religion de Sade, Paris, L’Atelier, 2008.

[31] Le président mystifié, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. II, p. 122.

[32] Montesquieu, De l’Esprit des lois, XII, in Œuvres complètes de Montesquieu, Roger Caillois (ed.), Paris, Gallimard, 1949, t. II, 7, p. 438 et 6, p. 437.

[33] La philosophie dans le boudoir, V, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. III, p. 503.

[34] La philosophie dans le boudoir, V, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. III, p. 506.

[35] Projet de Séide, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. II, p. 221-222.

[36] J. G. Fichte, Fondement du droit naturel selon les principes de la doctrine de la science. Deuxième partie, Paris, PUF, 1998, §20, V, remarque, p. 292.

[37] Le président mystifié, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. II, p. 108-109.

[38] Voyage d’Italie, De la corde, M. Lever (ed.), Paris, Fayard , 1995, p. 439.

[39] C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., XVI, p. 30.

[40] La Bruyère, Les caractères ou les mœurs de ce siècle, Paris, Union Générale d’Editions, 1980, p. 314.

[41] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 327.

[42] Le Moniteur universel, tome 8, p. 544 et svts.

[43] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 326.

[44] Ibid., p. 327.

[45] Louis XVI, Ordonnance du Roi sur l’administration de la justice, 8 mai 1788, Versailles : P.-D. Pierres, premier imprimeur ordinaire du Roi, 1788, p. 6.

[46] C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., VI, p. 15.

[47] Aline et Valcour, XXXVIII, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. V, p. 159.

[48] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 333.

[49] C. Godin, Le cours de philosophie. Capes et Agrégation, Paris : Editions du Temps, 1998, p. 117 : « Les deux contestateurs les plus radicaux du droit de punir ont été Sade et Nietzsche ».

[50] Juliette et Raunai ou la conspiration d’Amboise, nouvelle historique, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. X, p. 97.

[51] M. Delon, « Sade dans la révolution », Revue française d’études américaines, 40, 1989, p. 153.

[52] A Mme de Sade, de novembre 1781, in Sade, Lettres et mélanges littéraires, op. cit., p. 101.

[53] Aline et Valcour, XXXV, in Sade, Œuvres Complètes, op. cit., vol. IV, p. 348.

[54] Ibid., p. 327.

[55] M. Porret, « ‘Effrayer le crime par la terreur des châtiments’ : la pédagogie de l’effroi chez quelques criminalistes du XVIIIe siècle », in Jacques Berchtold et Michel Porret (ed.), La peur au XVIIIe siècle : discours, représentations, pratiques, Genève, Droz, 1994, p. 52.

[56] C. Beccaria, Des délits et des peines, op. cit., XLVII, p. 80.

[57] A. Camus, L’homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 59.

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