Ingérence : éthique ou tactique ?
Guerre humanitaire, droit ou devoir d’ingérence... Une offensive armée peut-elle être morale ? À l’heure où aucune solution diplomatique ne se dessine pour la Syrie, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer publie "La guerre au nom de l’humanité, tuer ou laisser mourir" (Puf).
Intervenir au nom de la morale, le débat est prégnant chez les internautes lorsque le cas de la Syrie ou de la Libye est évoqué. Certains internautes revendiquent une position très tranchée : "On n’aime pas du tout les ingérences occidentales", s’agace Purpan, "toute ingérence est arrogante", écrit Droit. D’autres, en revanche, se montrent plus mesurés, estimant que l’on "peut bafouer les règles internationales quand la sécurité d’un pays est en jeu" (Thoutmosis). "La question est au coeur de nos relations diplomatiques", tempère un autre (Sim84). "À quel moment peut-on parler d’ingérence ? La Russie, en vendant des armes à la Syrie, ne la pratique-t-elle pas ?" (Pygargue). Jean-Baptiste Jeangène Vilmer met en perspective ce débat, en mêlant histoire, droit, éthique et politique.
Le Point.fr : Vous expliquez dans votre ouvrage que le concept de "guerre au nom de l’humanité" est bien plus ancien que l’intervention en Libye. Jean-Baptiste Jeangène Vilmer : Bien sûr ! Ce concept est simplement un mode de justification. Dans tous les conflits, on cherche une justification. Hitler justifie d’ailleurs les premières étapes de son expansionnisme en Tchécoslovaquie et en Autriche par une rhétorique humanitaire. Les États ont toujours utilisé cette idée. Parfois pour tromper. "Qui dit humanité veut tromper", disait Carl Schmitt, et il avait raison dans le sens où ce n’est jamais l’humanité qui fait la guerre, c’est toujours un État qui utilise un concept. Pour être plus exact, je préfère donc parler d’"intervention militaire justifiée par des raisons humanitaires", même si le terme est moins vendeur.
Historiquement, vous remontez à l’Antiquité...
Quand on remonte l’histoire, à la recherche de l’origine de ce genre d’intervention, certains chercheurs s’arrêtent au principe de non-intervention de la Charte des Nations unies de 1945. D’autres aux interventions d’humanité des puissances européennes pour protéger les chrétiens dans l’Empire ottoman au XIXe siècle. Dans tous les cas, rarement avant le XVIIe siècle, car les deux principes sur lesquels repose l’intervention dite humanitaire - la souveraineté et les droits de l’homme - ne sont formulés qu’à cette période. Il est pourtant évident que l’idée préexistait à la formule : en dépliant cette pelote, je suis parvenu jusqu’à l’Antiquité, et en particulier jusqu’à la Chine antique, il y a quatre mille ans.
En quoi peut-on alors parler d’ "intervention humanitaire" il y a quatre mille ans en Chine ?
Dans les récits de cette époque, par exemple des interventions de T’ang contre Kie ou de Ou Wa contre Cheou, la volonté de protéger un peuple voisin contre un tyran exerçant une "cruelle oppression" est explicite. Et l’on retrouve toutes les étapes de l’intervention : la dénonciation des exactions, l’indignation, la demande des peuples d’être secourus, la motivation des troupes intervenantes, etc. Et la volonté hégémonique, car les princes chinois ne cachent pas qu’il y a aussi un intérêt à intervenir. Ils sont d’une certaine manière plus honnêtes et transparents que la France en Libye.
Pourquoi ?
Parce que la France n’a justifié son intervention que par son discours droit-de-l’hommiste habituel, alors que tout le monde sait qu’il y avait aussi des intérêts nationaux en jeu (la sécurité énergétique) - et politiques pour le président Sarkozy (faire oublier les liens passés avec Kadhafi, notamment sa visite en grande pompe à Paris en 2007, et faire oublier aussi la passivité de la France dans le cas tunisien, voire sa complicité avec l’offre d’aide sécuritaire).
Dissimuler ses motivations serait une spécificité française ?
Dans le cas libyen, ça l’a été. En comparant les discours officiels d’Obama, Cameron et Sarkozy, on observait que les deux premiers donnaient plusieurs raisons d’intervenir : la raison humanitaire - empêcher un massacre -, mais aussi des raisons d’intérêt national (cette rhétorique à usage interne permet de motiver les troupes et la population). Tandis que Sarkozy faisait comme s’il n’y avait que la raison humanitaire, c’est-à-dire comme si la France était désintéressée. C’est une habitude : la France aime se donner cette image de patrie-des-droits-de-l’homme (même si, historiquement, elle ne l’est pas davantage que l’Angleterre ou les États-Unis), mais ce n’était pas politiquement habile, car les Français savent bien que nous avions aussi des intérêts nationaux, voire politiques, à intervenir, et les dissimuler clive et cultive les fantasmes.
À propos de la Libye, l’intervention a souvent été justifiée en France par le "droit d’ingérence". Que pensez-vous de cette expression ?
Le droit d’ingérence n’existe pas - c’est d’ailleurs ce que Mitterrand disait à son ministre Kouchner, tout en défendant l’assistance humanitaire à la tribune de l’ONU, ce qui est très différent : l’ingérence est par définition illégale, elle implique la violation de la souveraineté, ce qui n’est pas le cas de l’assistance, qui se fait avec le consentement de l’État cible. L’ingérence est une immixtion sans titre : un droit d’ingérence serait donc un droit de faire ce que l’on n’a pas le droit de faire. On comprend pourquoi le Dictionnaire de l’Académie française conseille de ne pas utiliser ce terme ! Il y a par ailleurs une ambiguïté entre le droit et le devoir d’ingérence : on fait souvent comme si les deux étaient interchangeables, alors qu’ils sont très différents (le droit permet, le devoir oblige). Quant à la paternité du concept, on voudrait nous faire croire qu’il a été "inventé" par Bernard Kouchner et Mario Bettati dans les années 1980, alors que les premières occurrences datent de 1835 et que le débat fait rage dans les revues juridiques depuis le XIXe siècle. Je montre dans le livre que ce fameux droit d’ingérence à la française est une construction mythologique, dans laquelle les médias ont une certaine responsabilité.
Vous faites partie de ceux qui étaient favorables à une offensive en Libye. Pourquoi ?
Parce qu’il semblait possible d’empêcher un massacre sans prendre trop de risques, c’est-à-dire en satisfaisant le critère classique des chances raisonnables de succès. Et ce grâce à trois raisons contextuelles : l’opposition, forte, divisait déjà le territoire libyen ; l’armée de Kadhafi était faible ; et le risque d’embrasement régional quasi nul.
En revanche, vous êtes opposé à une intervention en Syrie. La situation est donc différente ?
Oui, et pas seulement pour des raisons légalistes, parce que cette fois la Russie bloque une résolution du Conseil de sécurité. En réalité personne ne veut intervenir, pour des raisons prudentielles. Si l’on reprend les trois éléments précédents, on trouve cette fois : une opposition courageuse mais faible qui ne divise pas sérieusement le territoire ; une armée syrienne forte (ce qui pose en outre la question de notre capacité matérielle à mener une guerre, puisqu’en Libye, contre une résistance moindre, l’Otan a montré certaines limites après la baisse de régime américaine) ; et, surtout, un risque d’embrasement régional très élevé, à cause des liens avec l’Iran et de la proximité du Liban, d’Israël, de la Turquie, de la question kurde, etc. La Syrie est au coeur d’une véritable poudrière !
Pourtant, le bilan de victimes s’alourdit. Il n’y aurait aucune perspective de solutions ?
Entre intervenir militairement comme on l’a fait en Libye et ne rien faire, il y a un dégradé d’options : poursuivre les efforts diplomatiques ; obtenir des corridors humanitaires de libre accès aux victimes ; et soutenir l’opposition en la formant et en l’armant.
Quand des États fournissent des armes à l’opposition, ne peut-on pas parler d’intervention ?
Oui, c’est une manière d’intervenir, puisque intervenir veut dire "venir entre", s’immiscer. Ce genre d’opération doit rester clandestine pour être efficace, et j’ai bien conscience qu’elle est polémique. Une objection naturelle consiste à dire que nous ne savons pas qui sont ces gens de l’opposition et qu’il est dangereux de les armer, puisque, s’ils finissent par renverser Assad, rien ne garantit qu’ils seront meilleurs que lui. C’est vrai, mais il y a d’abord cette évidence historique : lorsqu’une dictature tombe, elle n’est pas immédiatement suivie d’une démocratie exemplaire. La transition prend du temps. Et ensuite, ce qui compte est de convaincre la population qu’elle est capable de renverser le dictateur. Si elle l’a fait une première fois pour Assad et que ses successeurs ne sont pas mieux, elle se sentira capable de le faire une deuxième fois, etc. Les militaires égyptiens en savent quelque chose, puisque la place Tahrir maintient toujours la pression d’un contre-pouvoir.
En droit international, c’est le Conseil de sécurité qui décide d’une intervention. Vous critiquez ce fait dans votre ouvrage.
Je le questionne, plutôt : le Conseil de sécurité est à l’heure actuelle la seule instance à pouvoir autoriser - donc empêcher - l’emploi de la force, et cela pose problème puisqu’il a de nombreux défauts. Il n’est pas représentatif, puisqu’il reflète l’équilibre du monde de 1945, pas celui d’aujourd’hui, et des pays importants, des continents entiers (Afrique, Amérique du Sud), sont exclus du statut de membre permanent. Se pose également un problème de légitimité morale, puisque certains de ses membres permanents, la Russie et la Chine, ne sont pas des démocraties et violent allègrement les droits de l’homme : pourquoi seraient-ils donc plus habilités que les autres à décider d’intervenir ou de ne pas intervenir au nom des droits de l’homme ? Et il y a la grande injustice du droit de veto, qui permet à un seul État de paralyser ce que l’on appelle abusivement la "communauté" internationale, pour des raisons d’intérêt national qui n’ont rien à voir avec le maintien de la paix et de la sécurité. Cela veut-il dire qu’on peut passer outre l’autorité du Conseil de sécurité ?
Cela veut dire qu’il faut se demander quoi faire au cas où il serait bloqué. Je n’exclus pas que des interventions puissent avoir lieu en dehors du cadre onusien et être malgré tout légitimes, même si elles restent par définition illégales dans l’état actuel du droit international. Les interventions peuvent être illégales et illégitimes (Irak, 2003), illégales et légitimes (Kosovo, 1999), ou légales et légitimes (Libye, 2011). Certains diront que l’intervention en Libye était illégale et illégitime, parce qu’ils pensent que l’Otan a outrepassé le mandat onusien en renversant Kadhafi. Je pense au contraire que le changement de régime comme moyen (et non comme fin, c’est une différence avec l’intervention américaine en Irak) était l’une des "mesures nécessaires" pour protéger les civils (résolution 1973).
Comment cerner ce qui est du domaine de la légitimité morale ?
C’est toute la difficulté, et c’est ici que l’on peut mobiliser les critères traditionnels de la guerre juste. C’est en outre aux États potentiellement intervenants de justifier et convaincre la société internationale. Société, car le terme de communauté est trop unanimiste. La communauté internationale n’existe pas, même si elle est un objectif (comme les Nations "unies", alors qu’en réalité elles sont désunies). Les États, la société civile, les ONG, les citoyens doivent prendre part au débat et discuter les arguments avancés. Dans cet échange, on prend également en compte l’ethos de l’intervenant, ce qu’Aristote appelait son caractère moral, c’est-à-dire l’image qu’il projette.
La guerre humanitaire pourra-t-elle, à l’avenir, être mieux cadrée afin de répondre plus efficacement à ce genre de crise ?
Je conteste cette expression de "guerre humanitaire" car elle présuppose que la guerre est humanitaire, alors que tout ce que l’on sait est qu’elle est justifiée par des raisons humanitaires. Le but, bien entendu, est d’encadrer pour limiter les abus, mais de là à changer le droit existant il y a un pas que de nombreux pays n’ont pas d’intérêt à faire. Non seulement les puissants, puisqu’ils profitent du flou actuel, mais aussi les faibles, qui pensent que "règlementer" l’intervention humanitaire donnerait davantage d’excuses aux puissants pour intervenir chez eux. Contre cette approche par la doctrine qui pense pouvoir codifier l’intervention, je défends une approche par l’exception, qui ne remet pas en cause son illégalité tout en tolérant des violations éthiques du droit. Il faut par ailleurs que les institutions évoluent : il est naïf d’attendre une réforme du Conseil de sécurité, mais le G20 pourrait peu à peu empiéter sur son rôle, en étant plus légitime car plus représentatif. Il faut aussi impliquer davantage la justice pénale internationale, même si son impact n’est pas déterminant. Dans le cas de la Syrie, par exemple, saisir dès maintenant la CPI (Cour pénale internationale) est l’une des mesures souhaitables de ce dégradé d’options entre intervenir militairement et ne rien faire.