L’éthique animale peut être définie comme l’étude du statut moral des animaux ou, pour le dire autrement, l’étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux, pris individuellement. Elle pose donc les questions classiques des devoirs de l’homme envers les animaux, des éventuels droits des animaux et, plus généralement, des jugements moraux (c’est-à-dire ceux formulés en termes de bien ou de mal) à porter sur notre traitement actuel des animaux.
L’éthique animale peut être définie comme l’étude du statut moral des animaux ou, pour le dire autrement, l’étude de la responsabilité morale des hommes à l’égard des animaux, pris individuellement [1]. Elle pose donc les questions classiques des devoirs de l’homme envers les animaux, des éventuels droits des animaux et, plus généralement, des jugements moraux (c’est-à-dire ceux formulés en termes de bien ou de mal) à porter sur notre traitement actuel des animaux.
La naissance du débat contemporain dans les années 1970 est due à plusieurs facteurs. Dès la fin du XIXe siècle, la pratique de la protection animale s’intensifie, avec l’apparition d’associations et de mouvements organisés, mais la théorie ne connaît pas encore de développement substantiel. L’élément déclencheur sera sans doute la contestation de l’élevage industriel dans les années 60 en Angleterre [2]. C’est dans cette foulée que se crée ce que Richard Ryder appelle « le groupe d’Oxford » : un groupe d’étudiants et de chercheurs de l’université d’Oxford qui, au début des années 1970, pose les fondements de l’éthique animale.
Trois étudiants, Harris et les Godlovitch, publient un recueil intitulé Animals, Men, and Morals en 1972 [3]. Ce livre attire l’attention de trois autres étudiants, Andrew Linzey, Stephen Clark et Peter Singer, un Australien qui fait son doctorat à Oxford. C’est en faisant un compte rendu de cet ouvrage que Singer a pour la première fois introduit l’expression « Animal Liberation », qui est le titre d’un article qu’il a publié en 1973, puis d’un livre publié en 1975 [4]. S’ensuit immédiatement une avalanche de publications, toutes issues du groupe d’Oxford ou de personnes en contact avec le groupe. C’est ce que l’on appelle la première génération d’auteurs en éthique animale, qui pose les bases du débat contemporain.
Aujourd’hui, et dans le monde anglo-saxon exclusivement, l’éthique animale est considérée comme une véritable discipline universitaire, qui donne lieu à des milliers de publications, des colloques, des conférences, des thèses et de nombreux enseignements en philosophie, en droit, en sciences animales et en médecine vétérinaire. Les premiers cours se sont développés à la fin des années 70 et au début des années 80 aux Etats-Unis et en Angleterre. Ce développement, néanmoins, est très régionalisé : il est clairement anglo-saxon. On parle beaucoup plus de animal ethics que d’« éthique animale » - même si cela commence à changer en France depuis quelques années.
Pour avoir une identité propre, il faut en premier lieu se différencier du reste. Le premier défi de l’éthique animale en tant que discipline, ou domaine, est donc de se distinguer des autres, qui lui sont proches. Premièrement, l’éthique animale (animal ethics) n’est pas la science du bien-être animal (animal welfare). On confond souvent, dans les laboratoires et les écoles vétérinaires, les notions d’éthique et de bien-être animal. La manière dont les médias utilisent les expressions « règles d’éthique animale » ou « comités d’éthique animale » est également trompeuse. La science du bien-être animal est une discipline technique qui ne se demande pas si l’homme doit chercher à améliorer le bien-être des animaux et pourquoi, mais seulement comment. L’éthique animale, de son côté, n’est qu’un questionnement, beaucoup plus large, qui n’est pas un ensemble de règles et qui déborde largement la question des animaux de recherche. L’éthique animale permet donc une remise en cause profonde de la relation homme-animal, contrairement à la science du bien-être animal dont l’unique but est de garantir l’absence ou la minimisation de la souffrance de l’animal exploité.
Deuxièmement, l’éthique animale (animal ethics) n’est pas le droit de l’animal (animal law), qui n’est pas non plus les droits de l’animal (animal rights). Le droit de l’animal, au singulier, est l’étude du statut juridique de l’animal dans le droit positif. C’est une discipline distincte, qui donne lieu à des cours dans près de la moitié des facultés de droit américaines, par exemple. Les droits de l’animal, au pluriel, entendus comme droits éventuellement légaux mais aussi et surtout moraux, relèvent au contraire de l’éthique. L’éthique animale est un ensemble plus large, qui intègre la question des droits de l’animal, mais pas seulement elle (puisqu’il est possible de réfléchir sur le statut moral de l’animal sans revendiquer une théorie des droits, comme le fait Singer par exemple).
Troisièmement, l’éthique animale (animal ethics) n’est pas la philosophie animale (animal philosophy). Cette confusion est fréquente dans la tradition continentale, en particulier en France. Ce que l’on pourrait appeler « philosophie animale » ou « philosophie de l’animalité » examine la manière dont la tradition philosophique considère l’animal (s’il pense, s’il raisonne, en quoi consiste son essence, son être-au-monde, ce qui le distingue de l’humain), dans une perspective souvent historique, des Grecs à nos jours, mais qui a tendance à privilégier certains courants (existentialisme, phénoménologie, herméneutique). Autrement dit, la philosophie animale relève davantage de l’ontologie, ou philosophie première, que de l’éthique appliquée, même si elle implique forcément des conséquences éthiques, et si le lien entre les deux domaines gagnerait à être développé.
Quatrièmement, l’éthique animale (animal ethics) n’est pas l’éthique environnementale (environmental ethics). Il y a au moins quatre différences. 1) L’éthique animale s’intéresse aussi à des classes d’animaux (de compagnie, de divertissement, d’élevage, de travail) qui ne relèvent pas de ce que l’on appelle la « nature », et ne font donc pas partie des préoccupations directes de l’éthique environnementale. 2) L’éthique animale ne s’intéresse qu’aux êtres vivants sensibles, car elle fait de la souffrance son point de départ. Les plantes, les entités supra-individuelles (forêts, espèces, écosystème) et le monde abiotique ne sont considérés qu’en tant qu’ils ont un lien avec l’animal, tandis qu’en éthique environnementale ils peuvent faire l’objet d’une considération morale directe. 3) L’éthique animale considère généralement la mort et la souffrance comme des maux, qu’elle cherche à éviter, ou au moins à minimiser. Ce n’est pas le cas de l’approche environnementale, qui est très critique à cet égard, considérant que la mort et la souffrance font partie intégrante de la vie et de la nature. 4) La perspective de l’éthique animale est généralement individuelle (puisque ce sont des individus qui souffrent), tandis que celle de l’éthique environnementale est généralement holiste, et s’attache à la protection des espèces et des écosystèmes.
L’éthique animale se distingue, elle n’est aucune de ces approches mais elle les implique toutes. C’est pourquoi je pense qu’il faut l’aborder dans un esprit interdisciplinaire, polyvalent, curieux et ouvert. Dans la deuxième partie d’Ethique animale, sur les cas pratiques, je mets souvent en évidence le fait que des problèmes qui semblent ne concerner que les animaux ont un impact sur les hommes et sur l’environnement. L’élevage industriel est un exemple typique : en plus de nuire au bien-être animal, il pollue énormément, participe au réchauffement climatique, à la déforestation, et à la misère humaine en poussant les petites exploitations traditionnelles à mettre la clé sous la porte.
De quels animaux parle-t-on ?
L’éthique animale qui étend le statut moral aux animaux est dans une logique extensionniste. Au cours de l’histoire, le statut moral s’est étendu des hommes blancs, mâles et libres aux esclaves, aux femmes, à tous les « autres » d’une manière générale et, aujourd’hui, il s’étend en dehors de l’homme, aux animaux, voire à tous les êtres vivants. Un défi important de l’éthique animale est donc de savoir jusqu’où il faut aller.
Jusqu’où le cercle de la considération morale doit-il s’étendre ? C’est-à-dire : de quels animaux parle-t-on ? Il existe un certain consensus : l’éthique dont il est question n’est généralement pas celle des éponges, des huîtres et des vers de terre. Les exemples utilisés s’approchent rarement des couches élémentaires de l’évolution et en restent généralement aux animaux supérieurs, à ceux dont il ne fait aucun doute qu’ils sont sensibles.
C’est au XVIIIe siècle que l’on formule clairement cette thèse, qui est un renversement de perspective, une sorte de révolution copernicienne, selon laquelle c’est la sensibilité, et non la rationalité ou les capacités cognitives des animaux, qui font que l’on a envers eux certains devoirs. Et, contrairement à un préjugé fort répandu, ce n’est pas Bentham qui, le premier, a énoncé clairement cette thèse. C’est Rousseau : "l’homme est assujetti envers eux à quelque espèce de devoirs. Il semble, en effet, que, si je suis obligé de ne faire aucun mal à mon semblable, c’est moins parce qu’il est un être raisonnable que parce qu’il est un être sensible : qualité qui, étant commune à la bête et à l’homme, doit au moins donner à l’une le droit de n’être point maltraitée inutilement par l’autre" [5].
Aujourd’hui, le critère de la sensibilité, ou de la souffrance, est l’un des points de départ les plus consensuels de l’éthique animale contemporaine, mais il pose de nombreux problèmes. Il n’est pas toujours évident, par exemple, de savoir ce qu’est un animal sensible. Le critère de la sensibilité n’est donc pas simple à utiliser. Mais, plus fondamentalement, est-il nécessaire ?
Oui, répondent Singer et la plupart des acteurs de l’éthique animale contemporaine. Martha Nussbaum nuance sa réponse : non en théorie, mais oui en pratique. Théoriquement, Nussbaum défend une approche disjonctive selon laquelle « si une créature a soit la capacité de ressentir le plaisir et la douleur ou la capacité de se mouvoir d’un endroit à l’autre ou la capacité d’éprouver des émotions et de l’attachement ou la capacité de raisonner, et ainsi de suite [...], alors cette créature a un statut moral » [6]. Mais dans les faits, il se trouve que toutes les créatures qui ont les qualités susdites ont aussi la capacité de ressentir le plaisir et la douleur, car « la sensibilité joue un rôle essentiel dans le mouvement, l’attachement, l’émotion et la pensée [7] ». Autrement dit, si la sensibilité apparaît comme une condition nécessaire de la considération morale, ce n’est pas parce qu’elle est le seul critère pertinent, mais plutôt parce qu’elle est la condition de tous les autres critères, la condition de toutes les autres conditions de la considération morale. Donc, de ce point de vue, elle reste nécessaire.
Le critère de la sensibilité est-il suffisant ? A partir de maintenant je vais employer les termes « déontologisme » et « utilitarisme », qu’il faut d’abord expliquer. Le déontologisme, dérivé du grec deon (devoir), est une approche d’origine kantienne selon laquelle une action est moralement bonne si elle est accomplie par devoir ou par respect pour la loi. Les actes ont une valeur intrinsèque : ils sont bons ou mauvais en eux-mêmes, indépendamment des sujets et des conséquences (ex. : « tu ne tueras pas »). L’utilitarisme, au contraire, est une sorte de conséquentialisme, approche d’origine anglaise qui évalue moralement l’action en fonction de ses conséquences : une action est moralement bonne si elle produit les meilleures conséquences possibles.
Pour les utilitaristes comme Singer, la réponse est généralement oui : il suffit d’être capable de souffrir pour avoir droit à de la considération morale. C’est pourquoi, explique Singer, « pour défendre les conclusions qui sont argumentées dans ce livre [Animal Liberation] le principe de réduction maximale de la souffrance suffit » [8]. Mais pour d’autres, en particulier des déontologistes, le critère de la sensibilité n’est en général pas suffisant et il faut lui ajouter, ou le remplacer par, d’autres conditions.
C’est notamment le cas de Tom Regan, et de son critère de sujet-d’une-vie. Pour lui, les individus sont sujet-d’une-vie « s’ils ont des croyances et des désirs, s’ils sont doués de perception, de mémoire et d’un sens du futur incluant leur propre futur, s’ils ont une vie émotionnelle faite de plaisirs et de peines, des préférences et des intérêts au bien-être, la capacité d’entreprendre une action pour atteindre leurs désirs et leurs buts, une identité psychophysique à travers le temps et un bien-être personnel dans le sens où l’on peut dire que leurs expériences leur réussissent ou pas [que leur vie se déroule bien ou mal] de manière logiquement indépendante de leur utilité pour les autres et du fait qu’elles puissent satisfaire l’intérêt de quelqu’un d’autre » [9]. La définition de Regan est assez restrictive, elle ne concerne à vrai dire que les mammifères âgés d’un an et plus, et l’auteur laisse ouverte la question de savoir ce qu’il en est des animaux moins évolués.
Certains auteurs donnent par ailleurs la priorité à certaines espèces. D’une part, pour des raisons scientifiques : c’est souvent le cas avec les grands singes, et en particuliers les chimpanzés. Steven Wise, par exemple, considère que ne sont dignes de statut moral que les animaux titulaires d’une « autonomie pratique », c’est-à-dire capables de partager certaines tâches cognitives avec les humains (par exemple réussir le test du miroir, qui ferait la preuve d’une conscience de soi) [10]. Dans les faits, ce critère assez strict ne laisse passer que les humains, certains grands singes, les dauphins et les éléphants. Dans l’immédiat, il donne la priorité aux chimpanzés. A ce titre, il est le fondateur d’une organisation qui réunit juristes, scientifiques et experts dans le but de faire du chimpanzé un sujet de droit devant les tribunaux américains, et en particulier d’abolir leur utilisation pour le cinéma et la télévision.
Autre exemple : Paola Cavalieri est avec Singer à l’origine du Projet Grands Singes [11], dont le but est d’étendre aux grands singes trois droits jusqu’ici réservés aux humains – le droit à la vie, la protection de la liberté individuelle et l’interdiction de la torture.
D’autre part, on peut aussi donner la priorité à certaines espèces pour des raisons stratégiques : les militants donnent généralement la priorité aux animaux de consommation, pour des raisons qui n’ont rien à voir avec leurs caractéristiques propres, leurs capacités cognitives, par exemple, mais avec leur nombre – on tue chaque année au moins 53 milliards d’animaux dans le monde pour se nourrir (sans compter les poissons), et cela suffit, selon certains, à en faire une priorité absolue.
Ce qu’il faut retenir de ce tour d’horizon rapide est qu’il est important de tenir compte de la diversité du monde animal. Ceux qui s’opposent à ce qu’ils appellent les « animalistes » (c’est-à-dire les défenseurs de la cause animale) ont tendance, pour les dénigrer, à dire qu’ils mettent tous les animaux dans le même sac et que défendre les droits des animaux, par exemple, c’est vouloir donner des droits au chimpanzé comme au ver de terre. Il y a un peu de vérité dans cette accusation dans la mesure où l’on pourrait reprocher aux acteurs de l’éthique animale de prendre toujours les mêmes exemples faciles et consensuels (le chien, le chat, le cheval, la cochon), et d’éviter les cas plus difficiles, les cas-limites (poissons, invertébrés, insectes). Mais, globalement, le reproche est infondé car la plupart des auteurs font l’effort de dire quels sont les animaux qui, pour eux, sont concernés par l’éthique animale. De toute façon, comme le dit bien Regan, le but n’est pas de dresser la liste exhaustive des animaux en question, ni de montrer que tous les animaux ont des droits (ou des intérêts, selon Singer), c’est de montrer qu’il est faux de considérer que seuls les hommes en ont. Donc, de ce point de vue, quelques exemples suffisent.
Les courants
Avant d’entrer dans les courants eux-mêmes, il est utile de rappeler quelques notions fondamentales pour comprendre les débats dans le domaine de l’éthique animale. La première d’entre elles est l’antispécisme. Cette notion fondamentale, apparue dans les années 70 sous la plume de Richard Ryder à Oxford, est à la base de l’éthique animale. L’anti-spécisme s’oppose au spécisme. De la même manière que le racisme est une discrimination selon la race et le sexisme une discrimination selon le sexe, le spécisme est une discrimination selon l’espèce. C’est l’attitude qui consiste à juger la valeur d’un individu, à lui attribuer ou à lui refuser une certaine considération, non pas en fonction de ses caractéristiques individuelles, mais seulement en fonction de son appartenance à une espèce.
Être antispéciste, c’est donc ne pas faire de l’appartenance à une espèce un critère discriminant de considération morale. Les différences physiques entre les espèces ne sont pas moralement pertinentes. C’est déjà ce que disait Bentham au XVIIIe siècle : "Les Français ont déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau, ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort" [12].
Aujourd’hui, quasiment tous les acteurs de l’éthique animale sont antispécistes. C’est l’une des bases les plus consensuelles du domaine.
La deuxième notion, ou plutôt couple de notions, qu’il faut présenter est la distinction entre bien-être et droits des animaux. Il est capital d’insister car on ne cesse, en France, de faire la confusion. Lorsque les auteurs français critiquent l’éthique animale anglo-saxonne, qu’ils ne connaissent pas, ils la réduisent sans cesse à la défense des « droits des animaux ». Ferry écrit par exemple : « une deuxième tradition de pensée, qui n’a pourtant rien de totalitaire, a prétendu fonder l’idée d’un ‘droit des animaux’ […]. Il s’agit bien sûr de la philosophie utilitariste » [13]. Il y a là deux amalgames. D’une part, Ferry parle du droit des animaux au lieu des droits des animaux. Je rappelle que le droit des animaux est le statut juridique de l’animal dans le droit positif, à ne pas confondre avec la question, philosophique, des droits (moraux) des animaux. D’autre part, Ferry écrit que la philosophie utilitariste (il vise explicitement Singer) défend les droits des animaux : c’est une confusion très grave, puisque Singer fait exactement le contraire.
L’éthique animale contemporaine réunit une grande diversité de courants, comme nous le verrons dans un instant, mais elle est parcourue par une distinction, assez simple, entre deux grandes écoles de pensée : ceux qui souhaitent maximiser le bien-être animal, et ceux qui défendent des droits des animaux.
Par bien-être animal, on entend généralement l’absence de faim et de soif, d’inconfort, de douleur, de blessure ou de maladie, de peur et de stress, ainsi que la liberté d’exprimer des comportements naturels. Les welfaristes (de l’anglais welfare, bien-être) ont donc pour but de maximiser le bien-être animal, c’est-à-dire réduire la souffrance lorsque c’est possible, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est pas utile. Il est donc envisageable, pour un welfariste, d’accepter la souffrance animale si on estime qu’elle produit un plus grand bien (par exemple dans la recherche médicale).
L’expression « droits des animaux » est ambiguë et je fais partie de ceux qui s’en méfient. Elle implique d’emblée un faisceau de questions : quels droits ? Moraux ou légaux ? Des droits de l’homme étendus à certains animaux ou d’autres droits qui leur seraient propres ? Et quels animaux ? Selon quels critères ? Si l’on considère que l’animal a le « droit » non seulement de ne pas souffrir, mais encore de ne pas être exploité par l’homme, alors la défense des droits des animaux implique l’abolitionnisme, c’est-à-dire l’abolition de toute exploitation animale.
Dans les faits, les défenseurs d’une théorie des droits sont souvent (mais pas systématiquement) abolitionnistes. On peut être welfariste et souhaiter l’abolition de telle ou telle pratique, la corrida par exemple, cela ne fait pas de vous un abolitionniste pour autant. Pour être abolitionniste, il faut souhaiter l’abolition de toute exploitation animale, et donc n’être pas seulement végétarien ou même végétalien, mais vegan, c’est-à-dire ne consommer aucun produit animal, ni pour se nourrir, ni pour se vêtir, ni pour se soigner, etc. L’abolitionniste ne cherche pas à évaluer telle ou telle pratique : il les refuse toutes, puisque ce qui le gêne est le principe même de l’exploitation animale. Il ne veut pas agrandir les cages, il veut les ouvrir, comme le dit explicitement Regan : « Le mouvement des droits des animaux est un mouvement abolitionniste ; notre but n’est pas d’élargir les cages, mais de faire qu’elles soient vides » [14].
Si cette distinction est claire, on peut être troublé par l’expression « libération animale », qui est trompeuse. Elle ressemble à une annonce abolitionniste : libérer les animaux, c’est ouvrir les cages, c’est donc cesser de les exploiter. Et pourtant, l’expression n’est pas de Regan, abolitionniste, mais de Singer, qui n’est pas abolitionniste ! Il ne faut donc pas la prendre au sens strict : Singer a le sens du slogan, du bon titre, mais ce n’est pas parce qu’il annonce la « libération » des animaux qu’il est abolitionniste. Singer est un welfariste.
Ces bases étant posées, voyons maintenant les courants à proprement parler. Tout d’abord, l’utilitarisme de Peter Singer. Le premier chapitre de Animal Liberation s’intitule : « Tous les animaux sont égaux. Ou pourquoi le principe éthique sur lequel repose l’égalité humaine exige que nous étendions l’égalité de considération des intérêts également aux animaux ».
L’idée clé de Singer est donc l’égalité de considération des intérêts. En l’occurrence, l’intérêt en question, que partagent la plupart des hommes et la plupart des animaux, est de ne pas souffrir. C’est-à-dire qu’il faut considérer avec autant de considération la souffrance animale et la souffrance humaine. Le fait que l’homme soit globalement plus intelligent, plus rationnel et plus complexe que la souris ne change strictement rien au fait que l’un et l’autre souffrent. Comme le dit Sidgwick : « la différence de rationalité entre deux espèces d’êtres sensibles ne permet pas d’établir une distinction éthique fondamentale entre leurs douleurs respectives » [15].
Il est important d’éviter deux confusions. Premièrement, l’égalité de considération n’est pas l’égalité de traitement. Lorsque Singer dit qu’il faut considérer également les intérêts de tous les animaux, cela ne signifie pas qu’il faille les traiter également. Tous les animaux n’ont pas les mêmes intérêts. Donc considérer également ces intérêts peut impliquer de les traiter différemment, en s’adaptant à chaque être : "La préoccupation pour le bien-être des enfants qui grandissent aux États-Unis peut exiger que nous leur apprenions à lire ; la préoccupation pour le bien-être des cochons peut ne rien impliquer d’autre que de les laisser en compagnie d’autres cochons dans un endroit où il y a une nourriture suffisante et de l’espace pour courir librement" [16].
Deuxièmement, l’égalité de considération n’est pas l’égalité des vies. Il ne s’agit pas de dire que toutes les vies sont d’égale valeur. Singer distingue deux situations : faire souffrir et tuer.faire souffrir et tuer. En matière de souffrance, les autres caractéristiques que la souffrance, et qui sont notamment chez l’homme sa supériorité intellectuelle et tous les critères habituels, ne sont pas pertinents : ils ne changent rien à la souffrance elle-même. Par contre, pour ce qui est de la vie, ces critères deviennent pertinents. Donc « la vie d’un être possédant conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui n’a pas ces capacités » [17].
La deuxième famille de courants importants est l’abolitionnisme et les théories des droits. Pour Regan, par exemple, attribuer des droits moraux à un être implique de reconnaître que celui-ci a une valeur inhérente selon le critère du fait d’être sujet-d’une-vie (tandis que pour Singer, avoir une considération morale pour un être implique de reconnaître qu’il a des intérêts selon le critère de la sensibilité). Autre défenseur d’une théorie des droits, Francione estime que le principal obstacle à la libération animale est juridique ; il réside dans le fait que les animaux sont toujours considérés comme des biens et qu’ils ont le statut légal de propriété. Dès lors, le premier droit qu’il faudrait leur reconnaître est celui de ne pas être traités comme des biens dont l’homme peut se rendre propriétaire, c’est-à-dire comme les moyens des fins d’autrui, et ce en vertu de leur valeur inhérente.
Dans l’intuitionnisme, je réunis l’ensemble des approches qui accordent une place essentielle à l’intuition, au bon sens et à la moralité courante, contre les positions classiques qui reposent surtout sur la rationalité (Sapontzis, Clark, Habermas). Clark, par exemple, écrit que « Ceux qui battent les chiens à mort font quelque chose que la société devrait condamner sans attendre de savoir si le chien a des droits abstraits et métaphysiques » [18]. Il s’appuie sur une intuition morale accessible à tous : il est mal de causer un mal évitable.
Les deux premiers courants que j’ai distingués, l’utilitarisme de Singer et la théorie des droits de Regan et Francione, s’opposent mais ils ont en commun un même goût pour l’argumentation rationnelle. Ils font tous les deux partie de ce que l’on pourrait appeler une éthique de la justice, qui cherche à établir rationnellement ce qui est juste. Un certain nombre d’auteurs ne partagent pas cette approche, qu’ils jugent trop froide et trop comparative (puisqu’elle compare la situation de l’animal avec celle de l’homme). Ils préfèrent une approche basée sur un sentiment direct : la sollicitude. Ils partent du principe que l’homme éprouve naturellement de la sympathie pour les animaux et ils développent leur argumentation en suivant cette ligne : c’est ce qu’on appelle l’éthique du care (soin, sollicitude).
On trouve par ailleurs au moins quatre approches qu’on pourrait dire « alternatives », parce qu’elles abordent l’éthique animale en partant d’un point de vue extérieur, et que faute de temps je me contenterai de citer seulement : les approches religieuses, comme la « théologie animale » d’Andrew Linzey à Oxford ; les approches scientifiques (Rodd, Rollin) qui évaluent nos devoirs envers les animaux en fonction de leur fonctionnement biologique ; les approches environnementales (Callicott) qui s’opposent en général à l’éthique animale au sens strict, en ne faisant pas de la souffrance un critère et en s’intéressant au sort des espèces et non des individus et les approches féministes (Adams, Donovan), qui établissent un parallèle entre l’exploitation de l’animal par l’humain et l’exploitation de la femme par l’homme.
Autre courant : l’approche par les capacités (capabilities approach). Nussbaum l’a développée dans les années 80 avec l’économiste Amartya Sen, sur les questions d’inégalité, de pauvreté et de développement. Ce qui est relativement nouveau est de l’appliquer à l’éthique animale. Nussbaum l’a fait en 2006. L’approche par les capacités, appliquée aux animaux, est une théorie des devoirs directs qui « traite les animaux comme des sujets et des agents, et pas seulement comme des objets de compassion », selon laquelle « les animaux ont droit au fonctionnement d’une grande variété de leurs capacités, celles qui sont le plus essentielles à une vie épanouie, une vie digne de la dignité de chaque créature » [19]. Quelles sont ces capacités ? Nussbaum en donne dix : la vie, la santé corporelle, l’intégrité corporelle, les sens, l’imagination et la pensée, la raison pratique, la capacité d’avoir des relations avec d’autres espèces et le jeu.
La politique constitue un autre angle à partir duquel il est possible d’aborder l’éthique animale. On peut voir par exemple Robert Garner [20], qui critique l’approche libérale dominante et montre qu’il y a de bonnes idées à prendre dans d’autres courants : conservatisme, communautarisme et socialisme. La perspective socialiste vise surtout à montrer comment l’exploitation animale et l’exploitation humaine sont étroitement imbriquées. C’est ce que fait un sociologue américain qui travaille sur la mondialisation de l’industrie agroalimentaire, « du terrible confinement et abattage de milliards d’autres animaux […] au traitement abusif des ouvriers de l’industrie alimentaire ; du meurtre de ceux qui au Tiers Monde résistent à l’expropriation de leur terre pour servir de nouveaux pâturages à une production toujours croissante de ‘bœuf nourri à l’herbe’ ; de l’expansion de la famine mondiale aux ‘maladies de l’abondance’ en grande partie causées par une alimentation excessivement carnée » [21].
L’approche par le discours
Il est possible, et souhaitable, d’aborder l’éthique animale du point de vue argumentatif et sociologique, en analysant les discours et les stratégies de l’exploitation animale. Les stratégies d’exclusion sont les stratagèmes, les alibis et l’ensemble des actions mises en œuvre pour justifier l’exploitation animale et ses abus, tout en modérant la culpabilité des acteurs et des spectateurs. L’une des rares personnes, en France, à avoir défriché cette approche il y a quelques années est Georges Chapouthier. Je tente désormais de la développer, à travers notamment le cas de la corrida [22].
Parmi les discours-alibis classiques, on peut citer en vrac l’alibi historique (l’homme préhistorique mangeur de chair et chasseur), l’alibi diététique (le besoin vital de viande), l’alibi écologique (chasse des espèces en surdensité, régulation des populations), l’alibi sportif (jeu, lutte, effort, règles, discipline) et l’alibi naturaliste (relation avec la nature, bonheur d’une marche en forêt, passion des animaux), l’alibi de la tradition, qui consiste à défendre certaines pratiques parce qu’elles sont traditionnelles (foie gras « patrimoine culturel et gastronomique protégé en France » / alinéa 3 de l’article 521-1 du code pénal français qui sert à autoriser la corrida et les combats de coqs quand une « tradition locale ininterrompue » peut être invoquée), l’alibi économique (chasse au phoque, foie gras, corrida, etc.) et l’alibi éducatif (cirques, zoos).
On trouve en outre trois stratagèmes. Le premier est la négation des torts causés, qui a au moins deux manifestations. D’une part, la dissimulation de la réalité : il est très difficile de savoir comment les animaux sont traités derrière les portes des baraquements fermiers et des laboratoires. Des efforts sont entrepris pour qu’on ne voie pas l’exploitation animale – tout simplement parce que, si l’on voyait, on consommerait moins.
D’autre part, le déguisement de la réalité, en partie par l’euphémisation : les chasseurs ne tuent pas, ils « récoltent », « cueillent », « prélèvent », « s’emparent », « prennent » ou procèdent à une « réduction de la population ». Les chercheurs « achèvent », « terminent » ou « sacrifient » ce qu’ils appellent du « matériel biologique » ou des « systèmes d’essai », c’est-à-dire des animaux de laboratoire. Aux Etats-Unis, les abattoirs sont des « unités de transformation d’aliments » (food-processing units), des « moissonneuses à protéines » (protein harvesters) ou des « usines à viande » (meat factory). On utilise une terminologie abstraite, mécanique ou agricole, plus propre, pour « sanitariser » l’acte de tuer. Ce qui prouve bien qu’il pose problème.
Le deuxième stratagème est le découpage des responsabilités. C’est la division du travail, par exemple, qui permet au consommateur de viande de dissocier le morceau qu’il achète de l’animal dont il est originaire. Ce n’est pas la même personne qui élève, abat, transporte et achète la viande : la responsabilité est donc diluée dans une société qui fonctionne « toute seule » et le consommateur est déconnecté de la réalité. Plutarque disait : si tu veux manger de la viande, tue l’animal toi-même.
Le troisième stratagème est la dévalorisation de la sympathie pour les animaux. On véhicule l’idée que la sympathie pour les animaux a un fondement irrationnel, sentimental et juvénile. On vise à décrédibiliser les personnes, les associations, les discours qu’on appelle « animalistes », c’est-à-dire qui défendent d’une manière ou d’une autre la cause animale.
L’exemple le plus courant consiste à utiliser ce qu’on appelle en théorie de l’argumentation le sophisme du pire. On s’insurge que l’on puisse penser aux animaux quand tant d’humains souffrent et meurent de faim. Le sophisme du pire consiste à dire que X n’est pas un problème puisqu’il y a pire que X (et que l’on devrait donc concentrer toute son énergie sur le pire que X). Par exemple, il consiste à décrédibiliser ceux qui luttent contre la corrida en les accusant de n’avoir aucun sens des priorités : Wolff (auteur d’une Philosophie de la corrida dans laquelle on trouvera de nombreux sophismes) pense qu’ils feraient mieux de s’occuper « de la Tchétchénie, de l’Irak, du Darfour », « des enfants qui crèvent de faim ou meurent sous les bombes » [23].
L’argument est extrêmement courant, et totalement fallacieux. D’abord, comme le dit bien Chapouthier, ceux qui citent volontiers les enfants du tiers-monde comme un prétexte pour ne pas se soucier des animaux ne font en général strictement rien ni pour les uns ni pour les autres. Ensuite, il y a une faute logique : ce n’est pas parce qu’il y a pire ailleurs que l’on ne doit rien faire ici. Ce n’est pas parce que des enfants meurent de faim que l’on ne doit rien faire pour la souffrance des poules pondeuses, dans la mesure où l’un n’empêche pas l’autre. On peut donc se soucier du bien-être des taureaux. Et, plus largement, des animaux. C’est même quelque chose d’important pour l’homme, comme en témoigne ce recueil.
[1] Pour tout développement sur ce sujet, voir J.-B. Jeangène Vilmer, Ethique animale, Paris, PUF, 2008.
[2] Voir par exemple R. Harrison, Animal Machines : The New Factory Farming Industry, London, Vincent Stuart, 1964.
[3] S. et R. Godlovitch, et J. Harris, Animals, Men, and Morals : An Enquiry into the Maltreatment of Non-Humans, London, Victor Gollancz, 1971.
[4] P. Singer, “Animal Liberation”, The New York Review of Books, 20:5, 5 avril 1973 et Animal Liberation : A New Ethics for our Treatment of Animals, New York Review/Random House, New York, 1975.
[5] J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Aubier, 1973, p. 59.
[6] M. Nussbaum, Frontiers of Justice : Disability, Nationality, Species Membership, Cambridge, Harvard UP, 2006, p. 362.
[7] Ibid.
[8] P. Singer, La Libération animale, seconde édition, Grasset, 1993, p. 56.
[9] T. Regan, The Case for Animal Rights, Berkeley, University of California Press, 1983, p. 243.
[10] S. Wise, in C. R. Sunstein et M. C. Nussbaum (ed.), Animal Rights. Current Debates and New Directions, Oxford, Oxford UP, 2004, p. 19-50.
[11] P. Cavalieri et P. Singer (ed.), The Great Ape Project : Equality beyond Humanity, London, Fourth Estate, 1993.
[12] J. Bentham, An Introduction to the Principles of Morals and Legislation, XVII, §I, IV, note 1, Oxford, Clarendon Press, 1907, p. 311.
[13] L. Ferry, Le Point, 6 avril 2001, p. 136.
[14] Interview de Tom Regan, Cahiers Antispécistes 2, janvier 1992.
[15] H. Sidgwick, « The Establishment of Ethical First Principles », Mind, 4:13, 1879, p. 106-107.
[16] P. Singer, La Libération animale, op. cit., p. 31.
[17] Ibid., p. 55.
[18] S. Clark, dans un dépliant de la RSPCA, On the Side of the Animals.
[19] M. Nussbaum, op. cit., p. 351 et 392.
[20] R. Garner, The Political Theory of Animal Rights, Manchester, Manchester UP, 2005.
[21] D. Nibert, Animal Rights / Human Rights. Entanglements of Oppression and Liberation, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, p. 134.
[22] J.-B. Jeangène Vilmer, « Les sophismes de la corrida », Revue semestrielle de droit animalier, 2, 2010, p. 119-124.
[23] F. Wolff, « Gare à l’idéologie ‘animaliste’ », L’Humanité hebdo, 15 septembre 2007, p. 18.