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L’intervention humanitaire armée en Chine antique

Revue des deux mondes, janvier 2006, 152-173.


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« (…) la lecture fort suggestive que propose M. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer sur la manière dont la Chine antique a théorisé le droit à la guerre. Pour les Machiavel chinois du IIIe siècle avant J.-C., faire la guerre, c’était la faire au tyran, en portant secours aux populations asservies. Une guerre humanitaire en quelque sorte, capable non seulement de légitimer le combat pour la victoire mais aussi l’exercice du pouvoir, une fois le tyran chassé. On voit par là comme nos sages confucéens eussent pu trouver un emploi de conseil auprès de M. Bush et de beaucoup d’autres responsables » (éditorial de Michel Crépu, p. 6).

Aujourd’hui, l’intervention humanitaire armée est l’usage de la force par un État ou un groupe d’États intervenant militairement en territoire étranger dans le but de prévenir ou de faire cesser des violations graves et massives des droits fondamentaux sur des individus qui ne sont pas des nationaux de l’État intervenant, et sans l’autorisation de l’État cible dans lequel ces exactions ont lieu.
La définition est contemporaine. Le thème lui-même semble l’être : on s’intéresse peu à son histoire. La plupart des études, des articles, des conférences, des ouvrages et des travaux universitaires ont une approche déracinée qui traite l’intervention humanitaire comme un objet propre au XXe siècle, apparu ex nihilo, et dont on ne questionne pas l’origine. Quelques-uns évoquent les interventions d’humanité du XIXe siècle et la Question d’Orient. Les plus ambitieux poussent jusqu’à Grotius, mais jamais au-delà.
Cette limite a une raison. Au sens contemporain du terme, l’intervention humanitaire armée repose sur deux piliers du droit international public : la souveraineté des États et la protection des droits de l’homme. Or, ces principes n’apparaissent clairement qu’au XVIIe siècle. Les interprètes concluent donc qu’il n’est pas pertinent de discuter le problème de l’intervention humanitaire au-delà de cette borne [1].
Pourtant, ces conditions de possibilité de l’intervention humanitaire (souveraineté et protection des droits de l’homme) ne sont pas non plus apparues ex nihilo. Leur origine est infiniment diluée dans le continu de l’histoire. Avant la période moderne, avant Grotius qui n’est pas parti de rien, on trouve déjà des traces de souveraineté, de protection des droits de l’homme, donc de possibilité d’intervention humanitaire, sans pour autant que toutes ces expressions soient explicitement formulées en ces termes. Il y a nécessairement un stade embryonnaire de l’intervention humanitaire, qui est aussi ancien que la guerre et la paix, que la vie des hommes en société. À la recherche de ces empreintes, sur le chemin régressif des racines de l’intervention, nous sommes parvenus jusqu’à l’antiquité.

Le droit humanitaire d’une manière générale prend racine dans l’antiquité. 2500 ans av. JC, chez de nombreux peuples (les Sumériens, les Égyptiens, les Hittites, les Hindous, les Chinois), la guerre était déjà relativement codifiée. Les questions de la protection des populations civiles prises dans un conflit armé, du traitement des prisonniers de guerre, du comportement à adopter et des règles à respecter face à l’ennemi étaient explicitement posées dans les premiers codes et les premiers traités de droit international.
L’origine du droit international humanitaire moderne ne se limite donc certainement pas à l’Europe, contrairement aux présupposés des analyses pour le moins eurocentrées qui restent encore majoritaires : avant les Grecs et les Romains, et parfois mieux qu’eux, les civilisations anciennes d’Asie, et notamment en Inde et en Chine, préfiguraient déjà des évolutions beaucoup plus tardives en Occident.
Seulement, le problème particulier de l’intervention humanitaire armée, c’est-à-dire d’un État ou d’une collectivité qui décide d’intervenir militairement hors de son territoire pour protéger une population étrangère victime des exactions d’un tyran par exemple, ce problème n’est pas posé précisément dans cette période – à une exception près, et elle est remarquable : la Chine. Examiner l’intervention humanitaire armée en Chine antique implique donc le dépassement de deux obstacles méthodologiques : l’anhistoricisme et l’eurocentrisme.

On trouve dans les textes de la Chine ancienne le récit de véritables interventions humanitaires et toute la rhétorique interventioniste qui les justifie, il y a près de 4000 ans.
Bien entendu, elles ne sont pas présentées comme telles. Il n’est pas question d’ « intervention humanitaire » et encore moins de devoir ou de droit d’ « ingérence ». Il n’est pas question des droits de l’homme ou du principe de souveraineté. Et pourtant, en dépit des termes, la réalité décrite par ces textes et les discours qui l’accompagnent sont d’une remarquable et troublante actualité.
Notons également qu’il ne s’agit pas ici de l’humanitaire dans la conduite de la guerre, c’est-à-dire vis-à-vis des victimes, des civils et des prisonniers. Il n’y a rien d’original à trouver cette préoccupation dans quasiment tous les traités militaires de la Chine ancienne [2] : la plupart des autres civilisations de l’antiquité, à la même époque, témoignaient d’un souci similaire. Non, ce dont il s’agit ici est l’humanitaire dans les motifs de la guerre. Et, dans ce domaine, le propos est précis et n’a pas son pareil dans le monde occidental de la même époque. Il faudra attendre les doctrines de la guerre juste du Moyen Âge chrétien pour trouver un discours approchant en Europe. La preuve en est que les très rares auteurs qui se sont penchés sur la question font des études comparatives entre les textes des philosophes chinois du VIe siècle avant JC et ceux des chrétiens médiévaux du XIIIe siècle après JC (saint Thomas d’Aquin) [3]. Le décalage est flagrant.
Comment expliquer cette précocité ? Pourquoi la formulation du problème de l’intervention humanitaire est-elle beaucoup plus avancée en Chine antique qu’en Occident à la même époque ? Les raisons sont multiples. La première d’entre elles est certainement la conception de la souveraineté de l’État. L’intervention, parce qu’elle se fait en territoire étranger, implique l’extériorité, c’est-à-dire la limite (la frontière), donc la souveraineté. Or, tandis que la conception européenne de la souveraineté naît avec l’État moderne au XVIe siècle, côté chinois la souveraineté a été instaurée dès 2697 av. JC avec les cinq empereurs.
Deuxièmement, tandis que la souveraineté européenne sera celle d’États-nations, la souveraineté chinoise est universelle. L’empereur revendique une autorité universelle sur la totalité du monde connu. L’Empire et le monde connu ont la même extension, de sorte qu’il n’y a pas, pour ainsi dire, de nations étrangères. Par conséquent, la guerre n’est pas inter-étatique [4], elle est toujours intra-impériale. Chaque conflit est compris comme un acte de rébellion, et lorsque l’empereur part en guerre, ce n’est pas pour conquérir (puisqu’il a par définition déjà tout conquis), mais pour punir.
C’est ainsi que la guerre, en Chine antique, doit toujours être punitive. La guerre est un dernier recours qui ne peut être justifié qu’à deux conditions : qu’elle soit menée pour destituer des tyrans que l’on ne peut supprimer autrement, et qu’elle soit déclarée par l’autorité compétente. Si ces conditions sont réunies, il s’agit d’une guerre punitive. Il y a plusieurs mots en chinois pour désigner la guerre, selon la nature précise de celle-ci. L’un d’eux est Zheng, qui signifie littéralement « expédition punitive », comme l’explique Mencius lui-même : « Dans le mot zheng, "expédition punitive", se trouve l’élément zheng qui signifie "rectifier" » [5]. Selon les philosophes de l’époque, la seule guerre moralement permise, la guerre juste, est cette expédition punitive. « Si chacun veut se rectifier, demande Mencius, à quoi bon la guerre ? » [6]. Comme le dit très clairement Hsün-tzu, sous le règne d’un vrai roi il n’y a jamais de guerre, il n’y a que des expéditions punitives [7].
Traditionnellement, l’expédition punitive, qu’elle soit le Zheng prôné par Mencius ou le bellum punitivum condamné par Kant, ne peut être lancée que par un supérieur sur son inférieur. Notons que l’intervention humanitaire contemporaine a conservé cet aspect asymétrique, puisqu’elle reste l’apanage du fort sur le faible, c’est-à-dire du Nord sur le Sud.
En Chine antique, cependant, l’intervention humanitaire n’est pas équivalente à l’expédition punitive, précisément car elle ne respecte pas toujours cette hiérarchie. Ainsi, dans les deux exemples que nous examinerons bientôt, ce sont les inférieurs (les princes) qui sont intervenus contre leur supérieur (l’empereur), pour mettre fin à des violences commises sur la population.
Troisièmement, la conception de l’autorité politique est en Chine antique particulièrement propice à la protection du peuple. Le gouvernement est créé pour le peuple, et non l’inverse. Tous les philosophes insistent sur ce point capital. Les confucéens n’ont jamais regardé l’autorité politique comme une fin, rappelle Wu, mais comme le moyen d’une fin, qui est le développement de la personnalité et de la civilisation humaines [8]. Donc, si le gouvernant, qu’il soit prince ou empereur, opprime son peuple, il perd du même coup la raison d’être de son autorité politique et s’expose à une intervention contre lui. Ce présupposé est toujours utilisé par les interventionnistes contemporains, notamment Tesón dans ce qu’il appelle son argument libéral. Nous y reviendrons.
Quatrièmement, compte tenu de cette conception exigeante de l’autorité politique, toute entière tournée vers le bien-être du peuple, le système juridique de la Chine ancienne est un système de devoirs plutôt que de droits, qui identifie la loi et la moralité. Ce qui est légal est moral et ce qui est moral est légal. L’éthique et le gouvernement sont une seule et même chose [9]. De cette manière, la porte est ouverte au devoir d’intervenir.
Pour toutes ces raisons, on comprend mieux que le recours à la force pour destituer un tyran soit un lieu commun de la philosophie de la guerre en Chine antique, telle qu’elle s’exprime notamment dans les sept classiques de l’art militaire (Wu jing qi shu). Le but de l’armée n’est pas de conquérir mais de protéger l’innocent : « L’armée, dans ces conditions, est donc faite pour enrayer la violence et éviter les nuisances et non pour batailler et conquérir » [10]. Et même à ce titre, elle reste un dernier recours. Si attaquer un État est le seul moyen de sauver sa population, si faire la guerre permet d’arrêter la guerre, si tuer des hommes permet d’en sauver davantage, alors tout cela doit être permis. C’est exactement ce que disent, au IVe siècle av. JC, le Suma fa et le livre de Shang Yang (Shang-chün-shu) [11].
Quelques passages, néanmoins, sont plus explicites que d’autres. Les très rares auteurs qui se sont penchés sur la question s’appuient en général sur deux textes : le Mencius, rédigé probablement aux alentours de 319 av. JC, et le Huainan zi, de deux siècles plus récent (139 av. JC). Or, à y regarder de plus près, les récits et les arguments présentés par ces textes ont la même origine, ils puisent à la même source, dont l’influence va parfois jusqu’à la paraphrase : le Chou King, un recueil de documents qui relate l’histoire et les légendes de la Chine de 2357 à 651 av. JC.
Afin d’examiner la pratique et le discours sur l’intervention humanitaire armée en Chine antique, nous étudierons, dans l’ordre chronologique, les passages concernés de chacun de ces trois textes, tout en faisant référence aux autres œuvres pertinentes.

Chou King

Le Chou King contient de nombreux récits d’intervention d’un prince contre un autre. Pour chacune d’entre elle, l’intervenant adresse à ses troupes un discours : une harangue. Les harangues ont toujours la même structure ternaire : 1. Voici les horreurs dont se rend coupable chaque jour tel tyran (énumération des fautes commises). 2. Par la volonté du ciel, j’ai le devoir d’intervenir (on insiste sur le fait que l’intervention n’est que l’exécution de la volonté céleste). 3. Et vous avez le devoir de m’aider (ceux qui se battront courageusement seront récompensés, tandis que ceux qui refuseront de se battre seront mis à mort). Les harangues sont diverses, il y a quelques variations mais elles s’éloignent rarement de cette ligne.
Les interventions qui nous intéressent sont celles qui, lors de la première étape, l’exposé des motifs, le réquisitoire, expriment une dimension humanitaire : ce que l’on reproche au tyran est d’avoir tué, massacré, torturé son peuple. Le Suma fa, au IVe siècle av. JC., sera plus précis en dressant, à la fin de son premier chapitre, la liste des comportements qui s’exposent à une intervention armée. Sont menacés ceux qui tuent les dignes et maltraitent le peuple, ceux qui sont brutaux à l’intérieur de leur État et empiètent sur le territoire des autres, ceux qui laissent leurs champs en jachère alors que le peuple a faim, ceux qui blessent ou qui tuent leurs proches. Tous ceux-là seront corrigés [12].

Quant au Chou King, deux épisodes répondent déjà à ces critères et sont à ce titre particulièrement exemplaires : l’intervention de T’ang contre Kie, dernier empereur de la dynastie des Hia, en 1752 av. JC. Et l’intervention de Ou Wa contre Cheou, dernier empereur de la dynastie des Chang, en 1121 av. JC.
Le tyran Kie « précipitait le peuple au milieu de la fange et des charbons ardents », il était cruel et barbare. C’est pour mettre fin à ces exactions que T’ang intervient.
Le tyran Cheou était, dit-on, pire que Kie. Il exerce sur son peuple « une cruelle oppression » : « Il brûle, il rôtit des hommes loyaux et vertueux. Il ouvre le sein et arrache les entrailles des femmes enceintes ». Il « s’acharne à violer toutes les lois (…) se livre à tous les excès, et sa tyrannie n’a pas de bornes. (…) Les crimes les plus honteux s’étalent au grand jour, et répandent partout comme une odeur fétide ». « Tyran cruel, il tue, il assassine, il répand l’affliction et la douleur partout entre les quatre mers » [13]. Il y a d’autres motifs exposés dans les réquisitoires que Ou Wa dresse contre lui (notamment sa débauche, sa luxure et sa paresse, son manque de respect pour le Ciel, la Terre et les mânes des ancêtres), mais l’essentiel de sa culpabilité repose sur la cruauté dont il fait preuve envers le peuple, qu’il opprime et qui appelle au secours. C’est pour mettre fin à ces exactions que Ou Wa intervient.
Nous avons donc ici, en 1752 et en 1121 av. JC, deux cas exemplaires d’intervention humanitaire armée, qui sont d’ailleurs relativement similaires : six siècles après lui, Ou Wa se réclame explicitement de l’exemple de T’ang, dans des harangues qui ont à peu près la même structure et abordent les mêmes thèmes [14].

L’intervention est commandée par le ciel

Les dirigeants politiques, les princes et même l’empereur, tirent leur autorité politique, leur pouvoir de gouverner, du ciel. Ils ne sont que des moyens, des intermédiaires, des représentants : « le roi du ciel (…) s’est servi du prince de Chang [T’ang] pour gouverner l’empire » ; « Apparemment le ciel veut se servir de moi [Ou Wa] pour gouverner le peuple » [15].
Ils ne sont que les titulaires d’un mandat céleste. Or, le ciel peut reprendre ce qu’il a donné, il peut décider d’abroger son mandat, si le peuple est opprimé, car « se rendre coupable envers le peuple, c’est se rendre coupable envers le ciel » [16].
C’est précisément ce que n’avait pas compris le tyran Kie, qui faisait preuve d’insolence : « Il dit que le mandat du ciel est à lui (et ne peut lui être retiré) ». Le ciel chargera alors un autre dirigeant d’exécuter sa sentence. C’est ainsi que Iu, premier empereur de la dynastie des Hia, se voit chargé par le ciel de renverser le prince de Hou : « le ciel abroge son mandat (lui retire le pouvoir de gouverner la principauté). A présent je ne fais qu’exécuter avec respect la sentence prononcée par le ciel contre lui » [17].

La légitimité de l’intervention n’est pas questionnée dans la mesure où elle est ordonnée par le ciel lui-même. C’est un élément capital de la rhétorique interventionniste, qui consiste à déshumaniser autant que possible la décision d’intervenir, pour éviter toute discussion : l’intervenant ne parle pas en son nom mais en celui du ciel. Ce n’est pas la décision discutable (car humaine) d’un prince contre un autre mais celle, indiscutable, du ciel.
Cet appel à l’autorité du ciel permet à l’intervenant de se déresponsabiliser. Ainsi commence T’ang, et bien d’autres : « Je suis comme un faible enfant ; ce n’est pas moi qui oserais exciter une sédition. Mais le prince de Hia (le tyran Kie) a commis beaucoup de crimes, et le ciel a ordonné sa perte ». Comme il s’agit d’un ordre, il n’a même aucune marge de manœuvre. T’ang n’ose pas discuter la sentence céleste : « moi, petit enfant, étant chargé d’exécuter les ordres du ciel et la sentence de condamnation qui était manifeste, je n’ai pas osé faire grâce ». Ironiquement, l’intervenant ne peut pas lui-même intervenir contre sa propre intervention. Voudrait-il se retenir d’attaquer le tyran qu’il ne le pourrait pas, ce serait désobéir au commandement céleste, et devenir alors aussi coupable que ce tyran : « La longue chaîne des crimes du prince de Chang est complète ; le ciel m’ordonne de le retrancher. Si je n’obéis pas au ciel, je serai aussi coupable (que Cheou) » [18].
Notons que la culpabilité de la non-intervention, ciel à part, est l’un des thèmes les plus saillants du débat contemporain sur l’intervention humanitaire. La question de savoir si celui qui laisse faire un massacre est aussi coupable que le massacreur lui-même est régulièrement posée.

Autre préoccupation qui est toujours d’une remarquable actualité : T’ang craint que l’exemple de l’intervention humanitaire donne lieu à des abus : « Je crains que dans les âges futurs mon exemple ne serve de prétexte pour confirmer des prétentions injustes » [19]. Cette inquiétude est toujours vive de nos jours, et constitue même l’un des arguments principaux, dit de la pente glissante, utilisés par les anti-interventionnistes pour rejeter l’intervention.

La justification de l’intervention en politique intérieure

En politique intérieure, il faut motiver ses troupes à intervenir pour des motifs qui, à première vue, leur sont extérieurs. Comment expliquer à ses hommes qu’il doivent risquer leur vie pour défendre un autre peuple ? C’est l’exercice auquel se livre T’ang :

2. A présent, vous peuple nombreux, vous dites : « Notre prince n’a pas compassion de nous. Il nous ordonne d’abandonner le travail de la moisson, et d’aller châtier et retrancher la race des Hia. » J’ai entendu vos discours. Mais le chef de la famille de Hia est coupable ; et par respect pour la volonté du roi du ciel, je n’ose m’abstenir de le châtier.
3. Vous me répliquerez : « Que nous font à nous les crimes du prince de Hia ? (Je vous répondrai) : L’empereur Hia épuise les forces de ses sujets (par les travaux et les services qu’il impose) ; il dépeuple la Chine (par les supplices qu’il inflige). Tous les habitants fatigués et mécontents disent : « Quand donc ce soleil périra-t-il ? (Pourvu que tu périsses), nous consentons à périr avec toi. » Tel est le résultat de la conduite du prince de Hia. Moi, je dois marcher contre lui.
4. Vous aiderez, j’espère, votre souverain à exécuter la sentence de condamnation portée par le ciel. Je vous récompenserai magnifiquement ; n’en doutez pas, je ne manquerai pas à ma parole. Mais si vous ne répondez pas à mon appel, je vous mettrai à mort, vous, vos femmes et vos enfants ; je ne ferai grâce à personne. [20]

Plus de 3750 ans après T’ang, la question est d’autant plus importante que la conscription est abolie et qu’il ne s’agit plus de menacer le peuple de mort s’il refuse de guerroyer. Comment un gouvernement libéral peut-il justifier l’intervention humanitaire à ses propres citoyens ? C’est exactement ce que demande Tesón, en soulignant le manque de travaux sur cet aspect [21].

La demande des peuples d’être secourus

Le succès de l’intervention humanitaire de T’ang contre Kie a créé une véritable demande, un appel des peuples voisins à être secourus par celui qui a désormais l’aura d’un sauveur. C’est ce que rapporte Tchoung Houei, ministre de T’ang, qui s’adresse à son empereur, dont il glorifie l’intervention en ces termes :

Quand vous portiez vos armes en orient, les tribus occidentales se plaignaient ; quand vous alliez au midi, celles du nord murmuraient. Elles disaient : « Pourquoi nous laisse-t-il en dernier lieu ? (pourquoi ne vient-il pas ici en premier lieu, afin de nous délivrer des tyrans) ? » Dans les contrées où vous alliez, les maris et leurs femmes se félicitaient mutuellement, et disaient : « Nous avons espéré la venue de notre prince ; notre prince est venu, nous retrouvons la vie. » Le peuple a les yeux tournés vers le prince de Chang depuis longtemps. [22]

Ce passage est important pour la généalogie de l’intervention humanitaire en Chine antique car c’est probablement de lui que sont tirées les très nombreuses citations similaires que l’on trouve dans des textes ultérieurs. Mencius, notamment, racontera dans les mêmes termes et à au moins trois reprises comment les peuples oppressés attendaient l’intervention de T’ang comme le sol asséché attend la pluie [23]. Les mêmes mots et la même métaphore se retrouveront également dans le Xun zi et le Huainan zi [24]. Une seule citation du recueil historique, le Chou King, aura donc permis, siècle après siècle, de transmettre le récit de cette demande d’intervention humanitaire, de cette attente des peuples d’être secourus.

Mencius

Mencius est le plus éminent disciple de Confucius. Il est à son maître, dit-on, ce que Platon est à Socrate. En matière d’intervention humanitaire, quand il s’agit de libérer le peuple opprimé du joug d’un tyran, c’est à lui que les rares commentateurs qui se sont intéressés à la question pensent en premier lieu [25].
D’une manière générale, chez Mencius, le dirigeant tire sa raison d’être de son devoir de servir le peuple : en premier vient le peuple, en dernier le dirigeant [26]. Dès lors que le dirigeant ne remplit pas son devoir, il doit être remplacé. Mencius insiste sur cet aspect à plusieurs reprises, et l’intervention humanitaire, qui n’est autre que celle d’une puissance voisine pour destituer un dirigeant devenu dangereux pour son peuple, est l’un des moyens de ce remplacement. Il y a donc, parmi les histoires que relate Mencius, de nombreux cas d’interventions de royaumes voisins pour destituer un tyran qui oppressait son peuple.

L’épisode de Qi et Yan

L’un des passages du Mencius qui aborde le problème de l’intervention humanitaire est ce que l’on pourrait appeler l’épisode de Qi et Yan, que F. Tse-Shyang Chen cite comme exemple lorsqu’il écrit que les confucéens approuveraient l’usage de la force d’un État contre un autre État pour la protection des droits de l’homme dans cet autre État [27].
Qi et Yan sont deux grands royaumes voisins. Yan est sous le joug d’un tyran. Le roi Xuan de Qi attaque Yan pour punir le tyran qui opprime son peuple. La traduction anglaise dit : « you went to punish Yen which practised tyranny over its people » [28]. Pour autant, il ne s’agit pas explicitement d’intervenir pour venir en aide au peuple. Punir le tyran oppresseur et sauver la population oppressée, ce n’est pas la même chose, car on peut vaincre et destituer un tyran sans pour autant aider le peuple. C’est d’ailleurs ce qui va se passer dans le cas de Qi et Yan.
Qi attaque et vainc Yan en cinquante jours. Le roi Xuan de Qi se demande alors s’il doit annexer le royaume vaincu. Il pose la question à Mencius : que penserais-tu si je décidais d’annexer Yan ? Le philosophe répond : « Annexez, si le peuple de Yan s’en réjouissait, quand vous le feriez. (…) Si l’annexion déplaît au peuple de Yan, ne vous en emparez point » [29].
Qi décide d’annexer Yan.
Quand le roi Xuan, ayant attaqué et vaincu Yan, se posait la question de l’annexion du royaume déchu, Mencius l’avait prévenu qu’il ne serait bien accueilli et accepté qu’à une condition : qu’il soit meilleur pour la population que ne l’était le tyran vaincu. Car si la libération ne consiste qu’à changer un tyran contre un autre, le peuple n’aura d’autre choix que d’appeler à l’aide dans une autre direction : « Toutefois, si c’était pour les plonger dans des eaux plus profondes et un feu plus brûlant encore, ils changeraient d’allégeance, un point c’est tout » [30].
Et, ce faisant, l’histoire se répéterait : un autre royaume, concurrent, se porterait au secours du peuple à nouveau tyrannisé et menacerait ainsi l’hégémonie du nouvel occupant. Autrement dit, lorsque vous intervenez pour libérer un peuple du joug tyrannique, et que cette intervention vous permet de renforcer votre domination régionale, vous avez un intérêt tout personnel et égoïste à bien vous comporter avec cette population, ou au moins à ne pas faire pire que le mal que vous prétendez avoir ôté. Car sans quoi, si le peuple soumis appelle à nouveau à l’aide, vous pourriez à votre tour devenir la cible des appétits humanitaro-hégémoniques d’un royaume voisin et concurrent.
On peut donc faire d’une pierre deux coups : si l’humanitaire est bien conduit, s’il ne vise que les tyrans et soulage le peuple, il peut permettre l’hégémonie. Cette manière de gouverner, qu’André Levy traduit par « politique humanitaire », « gouvernement des anciens » (ou « Kingly governement » dans les traductions anglaises), est l’une des manifestations du gouvernement idéal, souvent rendu en anglais par l’expression « benevolent governement », et qui caractérise plus précisément la relation qui lie les parents à l’enfant. Il s’agit donc d’un idéal paternaliste : le dirigeant est le père du peuple et, pour reprendre une expression courante en droit français, il doit gouverner « en bon père de famille ». Si vous gouvernez selon cette politique humanitaire, l’hégémonie vous est acquise : si Song pratiquait le gouvernement des anciens, « toutes les têtes entre les quatre mers se lèveraient et se tourneraient vers lui, dans le désir de l’avoir pour seigneur » [31].

Malgré ces avertissements, Le roi de Qi annexe Yan et se comporte lui aussi en tyran violent : il tue, emprisonne et détruit. Mencius lui dit qu’il est encore temps de corriger le tir avant que les armées de l’Empire trouvent là un prétexte à intervenir contre lui. Il lui conseille de cesser les violences et, surtout, de se retirer de Yan après y avoir installé un dirigeant en consultation avec la population locale.

Yan opprimait son peuple. Quand vous êtes allé combattre son souverain, il a eu le sentiment que vous étiez venu à son secours et avait accueilli votre armée avec des corbeilles de victuailles et des pichets d’ambroisie. Mais comment cela pourrait être encore possible, si vous tuez leurs pères et frères, si vous enchaînez leurs fils, si vous détruisez leurs temples ancestraux et si vous enlevez leurs vases précieux ? Alors que le monde entier redoute assurément la puissance de Qi, doubler son territoire sans pratiquer une politique humanitaire, c’est pousser le monde entier à prendre les armes. Donnez l’ordre de leur envoyer les vieillards et les enfants, renoncez à emporter leurs trésors, entendez-vous avec le plus grand nombre pour installer un souverain et, ceci fait, retirez-vous. Il serait encore temps de mettre ainsi un terme à cette menace. [32]

Morceau fascinant, d’une actualité frappante. Ce dernier conseil est encore aujourd’hui l’une des conditions de la réussite d’une intervention humanitaire : l’État intervenant, sitôt l’État cible sécurisé, doit se retirer au plus vite et ne pas faire durer l’occupation. Il doit, en concertation avec les forces politiques locales, nommer un gouvernement transitoire ou organiser des élections. On pense bien entendu au cas de la présence américaine en Irak, bien qu’il ne s’agisse pas d’une intervention humanitaire à proprement parler, comme cela a été rappelé suffisamment de fois.

Huainan zi

Le Huainan zi est un texte composé à la cour de Liu An, prince de Huainan, en 139 av. JC. Son chapitre XV est un traité de stratégie militaire qui, avant de décrire les techniques relatives à l’utilisation des armes, s’occupe de justifier l’usage de la force et d’en fixer les limites.
D’une manière générale, et conformément à la tradition philosophique chinoise antique, la guerre offensive et agressive est fortement condamnée, et seule la guerre défensive est permise. L’usage de la force est un dernier recours  : « ce n’est qu’en dernier ressort qu’on fait usage des armes et des cuirasses ». Et, paradoxalement, la violence ne doit jamais servir qu’à combattre la violence. De sorte que ce dernier recours en est un contre ceux qui répandent la violence : « Les armes sont un rempart contre la violence, elles constituent un recours contre les fauteurs de désordres » [33].
A cette occasion, dans les premières pages, plusieurs paragraphes sont consacrés à la question de l’intervention armée contre un tyran dans le but de sauver le peuple qui en est la victime. Le seul usage de la force autorisé par le Huainan zi est destiné à faire cesser les violences sur la population dans des États étrangers. La seule raison d’être de l’armée est d’intervenir pour des motifs humanitaires. De ce point de vue, la seule guerre permise est l’intervention humanitaire. La philosophie de la guerre du Huainan zi n’est autre qu’une philosophie de l’intervention humanitaire [34].
Les thèmes n’ont pas changé. Il y a plus de 2000 ans, en Chine ancienne, on donnait déjà les arguments qui, aujourd’hui, sont toujours convoqués par les interventionnistes.

Le droit

L’intervention humanitaire telle qu’elle était pratiquée par les rois hégémons repose sur le droit. A deux reprises, la notion est explicitement invoquée : la guerre des rois hégémons était « justifiée par le droit », l’armée avait « le droit pour elle » [35]. D’une manière générale, il faut noter l’omniprésence du vocabulaire juridique, plus précisément pénaliste, et plus exactement encore rétributiviste. Le raisonnement a l’allure du syllogisme suivant. 1. Constat : certains princes commettent des injustices, des iniquités, des méfaits, des fautes. 2. Jugement : ils sont coupables. 3. Solution : il faut d’abord les dénoncer et les stigmatiser, puis les sanctionner et les châtier. Comment ? En les démettant et en les destituant. Tous ces mots sont ceux du texte [36].
Quelle est la nature exacte de ce droit sur lequel repose l’intervention ? Il ne s’agit pas du droit positif ou de ce que l’Occident appelera les « droits de l’homme ». C’est plutôt le droit « du ciel et des mânes », celui de « la voie céleste ». Et l’armée qui s’appuie sur lui par son intervention entend restaurer la vertu et soumettre les cœurs. Une sorte de droit naturel, donc, d’inspiration divine, si l’on peut dire.

L’inégalité de la situation tyrannique

Le début de l’argumentation interventionniste du Huainan zi insiste sur l’inégalité de la situation tyrannique qui sacrifie le peuple, c’est-à-dire des milliers d’hommes, aux désirs d’un seul. L’inégalité, au sens purement quantitatif, numérique, du terme, est la manifestation la plus évidente de l’injustice.

Il n’est plus grand méfait que de sacrifier un peuple innocent aux appétits d’un prince sans foi ni loi. Comme je ne sais malheur plus terrible que de sacrifier les richesses de tout l’empire aux appétits d’un seul homme. (…) Quel être sensé peut accepter de plonger l’univers dans l’affliction en laissant libre cours aux mauvais penchants d’un seul ? [37]

A plusieurs reprises, on notera que le texte prend nettement position en faveur du plus grand nombre, quitte pour cela à sacrifier les intérêts de la minorité. Nous sommes donc dans le cadre d’un raisonnement typiquement utilitariste, comme en témoigne cet autre morceau : « C’est pourquoi les saints guerroient comme on se peigne ou l’on sarcle : ils apportent du bénéfice au plus grand nombre par l’élimination de quelques-uns » [38].

L’intervention politique pour un changement de régime

Dans le cas du tyran, ce n’est pas la population qui est en cause, mais le prince lui-même. Pour faire cesser les violences, il faut donc destituer le prince. L’intervention humanitaire contre un tyran est politique en ce qu’elle vise un changement de régime. Plus précisément, il ne s’agit pas d’instaurer un nouvel ordre mais de restaurer l’harmonie perdue : « Elle ne visait pas à ruiner ce qui existait, mais tout au contraire à restaurer ce qui avait été détruit. (…) Il suffit de destituer le souverain et de réformer le gouvernement en honorant les lettrés de talent et en illustrant les hommes probes et honnêtes » [39].
La notion de restauration, qui est actuellement abondamment utilisée (on pense à la rhétorique contemporaine et américaine de la « restauration de la démocratie »), est doublement importante. D’une part, elle présuppose que le tyran que l’on destitue n’était qu’un accident de parcours, qu’une dégénérescence temporaire, dans l’histoire politique du pays concerné. Ce faisant, elle autorise d’autant plus une action contre lui qu’il a lui-même trahit l’ordre et l’harmonie qui étaient instaurées. En le destituant, on n’ôte rien, au contraire on restaure.
D’autre part, elle intériorise l’intervention qui, pourtant, vient de l’extérieur : l’instauration est une importation de l’étranger et, à ce titre, elle serait très mal acceptée par la population. Mais la restauration n’importe rien de l’extérieur, elle implique que l’idéal recherché était déjà là avant, et qu’on ne fait qu’y revenir. C’est beaucoup plus sécurisant et acceptable pour les susceptibilités nationales.

L’argument de la pente glissante

Souvent à l’œuvre dans les théories pénales, l’argument dit de la pente glissante postule que, si une petite faute n’est pas sanctionnée au départ, l’auteur de la faute est encouragé à en commettre de plus grandes et, pour n’avoir pas réagi assez tôt, on se retrouve très vite avec une situation catastrophique. Le texte dit :

Si [les tyrans] Jie des Xia et Zhou des Yin avaient été immédiatement sanctionnés pour les supplices infligés à leurs peuples, ils n’auraient pas eu le loisir de recourir à la torture de la poutre brûlante. De même, si, à la première injustice, les princes Li de Jin ou Kang de Song avaient perdu la vie et leurs possessions, les brutalités et agressions perpétrées par la suite n’auraient jamais pu avoir lieu. Mais comme nul ne songea à châtier ces quatre princes quand ils commencèrent à commettre de petits méfaits, l’empire fut bientôt à feu et à sang et les cent familles en proie au malheur. [40]

En matière d’intervention humanitaire, ce genre d’argument est utilisé par ceux qui souhaitent ne pas retarder ou reporter l’intervention, et faire comprendre au tyran, dès le premier écart, qu’il est menacé. Aujourd’hui et sur le terrain de l’assistance humanitaire, le même argument consiste à dire qu’il ne faut pas attendre qu’il soit trop tard pour intervenir (on cite souvent le cas du Rwanda, on pourrait aussi parler du Soudan), et que la non-intervention est aux yeux du tyran un encouragement à continuer les massacres.

La perte de légitimité du prince

Les princes ont été établis pour mettre un terme à la violence et aux désordres. Celui qui utilise la force de ses multitudes dans le dessein contraire de voler et de piller est comme un tigre à qui ont poussé des ailes. Comment ne pas l’éliminer au plus vite ! [41]

Il y a là deux arguments. Le premier, qu’on pourrait appeler l’argument de l’arroseur arrosé, est implicite dans la première phrase. Quelle est la raison d’être, donc la légitimité du prince ? Protéger le peuple et faire cesser les violences. Partant de ce principe, on peut alors conclure que, si c’est le prince lui-même qui attaque le peuple et qui est l’auteur des violences, sa raison d’être et sa légitimité tombent. Il faut donc intervenir contre lui.
On reconnaît là une forme primitive de l’argument libéral contemporain, présenté notamment par Tesón, et selon lequel l’État tyrannique qui viole les droits fondamentaux de son peuple viole du même coup sa raison d’être qui n’est autre que de protéger ce peuple : cette contradiction lui fait perdre la protection du droit international, c’est-à-dire de sa souveraineté, ce qui permet l’intervention [42]. 2000 ans plus tôt, en Chine ancienne, sans qu’il soit question d’État au sens moderne du terme ou de droit international, le raisonnement était déjà présent.
Le second argument est plus explicite dans la suite du morceau. Il insiste sur la dangerosité d’un prince devenu prédateur. Le prince est celui qui possède la force, il a une armée à ses ordres, dont la fonction est précisément de protéger son peuple des appétits voisins. Mais s’il détourne cette force contre son propre peuple, les conséquences peuvent être extrêmement graves. Une armée contre la population civile, la lutte est inégale. D’un point de vue extérieur, il faut donc protéger le peuple sans défense de son propre prince devenu prédateur. La suite poursuit dans la métaphore animale :

Quand on élève des poissons dans un étang, on les garde des loutres ; quand on élève du bétail, on le protège des loups. Et il n’en irait pas de même dans le gouvernement des hommes ? [43]

Ce faisant, une conception pour le moins productiviste apparaît : on gouverne les hommes comme on élève des poissons ou du bétail. Or, pourquoi protège-t-on ses poissons et son bétail des prédateurs ? Ce n’est pas pour l’amour désintéressé des bêtes, au nom de nos devoirs moraux ou de leur droit à la vie. Ironiquement, c’est précisément pour les tuer qu’on les protège de ceux qui voudraient aussi les tuer. On les protège donc par intérêt purement égoïste.
Que penser, alors, du gouvernement des hommes ? Si l’on propose d’intervenir pour protéger le peuple de son prince comme on protègerait son élevage des prédateurs, c’est que l’on a un intérêt personnel à intervenir. C’est donc moins pour protéger le peuple en question que pour le voler, pour se l’approprier, pour l’annexer et l’exploiter comme on exploite un élevage.
A travers la métaphore de l’élevage transparaissent déjà les motivations politiques de l’intervention humanitaire, qui n’est ni naïve ni désintéressée, ce qui nous convainc que nous sommes face à une position réaliste et pragmatique.

L’hégémonie

L’intervention humanitaire a une relation étroite avec l’hégémonie. Le texte l’établit de deux manières.
Par la via positiva, il présente l’intervention humanitaire comme étant la pratique guerrière exclusive des rois hégémons. La guerre des rois hégémons est toujours humanitaire, elle consiste toujours à voler au secours des peuples opprimés. Le roi hégémon ne prend les armes que pour sauver la veuve et l’orphelin. A travers ces affirmations, on devine ce qui sera bientôt confirmé : c’est précisément de ces interventions humanitaires que le roi hégémon tire son hégémonie.
Les motivations politiques de l’intervention ne sont donc pas dissimulées. Au contraire, elles sont parfaitement assumées. L’hégémonie est clairement un but à atteindre, et l’intervention humanitaire apparaît dès lors comme un moyen : « C’est de cette façon que Tang et que Wu accédèrent à la royauté et que Huan de Qi conquit l’hégémonie » [44].
Chaque peuple voisin opprimé est une opportunité supplémentaire de s’étendre. Le Chou King rapportait déjà cette remarque qui témoigne que l’intervenant a conscience du kaïros, du moment opportun : « Oh ! que le moment est favorable ! il n’est pas permis de le laisser échapper » [45].
Par la via negativa, on apprend que les guerres qui ne sont pas humanitaires, les conflits égoïstes qui ne sont menés que pour conquérir des territoires, ne conduisent pas, eux, à l’hégémonie visée : « Celui qui combat pour une terre ne pourra jamais obtenir la souverainté, de même que celui qui ne combat que pour lui-même n’obtiendra pas le succès. Qui entreprend en pensant à autrui sera aidé de tous ; qui agit uniquement pour lui sera abandonné de tous. L’homme qui reçoit le concours des masses, même faible, devient fort ; celui qui est abandonné de tous, même puissant, périt » [46].
Le paradoxe est là : plus vous voulez dominer égoïstement les autres puissances, moins vous les dominez. Plus vous voulez aider les autres peuples, plus vous pourrez les dominer. Il ne s’agit pas, bien entendu, d’altruisme désinterressé. Le texte dit « qui entreprend en pensant à autrui » et non « en pensant uniquement à autrui ». L’intervention humanitaire est donc l’occasion de faire d’une pierre deux coups : aider autrui et se rendre service à soi. C’est cette conception nuancée, conséquentialiste et pragmatique, que nous offre en filigrane le Huainan zi.

Que faut-il conclure de cette trop brève enquête ? D’abord, que ces textes chinois vieux de plus de deux millénaires doivent être approchés avec une certaine prudence. Il y a deux erreurs à éviter. La première serait d’en faire une lecture anachronique et eurocentrée. Les rares interprètes qui se sont intéressés au problème de l’intervention humanitaire en Chine antique ont généralement été trompés par leur horizon d’attente contemporain. Wei reconnaît chez Mencius un « droit d’intervenir » (right of intervention). Chen et Ryden parlent des « droits de l’homme » et du « soutien de la communauté internationale » [47]. Ce faisant, on introduit des concepts qui sont occidentaux et bien plus tardifs. Il est pourtant possible de constater l’intervention humanitaire armée sans lui associer cet environnement anachronique.
La deuxième erreur à ne pas commettre est de croire que la position de ces sages antiques est naïve et idéaliste. C’est la lecture que Ryden fait du Huainan zi. Il ne voit pas les motivations politiques de l’intervention et croit même reconnaître dans le texte chinois l’exigence d’impartialité (le désintéressement de l’État intervenant) en vigueur aujourd’hui [48] Au contraire, nous soutenons que l’éthique chinoise antique de l’intervention humanitaire armée est réaliste, utilitariste, conséquentialiste et pragmatique. L’armée d’intervention ne se bat pas au nom de l’humanité et de la communauté des États, mais au nom de l’État intervenant seulement, et pour des raisons qui sont au moins en partie politiques et égoïstes. Comme nous l’avons montré, le texte est assez explicite sur la visée hégémonique de l’intervention.
A condition d’être prudent et de se tenir à l’écart de ces deux lectures, anachronique et eurocentrée d’une part, naïve et idéaliste d’autre part, on pourra apprécier la remarquable actualité, la finesse, la précision et la pertinence de ces textes. En ce début de XXIe siècle qui verra la multiplication des interventions et le développement de la législation internationale, nous avons encore beaucoup à apprendre des philosophes chinois qui, il y a déjà trois millénaires, ont si distinctement saisi la nature humaine.

BIBLIOGRAPHIE

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[1] C’est par exemple ce qu’exprime très explicitement G. Sulyok [2000], p. 79-80.

[2] Voir notamment E. Ryden [2002] qui établit des parallèles entre le traitement des victimes civiles dans les textes chinois anciens et les Conventions de Genève.

[3] Voir notamment E. Ryden [2002] et Liau [1991].

[4] Voir J. A. Stroble [1998], p. 187, n. 25.

[5] Mencius, VII.B.4, p. 192. La traduction anglaise du Suma Fa est également très explicite quand elle parle de « to apply the punishment of rectification » (Suma Fa, 1, §5, in R. D. Sawyer (ed.) [1993], p. 127).

[6] Mencius, VII.B.4, p. 192.

[7] Xunzi, Knoblock (ed.), p. 227.

[8] Voir J. C. H. Wu [1967], p. 218.

[9] Voir J. C. H. Wu [1967], 219-220.

[10] Xun zi, 15, p. 187.

[11] Suma Fa, 1, §1, in R. D. Sawyer (ed.) [1993], p. 126 et The Book of Lord Shang, IV, 18, p. 285.

[12] Voir Suma Fa, 1, §7, in R. D. Sawyer (ed.) [1993], p. 128.

[13] Chou King, IV, I, respectivement I, 5, p. 173 ; II, 3, p. 177 et III, 3, p. 181.

[14] Voir Chou King, IV, I, II, 4, 5, 8.

[15] Chou King, respectivement III, II, 3, p. 105 et IV, I, 5, p. 178.

[16] Chou King, p. 102.

[17] Chou King, respectivement IV, I, II, 5, p. 178 (voir aussi IV, I, I, 6, p. 174) et II, II, 3, p. 89-90.

[18] Chou King, respectivement III, I, 1, p. 101-102 ; III, III, 4, p. 110 et IV, I, I, 9, p. 175.

[19] Chou King, III, II, 1, p. 104.

[20] Chou King, III, I, 1, p. 101-102.

[21] F. R. Tesón [2003], p. 123. C’est ce qu’il appelle, après A. Buchanan [1999], « the internal legitimacy of Humanitarian Intervention ».

[22] Chou King, III, II, 6, p. 106-107.

[23] Voir Mencius, I.B.11, III.B.5 et VII.B.4.

[24] Voir Xun zi, 9, p. 122 et 15, p. 187 et Huainan zi, XV, 2b, p. 710 et 3a, p. 711.

[25] Voir par exemple L. B. Sohn [1982], p. 5.

[26] Mencius, VII.B.14 : « Le peuple est le plus précieux ; viennent après les autels de la patrie ; le souverain passe en dernier » (p. 193).

[27] Voir F. T.-S. Chen [1991], p. 59-60 et T.-H. Ch’eng [1927], p. 45.

[28] Mencius, I.B.11, Lau p. 71.

[29] Mencius, I.B.10, p. 46.

[30] Mencius, I.B.10, p. 46.

[31] Mencius, III.B.5, p. 98.

[32] Mencius, I.B.11, p. 47.

[33] Huainan zi, XV, 1b, respectivement p. 709 et p. 708-709.

[34] Voir E. Ryden [1998], p. 8, 9, 79 et 81.

[35] Huainan zi, XV, respectivement 2b, p. 710 et 3a, p. 711.

[36] Voir notamment Huainan zi, XV, 3a, p. 711.

[37] Huainan zi, XV, 2a, p. 709.

[38] Huainan zi, XV, 1b, p. 709.

[39] Huainan zi, XV, respectivement 2b et 3a, p. 710.

[40] Huainan zi, XV, 2a, p. 709.

[41] Huainan zi, XV, 2a, p. 709-710.

[42] Voir F. R. Tesón [2003], p. 96-99.

[43] Huainan zi, XV, 2a-b, p. 710.

[44] Huainan zi, XV, 3a, p. 711.

[45] Chou King, IV, I, I, 11, p. 176.

[46] Huainan zi, XV, 3a-b, p. 711.

[47] Voir F. C. M. Wei [1916], p. 79, F. T.-S. Chen [1991], p. 59-60 et E. Ryden [1998], p. 81.

[48] Voir E. Ryden [1998], p. 81 et 90.

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