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Cogito, ergo sum : induction et déduction

Archives de philosophie, 67:1, 2004, p. 51-63


PDF Abstract

Le « cogito, ergo sum » cartésien apparaît depuis quarante ans comme « inférence et performance » (J. Hintikka). Mais de quelle inférence s’agit-il précisément ? Pour le savoir, cet article poursuit deux objectifs : d’abord, montrer que la question pertinente à laquelle il s’agit de répondre ne concerne pas la relation logique interne qui lie le cogito au sum, et qui est une intuition, mais celle, externe, qui lie le « cogito, ergo sum » tout entier au « quicquid cogitat, est ». Ensuite, montrer que cette dernière relation est tout à la fois une induction et une déduction.

Dans la réponse qu’il fait, en 1963, aux réactions de Julius R. Weinberg et James D. Carney à son article désormais célèbre de 1962, « Cogito, ergo sum : Inference or Performance ? » [1], J. Hintikka précise que la disjonction en question n’est pas exclusive : « Cogito ergo sum as an Inference and a Performance » [2]. Si la performance du cogito cartésien est relativement aisée à saisir, et peut même être étendue, notamment dans les Meditationes, à d’autres entités fondamentales du référentiel cartésien [3], la nature exacte de son inférence – puisque inférence il y a – nous semble aujourd’hui encore poser problème. La question de la logique du cogito reste confuse et ce, nous voudrions le montrer, pour ne pas s’avouer double. N’y a-t-il pas, au sein du « cogito comme inférence », deux questions, selon que l’on prenne « cogito » dans le sens restreint de « cogito » ou dans le sens large de « cogito, ergo sum » ? Une question interne qui demanderait : « le sum est-il la conclusion d’une inférence logique qui serait faite à partir du cogito  ? », et une question externe qui demanderait : « le cogito ergo sum lui-même est-il la conclusion d’une inférence logique ? ». On trouve chez la plupart des interprètes que les arguments avancés soi-disant en faveur de la première question répondent en fait à la seconde ; autrement dit, que l’on déduit que le sum est inféré du cogito de ce que le « cogito, ergo sum » (CES) tout entier est inféré de « quicquid cogitat, est » (QCE). De là vient peut-être la confusion. Le présent travail distinguera – méthodologiquement parlant – ces deux questions, pour mettre à jour que l’inférence du cogito n’est pas interne (cogito et sum se donnent en même temps dans une intuition) mais externe : c’est l’articulation logique de CES à QCE qu’il faut clarifier.

On peut soutenir que Descartes utilise la notion d’inférence pour caractériser le CES au moyen de deux citations [4], même s’il ne s’agit pas du cogito, ergo sum à proprement parler, mais de deux de ses substituts, le ambulo, ergo sum (« Nec licet inferre, exempli causa : ego ambulo, ergo sum (…) » [5]) et le dubito, ergo sum (« Et c’est une chose qui de soi est si simple et si naturelle à inférer, qu’on est, de ce qu’on doute (…) » [6]), dans la mesure où ils le représentent [7]. On trouve, par ailleurs, que le CES est un raisonnement : « (…) hujus ratiocinii : (…) cogito, ergo sum (…) » [8].
Quoiqu’il en soit des déclarations de l’auteur, l’inférence se désigne d’elle-même par la présence du « ergo » qui signifie que le sum est inféré du cogito. L’écrasante majorité des occurrences du cogito mettent effectivement en œuvre cette articulation logique sous les formes « cogito ergo sum » [9] ou « je pense, donc je suis » [10]. Il n’y a guère qu’un « cogito, sum » [11] dans les Septimae Responsiones pour faire l’économie du « ergo », ce qui, loin de signifier l’absence effective d’articulation logique entre les deux termes – comme si Descartes avait pu écrire indifféremment « cogito, sum » ou « sum, cogito » –, contracte dans une virgule et un espace un « ergo » qui peut se permettre l’implicite pour avoir été tant de fois explicité auparavant. Quant à son absence remarquée des Meditationes, qui ne contiennent jamais que « ego sum, ego existo » [12], elle s’explique simplement par le fait que le « cogito, ergo sum », formule en tant que telle contractée (factorisée dirait-on en mathématiques ), s’y trouve sous sa forme développée : « Ego sum, ego existo, quoties a me profertur, vel mente concipitur, necessario esse verum » [13] signifie simplement que ego sum à condition que je conçoive cette proposition en mon esprit [14], c’est-à-dire à condition que cogito. Et dire ego sum à condition que cogito n’est autre que développer ego cogito, ergo sum. Un tel développement reste pourtant contingent, puisque le fait même d’écrire « ego sum, ego existo » présuppose nécessairement qu’il soit accompagné d’un cogito, c’est-à-dire d’une pensée pensante [15].
Si le CES est une inférence, il est soit une déduction , soit une induction. La question de savoir si le CES est une déduction ou une induction revient à savoir ordonner entre elles ces deux propositions : la particulière « cogito, ergo sum » (CES) et la générale « quicquid cogitat, est » [16] (QCE ). Si CES est inféré de QCE, c’est-à-dire si l’articulation va du général au particulier, le cogito est une déduction. Si QCE est inféré de CES, c’est-à-dire si l’articulation va du particulier au général, le cogito est une induction. Nous démontrerons que la disjonction n’est pas exclusive : le cogito cartésien est une induction et (puis) une déduction.
Il faut pour ce faire considérer une distinction – qui est un locus communis dans l’œuvre de Descartes – entre deux ordres : l’explicite (le chronologique) et l’implicite (le logique). L’auteur l’applique ainsi au problème du cogito :

« Ante hanc conclusionem : cogito ergo sum, sciri potest illa major : quicquid cogitat, est, quia reipsa prior est mea conclusione, et mea conclusio illa nititur. Et sic in Princip. dicit auctor eam praecedere, quia scilicet implicite semper praesupponitur et praecedit ; sed non ideo semper expresse et explicite cognosco illam praecedere et scio ante meam conclusionem, quia scilicet ad id tantum attendo quod in me experior, ut, cogito, ergo sum, non autem ita attendo ad generalem illam notionem, quicquid cogitat, est ; nam, ut ante monitum, non separamus illas propositiones a singularibus, sed eas in illis consideramus ; et hoc sesu verba haec p. 155 hic citata intelligi debent. » [17]

Ce qui signifie très clairement que l’antériorité revient non pas à l’une ou à l’autre, mais à l’une et à l’autre, selon les deux ordres en question : première, QCE l’est implicitement (« Et sic in Princip. dicit auctor eam praecedere, quia scilicet implicite semper praesupponitur et praecedit (…) »), et CES l’est explicitement (« (…) sed non ideo semper expresse et explicite cognosco illam praecedere et scio ante meam conclusionem, quia scilicet ad id tantum attendo quod in me experior, ut, cogito, ergo sum (…) »). Autrement dit, explicitement, la relation qui lie CES à QCE est une induction (CES implique QCE), puisque CES est alors première (elle est « omnium prima & certissima, quae cuilibet ordine philosophanti occurat » [18]) mais implicitement, cette relation est une déduction (QCE implique CES), puisque QCE est alors première. Chronologiquement parlant, c’est-à-dire selon l’ordre (analytique ) de la découverte, qui va de l’explicite à l’implicite , l’induction est donc première, et condition de la déduction en ce qu’elle construit les notions générales dont celle-ci pourra ensuite partir : « (…) on doit toujours commencer par les notions particulières, pour venir après aux générales, bien qu’on puisse aussi réciproquement, ayant trouvé les générales, en déduire d’autres particulières » [19]. Aussi peut-on conclure que le cogito est une induction et (puis) une déduction. Reste à préciser chacune de ces deux opérations.

1. L’induction (« cogito, ergo sum » implique « quicquid cogitat, est »)

Le caractère inductif du cogito tient au fait qu’il s’énonce à la première personne : l’ego sait cogito, ergo sum, avant de savoir que quicquid cogitat, est. Et c’est là une raison suffisante pour légitimer cette formulation à la première personne que Peirce [20] ou Nietzsche [21] rejetteront l’un comme l’autre au profit d’un ça pense. Descartes le confirme dans les Secundae Responsiones : « (…) ut patet ex eo quod, si eam per syllogismum deduceret, novisse prius debuisset istam majorem, illud omne, quod cogitat, est sive existit ; atqui prosecto ipsam potius discit, ex eo quod aud se experiatur, fieri non posse ut cogitet, nisi existat. Ea enim est natura nostrae mentis, ut generales propositiones ex particularium cognitione efformet » [22]. L’opération de notre esprit qui consiste à « former des propositions générales de la connaissance des particulières » [23] n’est autre que l’induction, comme le note F. Alquié : « En ce sens, le je pense donc je suis contient une sorte d’induction : à partir de son évidence particulière, nous nous élevons au principe général qui le fonde » [24]. Et Descartes s’y élève pour vérifier, aux yeux du lecteur – c’est-à-dire de l’altérité (de l’en-dehors de l’ego) –, la vérité de l’évidence particulière (pour l’ego) : « Et ayant remarqué qu’il n’y a rien du tout en ceci : je pense, donc je suis, qui m’assure que je dis la vérité, sinon que je vois très clairement que, pour penser, il faut être (…) » [25]. C’est après coup, c’est-à-dire après CES , que l’auteur voit très clairement QCE .
De quel type d’induction s’agit-il ? Considérons trois acceptions principales : (i) l’induction scientifique ou épistémologique, qui se divise elle-même en (a) induction empiriste si elle consiste à généraliser une observation et (b) induction rationaliste si elle consiste à saisir le nécessaire (la loi ) sous le contingent (les faits). (ii) L’induction mathématique , ou raisonnement par récurrence , qui étend à une série infinie la loi qu’elle prouve être valable pour n, donc pour n-1 ou n+1. Et (iii) l’induction logique , dite formelle ou complète, qui déduit du fait qu’un attribut appartienne à chacune des espèces d’un genre qu’il appartient au genre lui-même (la complétude de l’induction la fait déduction ).
L’induction cartésienne présente des caractéristiques communes à ces différentes espèces, avec certaines réserves. (i.a) Elle est empiriste, comme le note Kant (Descartes « (…) ne tient pour indubitable qu’une unique affirmation empirique (assertio), à savoir que je suis (…) » [26]) dans la mesure où Descartes insiste sur le fait que le CES s’expérimente : « in me experior » [27]. Mais à la seule condition que cette expérimentation n’implique pas l’extériorité (car la corporéité) d’une sensation pour ce qui n’est alors (en Meditatio II) qu’une res cogitans, dont la res extensa est encore suspendue (έποχή) par le doute hyperbolique de la Meditatio I. Cette expérience du CES est celle d’une intuition : « (…) rem per se notam simplici mentis intuitu agnoscit » [28]. Et s’il en est ainsi, c’est qu’il ne s’agit, dans le cogito ergo sum, que de la pensée (cogitatio), et non d’un mouvement du corps : « Et si l’on y prend garde, on trouvera que toutes les autres propositions desquelles nous pouvons ainsi conclure notre existence, reviennent à cela même ; en sorte que, par elles, on ne prouve point l’existence du corps, c’est-à-dire celle d’une nature qui occupe de l’espace, etc., mais seulement celle de l’âme, c’est-à-dire d’une nature qui pense ; et bien qu’on puisse douter si ce n’est point une même nature qui pense et qui occupe de l’espace, c’est-à-dire qui est ensemble intellectuelle et corporelle, toutefois on ne la connaît, par le chemin que j’ai proposé, que comme intellectuelle » [29]. C’est la raison pour laquelle Descartes pourra réfuter que le cogito, ergo sum se réduit à n’importe quel x, ergo sum, et en particulier au ambulo, ergo sum de Gassendi [30] :

« Cum enim ais me idem potuisse ex quâvis aliâ meâ actione colligere, multum a verro aberras, quia nullius meae actionis omnino certus sum (nempe certitudine illâ Metaphysicâ, de quâ solâ hîc quaestio est), praeterquàm solius cogitationis. Nec licet inferre, exempli causâ : ego ambulo, ergo sum, nisi quatenus ambulandi conscientia cogitatio est, de quâ solâ haec illatio est certa, non de motu corporis, qui aliquando nullus est in somnis, cúm tamen etiam mihi videor ambulare ; adeo ut ex hoc quòd putem me ambulare, optime inferam existentiam mentis quae hoc putat, non atem corporis quod ambulet. Atque idem est de caeteris. » [31]

Reste, sur ce point, que la position cartésienne est bien plus fine. Elle semble pour l’instant établir la règle selon laquelle « Je x, donc je suis » est faux ssi x n’est pas « pense », mais « je pense que x, donc je suis » est toujours vrai, quelque soit x, ssi x n’est pas « je ne suis pas » [32]. Seulement, il y a plus : en précisant, dans le cas de je respire, donc je suis, « (…) que cette pensée de respirer se présente alors à notre esprit avant celle de notre existence et que nous ne pouvons douter que nous ne l’ayons pendant que nous l’avons (voyez page 36, ligne 22). Et ce n’est autre chose à dire en ce sens là : Je respire, donc je suis, sinon Je pense, donc je suis » [33], il veut dire que je respire, donc je suis est en ce sens là équivalent à je pense que je respire donc je suis. Autrement dit, si, à un premier degré, « Je x, donc je suis » est faux ssi x n’est pas « pense », à un second, « Je x, donc je suis » est toujours vrai, quelque soit x, ssi x n’est pas « je ne suis pas », car il est alors équivalent à « je pense que x, donc je suis ». C’est l’interprétation heideggerienne du cogito qui se fait jour ici : l’être est la représentéité , dans toute représentation est co-représenté le je pense.
(i.b) Elle est rationaliste, dans la mesure où le CES se donne à l’ego comme un fait et le QCE comme une loi : induire QCE de CES consiste alors à dévoiler la loi sous le fait. Mais à la seule condition que ce fait, par opposition à la loi, n’implique pas la contingence, par opposition à la nécessité : le CES est éminemment nécessaire, précisément pour se donner clairement et distinctement, « nempe certitudine illâ Metaphysicâ » [34], à l’ego cogitans. Il est, en quelque sorte, déjà une loi – mais une loi singulière que le QCE étend à l’universel.
(ii) Elle est raisonnement par récurrence si la série infinie en question est celle des hommes en tant que pensées pensantes. Non qu’il y en ait actuellement (en acte ) un nombre infini mais, puisque la loi « quicquid cogitat, est » s’applique au présent comme au passé et au futur (c’est cette prévisibilité qui la fait loi), que la série de l’ensemble des pensées pensées, pensantes et à penser, est en puissance infinie , ou plutôt indéfinie , en vertu de l’indéfinité du temps [35], car l’ego sum, ego existo est fonction du temps qui me laissera penser : « Ego sum, ego existo ; certum est. Quandiu autem ? Nempe quandiu cogito ; nam forte etiam fieri posset, si cessarem ab omni cogitatione, ut illico totus esse desinerem » [36]. Soit, donc, la série indéfinie en question celle, toute puissance, de l’ensemble des pensées pensées, pensantes et à penser. Le « n » désigne, dans cette suite, le moment de l’ego, c’est-à-dire le cogito. « n+1 » ou « n-1 » est, littéralement, la cogitatio de mon prochain. J’induis alors du fait que cogito, ergo sum le fait que, pour tout n, cogito, ergo sum, c’est-à-dire quicquid cogitat, est.
(iii) Enfin, elle est aussi induction formelle ou complète, dans la mesure où la somme des « cogito, ergo sum » pour chaque cogitatio est égale au genre « quicquid cogitat, est » : on peut déduire du fait que la fonction « ergo sum » appartienne à chaque cogito qu’elle appartient aussi au genre cogitatio (qui contient l’ensemble des cogito). La complétude de l’induction la fait donc déduction : on déduit de l’espèce au genre quand la somme des espèces est égale au genre, ce qui est le cas ici. L’induction cartésienne est donc déjà, en un sens, déduction.

2. La déduction (« quicquid cogitat, est » implique « cogito, ergo sum »)

La déduction qui va de QCE à CES est plus évidente que l’induction précédente (mais ne l’est que grâce à elle). CES est présenté comme une conclusion : il s’agit de « conclure son existence » [37] ; « (…) hanc conclusionem : cogito ergo sum (…) » [38] ; « (…) cette conclusion : je pense, donc je suis (…) » [39]. Etant conclusion, il a des prémisses. En l’occurrence, QCE, mais aussi – proposent certains contemporains de Descartes – savoir ce qu’est la pensée et l’existence. Car c’est effectivement le même problème, partant de CES en tant que conclusion d’une déduction, d’interroger la relation logique de cette conclusion à sa prémisse, que celle-ci soit « quicquid cogitat, est » ou « savoir ce qu’est la pensée et l’existence » – dans la mesure où ne peut affirmer « quicquid cogitat, est » que celui qui sait ce qu’est « cogitat » et « est ». L’avantage de répondre à la question de la nature de la déduction en joignant deux prémisses, QCE et savoir ce qu’est la pensée et l’existence, distinguées dans les textes, mais logiquement équivalentes dans leur relation à CES, est de doubler les moyens de détermination sans altérer la logique de l’ensemble.
De quel type de déduction s’agit-il ? Considérons deux acceptions principales : (i) la déduction constructive , c’est-à-dire hypothético-déductive , et (ii) la déduction formelle , qui est soit (a) immédiate , soit (b) médiate . Comme c’était le cas pour l’induction, la déduction cartésienne présente des caractéristiques communes à la plupart de ces différentes espèces, avec certaines réserves.
(i) La déduction « QCE implique CES » est hypothético-déductive dans la mesure où QCE n’est jamais qu’une hypothèse : l’induction qui l’a précédemment établie par généralisation ne l’a pas vérifiée pour tout n. Bien qu’elle soit a priori certaine, vérité éternelle , notion commune ou maxime (« Cùm autem agnoscimus fieri non posse, ut ex nihilo aliquid fiat, tunc propositio haec : Ex nihilo nihil fit, non tanquam res aliqua existens neque etiam ut rei modus consideratur, sed ut veritas quaedam aeterna, quae in mente nostrâ sedem habet, vocaturque communs notio, sive axioma. Cujus generis sunt (…) Is qui cogitat, non potest non existere dum cogitat (…) » [40]), elle ne le sera jamais qu’a priori – tandis que je fais, moi, l’expérience que cogito, ergo sum. C’est donc d’une hypothèse a priori nécessaire et préalablement (chronologiquement parlant) induite que je déduis – ou plutôt que je confirme – mon intuition initiale selon laquelle cogito, ergo sum.
(ii.a) La déduction immédiate est généralement une opposition ou une conversion . Or, la déduction « QCE implique CES » n’est ni une opposition (les deux termes ne sont ni corrélatifs , ni contraires ni contradictoires) ni une conversion [41] (qui déduirait de « tout ce qui pense, est », non que « je pense, donc je suis » mais que « quelques qui sont, pensent », c’est-à-dire – si je fais partie de ces « quelques » - que « je suis, donc je pense »). Faut-il en déduire qu’elle n’est pas immédiate ? Oui, si la déduction immédiate ne se réduit qu’aux deux formes ci-dessus, non, si elle en intègre au moins une autre. Et il suffit pour établir l’im-médiateté de la déduction « QCE implique CES » de montrer que le passage du premier terme au second se fait sans moyen terme ; autrement dit, de montrer que la déduction en question n’est pas médiate . Aussi la résolution de (ii.a) se fera-t-elle par celle de (ii.b).
(ii.b) La question de savoir si la déduction « QCE implique CES » est médiate est généralement réduite à celle du caractère syllogistique du cogito cartésien, qui est très certainement la plus commune – et pourtant la plus simple – des questions posées par la logique du cogito. Le syllogisme supposé serait :

(majeure) Tout ce qui pense, est (QCE )
(mineure) Or, je pense
(conclusion) Donc, je suis

Or Descartes, sur ce point, est très clair : « QCE implique CES » a beau être une déduction , celle-ci n’est pas pour autant un syllogisme (et c’est donc une erreur grossière que de réduire, comme le font la plupart des interprètes, la déduction en général – voire même l’inférence – au syllogisme qui n’est jamais qu’une de ses espèces) [42]. L’auteur le déclare explicitement, dans un célèbre passage qui peut prêter à confusion :

« Cum autem advertimus nos esse res cogitantes, prima quaedam notio est, qua ex nullo syllogismo concluditur ; neque etim cum qui dicit, ego cogito, ergo sum, sive existo, existentiam ex cogitatione per syllogismum deducit, sed tanquam rem per se notam simplici mentis intuitu agnoscit, ut patet ex eo quod, si eam per syllogismum deduceret, novisse prius debuisset istam majorem, illud omne, quod cogitat, est sive existit ; atqui prosecto ipsam potius discit, ex eo quod apud se experiatur, sieri non posse ut cogitet, nisi existat. Ea enim est natura nostrae mentis, ut generales propositiones ex particularium cognitione efformet. » [43]

L’erreur de croire que la déduction se réduit au syllogisme pourrait venir de là : car Descartes, en expulsant le syllogisme au profit de l’intuition , expulse du même coup la déduction au profit de l’induction : « ce n’est pas un syllogisme, c’est une induction » semble-t-il dire. C’est une induction, on le sait, mais ce n’en est pas moins une déduction, comme nous l’avons vu. Il se trouve seulement que cette déduction se fait bien discrète (elle se tient sous l’induction : Marion montre, dans l’Ontologie grise, que, dans la méthode cartésienne telle qu’elle se dévoile dans les Regulae, la déduction opère comme une induction dès lors qu’elle s’est défaite du syllogisme [44]), et ce pour une raison simple : le premier terme dont est déduit le second est tellement premier (une « vérité éternelle », une « notion commune » comme l’a montré le paragraphe précédent sur l’induction) qu’il en devient presque transparent . Le problème est strictement le même pour la prémisse « savoir ce qu’est la pensée et l’existence » : Descartes ne nie pas que le CES en soit déduit (« Verum itaque est, has res Poliandrum, antequam inde conclusiones quas formavit deducere potuerit, cognoscere debuisse » [45]), mais se fait discret comme pour ne pas obscurcir la clarté virginale de son évidence première, comme il l’explique dans les Principia, I, 10 : « Atque ubi dixi hanc propositionem, ego cogito, ergo sum, esse omnium primam et certisimam, quae cuilibet ordine philosophanti occurat, non ideò negavi quin ante ipsam scire oporteat, quid sit cogitatio, quid exisentia, quid certitudo ; item, quòd fieri non possit, ut id qod cogitet non existat, & talia ; sed quia hae sunt simplicissimae notiones, & quae solae nullius rei existentis notitiam praebent, idcirco non cenui esse numerandas » [46].
Le rejet de l’interprétation syllogistique du cogito, en plus d’être explicite sous la plume de l’auteur, est confirmé par le fait que, contrairement à ce qu’avancent ses quelques défenseurs, Descartes n’utilise pas la terminologie syllogistique – c’est-à-dire, en dernière analyse, ne considère pas QCE comme une « majeure ». Le QCE ne s’énonce explicitement comme majeure qu’à deux endroits : (i) les Secundae Responsiones (« (…) debuisset istam majorem, illud omne, quod cogitat, est sive existit » [47]), et (ii) l’Entretien avec Burman (« Ante hanc conclusionem : cogito ergo sum, sciri potest illa major : quicquid cogitat, est, quia reipsa prior est mea conclusione, et mea conclusio illa nititur » [48]). Seulement, (i) replacé dans son contexte, Descartes n’évoque le QCE comme majeure dans les Secundae Responsiones que pour le nier : « (…) si eam per syllogismum deduceret, novisse prius debuisset istam majorem, illud omne, quod cogitat, est sive existit ; atqui prosecto ipsam potius discit, ex eo quod apud se experiatur, sieri non posse ut cogitet, nisi existat » [49]. L’argument ne joue donc pas en faveur du syllogisme mais contre lui. (ii) Reste l’Entretien, qui n’est plus que l’unique occurrence de QCE comme « majeure ». Et c’est précisément pour cette raison que l’argument s’en trouve affaibli : le statut particulier de l’Entretien exige que lui soit appliqué comme principe herméneutique de ne pas tenir compte des thèses qu’il serait le seul à avancer [50]. Tout au plus peut-il confirmer ce que l’on trouve dans les autres écrits, en rien il n’a l’autorité nécessaire à infirmer en vertu d’un contre-exemple une thèse largement répandue ailleurs. Aussi la prudence invite-t-elle à ne pas déduire de cette déclaration de l’Entretien que Descartes considère le QCE comme une majeure.
L’inconsistance du syllogisme supposé (« tout ce qui pense existe, or je pense, donc j’existe »), peut d’ailleurs se montrer de deux manières : (1) par la mineure « je pense ». Car appliquer la fonction penser (cogitatio) à l’ego est présupposer qu’ils sont indépendants l’un de l’autre, c’est-à-dire que je pense comme je respire ou je me promène. Or, l’ego, en tant que res cogitans, ne peut être sans la cogitatio, il « s’épuise dans l’acte de penser » [51], et cette cogitatio, à son tour, ne peut être sans une res cogitans : « (…) certum est cogitationem non posse esse sine re congitante (…) » [52]. Ce qui signifie que la majeure « tout ce qui pense, existe » présuppose avant elle la mineure « je pense », pour deux raisons : non seulement en tant que dans toute représentation est représenté le je pense, c’est-à-dire en tant que la majeure n’est pas « tout ce qui pense existe » mais « je pense que tout ce qui pense existe », mais aussi en tant que la cogitatio qu’elle exprime présuppose une res cogitans qui se trouve précisément être l’ego. Autrement dit, c’est parce que « je pense » que « tout ce qui pense existe », et c’est la raison pour laquelle l’application du principe « tout ce qui pense existe » à l’ego dans la mineure est redondant et commet l’erreur logique du cercle. (2) L’inconsistance du syllogisme se démontre aussi par la simultanéité de la mineure et de la conclusion : si, comme nous l’avons vu, CES est une intuition , il se saisit d’un coup, tota simul, ce qui signifie que le cogito et le sum sont simultanés. L’ego n’a pas une connaissance préalable du fait qu’il pense pour seulement ensuite en déduire qu’il est, dans la mesure où, en tant que res cogitans, être, pour lui, est penser – autrement dit, penser (cogito) est persévérer dans son être. Aussi le syllogisme qui les arracherait l’un à l’autre pour les temporaliser est-il d’avance inconsistant.
Cette dernière raison révèle l’argument logiquement premier contre l’assimilation de la déduction cartésienne « QCE implique CES » au syllogisme « quicquid cogitat est, cogito, sum », que voici : la conclusion de la déduction cartésienne est « cogito, ergo sum » alors que celle du syllogisme n’est que « sum », ce qui est très différent. L’interprétation syllogistique du cogito cartésien confond effectivement deux questions : la question interne , qui est celle de la relation du cogito au sum, et qui n’est qu’une intuition (qui donne l’un et l’autre en même temps ) et la question externe , qui est celle de la relation du QCE au CES (c’est-à-dire du QCE à la question interne), et qui est effectivement une déduction. Une déduction que l’on peut dès lors préciser n’être pas médiate , puisqu’il n’est besoin d’aucun moyen terme pour déduire cogito, ergo sum d’un principe, implicitement premier, mais explicitement second, qu’il vient lui-même de mettre à jour par induction . Conclusion : la déduction « QCE implique CES » est immédiate , précisément pour se faire chronologiquement après (bien que logiquement avant) l’induction inverse « CES implique QCE ».

Dans l’ordre analytique de la découverte, le cogito cartésien se développe donc de la façon suivante : le « cogito, ergo sum », lui-même donné à l’ego par intuition , dévoile (par induction ) le « quicquid cogitat, est » qui le fonde (par déduction ). Et l’immédiateté du mouvement global est due à la primitivité du principe « quicquid cogitat, est », qui est si transparent que le « cogito, ergo sum » semble s’auto-vérifier en le traversant.

[1] J. Hintikka, « Cogito, ergo sum : inference or performance ? », Philosophical Review, vol. 71, 1962, pp. 3-32.

[2] J. Hintikka,.« Cogito ergo sum as an Inference and a Performance », Philosophical Review, oct. 1963, pp. 487-496, souligné par nous (spn).

[3] Comme le doute et l’idée de l’infini : c’est ce que montre J.-P. Brodeur , « Thèse et performance dans les Méditations de Descartes », Dialogue, Vol. XIV, mars 1975, pp. 51-79.

[4] C’est ce que font, notamment, J. Hintikka (ibid., 1962) et J.-L. Marion, La théologie blanche de Descartes, Paris : PUF, 1981, p. 377, n. 13.

[5] Quintae Responsiones, AT VII 352 , 11-12.

[6] A ***, de novembre 1640, AT III 248 , 1-3.

[7] « Et ce n’est autre chose à dire en ce sens là : Je respire, donc je suis, sinon Je pense, donc je suis » (A ***, mars 1638, AT II 38 , 8-10).

[8] La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 523 , 24.

[9] A Regius, janvier 1642, AT III 507 , 21 ; Entretien avec Burman, AT V 147 , 15 ; La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 523 , 24-25 ; Secundae Responsiones, AT VII 140 , 20-21 ; Principia Philosophiae, I, 7, AT VIII-1 7 , 8 et I, 10, AT VIII-18 , 9.

[10] Discours de la méthode, IV, AT VI 32 , 19 et AT VI 33 , 17 ; A ***, mars 1638, AT II 38 , 10 ; A ***, novembre 1640, AT III 247 , 2 ; A Clerselier , du 12 janvier 1646, AT IX-1 205 , 12-13 ; A Newcastle ou Silhon , mars-avril 1648, AT V 138 , 3.

[11] Septimae Responsiones, AT VII 551 , 10. Ou encore un ego cogitans existo : « (…) quam quod ego cogitans existerem (…) » (AT VII 481 , 21-22).

[12] Meditationes de prima philosophia, 2, AT VII 25 , 12 et AT VII 27 , 9.

[13] Meditationes de prima philosophia, 2, AT VII 25 , 12-13, spn.

[14] « (…) toutes les fois que (…) je la conçois en mon esprit » dit la traduction de Clerselier (Méditations Métaphysiques, 2, AT IX-1 19 , 37).

[15] Voir, sur ce point, J.-L. Marion , La théologie blanche de Descartes, Paris : PUF, 1981, p. 379. Nous y reviendrons : c’est le « dans toute représentation est co-représenté le cogito » heideggerien .

[16] Ou « pour penser, il faut être ».

[17] Entretien avec Burman, AT V 147 , 12-22, spn.

[18] Principia Philosophiae, I, 7, AT VIII-1 7 , 8-9 et I, 10, AT VIII-1 8 , 9-10, spn.

[19] A Clerselier , du 12 janvier 1646, AT IX-1 206 , 1-5, spn.

[20] « Il (Descartes) professe le doute à l’égard de sa mémoire, et tout ce qui reste est une vague idée indescriptible. Aucune garantie n’existe qui permette de la mettre à la première personne du singulier. « Je pense » est une pétition de principe. « Il y a une idée donc je suis » représente, on peut le concéder, une contrainte pour la pensée : mais ce n’est pas une contrainte (compulsion) rationnelle. Il n’y a rien de clair en elle » (C. S. Peirce, Collected Papers, Charles Hartshorne et Paul Weiss (ed.), Cambridge (Mass.), 1958, t. IV, §71, in J. Chenu , « Une philosophie de la discursivité radicale. Essai introductif », in C. S. Peirce, Textes anticartésiens, Paris : Aubier, 1984, p. 123).

[21] « Qu’est-ce qui me donne le droit de parler d’un « je » et d’un « je » qui soit une cause, et pour comble, cause de la pensée ? (…) c’est déjà trop dire que d’affirmer que quelque chose pense (…) » (F. Nietzsche, Jenseits von Gut und Böse, §§ 16 et 17, trad. par Geneviève Blanquis, Par delà le bien et le mal, Paris : Aubier, pp. 38-39).

[22] Secundae Responsiones, AT VII 140 , 23 - 141, 2.

[23] Selon la traduction de Clerselier (Réponses aux secondes objections, AT IX-1 111 , 2-3).

[24] F. Alquié (ed.), Descartes, Œuvres Philosophiques, t. II, Paris : Bordas, 1992, p. 565, n. 1.

[25] Discours de la méthode, IV, AT VI 33 , 16-19.

[26] I. Kant, Kritik der reinen Vernunft, AK III 190, B174, trad. par A. J.-L. Delamarre et F. Marty, in F. Alquié (ed.), Œuvres philosophiques, t. I, Paris : Gallimard, 1980, p. 954, spn. Pour le cogito kantien (Kritik der reinen Vernunft, A351, A370, B403) et ultérieur, voir H. Brands, « Cogito ergo sum ». Interpretationen von Kant bis Nietzsche, Freiburg, München, Alber, 1982.

[27] Entretien avec Burman, AT V 147 , 18.

[28] Secundae Responsiones, AT VII 140 , 22-23.

[29] A ***, de mars 1638, AT II 38 , 10-21.

[30] Il en va de même pour le je respire, donc je suis sur lequel Descartes répond à un correspondant indéterminé : voir A ***, de mars 1638, AT II 37 , 26 - 38, 21.

[31] Quintae Responsiones, AT VII 352 , 6-18.

[32] Car si x = « je ne suis pas », l’énoncé devient existentiellement inconsistant (c’est à J. Hintikka, ibid., 1962, que l’on doit d’avoir théorisé le cogito cartésien par le moyen de « Existentially Inconsistent Sentences »).

[33] A ***, mars 1638, AT II 38 , 5-10.

[34] Quintae Responsiones, AT VII 352 , 9-10.

[35] L’indéfinité de l’extensio mundi (« (…) je ne dis pas que le monde soit infini, mais indéfini seulement », A Chanut , du 6 juin 1647, AT V 51 , 24-25), c’est-à-dire l’ignorance dans laquelle est l’ego face à la question de son infinité (« (…) an sint simpliciter infinita necne, profiteor me nescire ; sciò tantùm me in illis nullum finem agnoscere, adque idcircò respectu meî dico esse indefinita », A More , du 5 février 1649, AT V 274 , 10-13), s’applique également à la temporalité , bien que Descartes se soit, sur ce point – c’est-à-dire sur la question de l’éternité du monde –, montré bien plus discret (« Auctor autem, tantum quantum ipsi possibile fuit, praecavere studuit, ut hujusmodi quaestiones ex ipsius Meditationibus arcerentur, ne ita ullo modo paedagogos laederet, etc. », Entretien avec Burman, AT V 155-156 ) : la création du monde par Dieu lui interdit l’éternité (qui est non seulement l’absence de fin, ce à quoi le monde pourrait prétendre, mais aussi de commencement, ce que sa création infirme), sans pour autant se prononcer sur l’avenir : « (…) si de l’étendue indéfinie du monde on pouvait inférer l’éternité de sa durée au regard du temps passé, on la pourrait encore mieux inférer de l’éternité de la durée qu’il doit avoir à l’avenir (…) Mais de cette durée infinie que le monde doit avoir à l’avenir, on n’infère point qu’il ait été ci-devant de toute éternité, à cause que tous les moments de sa durée sont indépendants les uns des autres » (A Chanut, du 6 juin 1647, AT V 53 , 8-23). Le monde cartésien est donc indéfini, dans l’espace comme dans le temps.

[36] Meditationes de prima philosophia, II, AT VII 27 , 9-12.

[37] A ***, de mars 1638, AT II 37 , 27 ; AT II 37, 31- 38, 1 et AT II 38 , 12 (« conclure notre existence »).

[38] Entretien avec Burman, AT V 147 , 12.

[39] Principes de la Philosophie, I, 7, AT IX-2 27 , 33. Le latin ne dit pas « conclusion » mais « cognitio » (« (…) haec cognitio, ego cogito, ergo sum (…) », AT VIII-1 7 , 7-8), c’est-à-dire connaissance.

[40] Principa Philosophiae, I, 49, AT VIII-1 23 , 25- 24, 3.

[41] La conversion convertit « Tout A est B » en « Quelque B est A ».

[42] J.-L. Marion, La théologie blanche de Descartes, Paris : PUF, 1981, p. 373, fait preuve sur cette difficulté d’une grande lucidité : après avoir mis en évidence la tension au sein du cogito entre son ambition de premier principe et sa situation de principe déduit, il montre que le paradoxe n’est pas contradiction « si la déduction s’entend selon la doctrine des Regulae » au lieu de se réduire au syllogisme .

[43] AT VII 140 , 18 - 141, 2.

[44] J.-L. Marion, Sur l’ontologie grise de Descartes, Paris : PUF, 1975.

[45] La Recherche de la Vérité par la lumière naturelle, AT X 524 , 22-24, spn.

[46] Principa Philosophiae, I, 10, AT VIII-2 8 , 8-16.

[47] Secundae Responsiones, AT VII 140 , 25-26.

[48] Entretien avec Burman, AT V 147 , 12-14.

[49] Secundae Responsiones, AT VII 140 , 24-28.

[50] François Burman avait 20 ans lorsque, le 16 avril 1648, à Egmond, il proposa à Descartes, dans un entretien, de répondre à des objections sur une soixantaine de textes tirés de l’ensemble de sa philosophie. A Amsterdam, quatre jours plus tard, et donc selon ses souvenirs, Burman dicte au jeune Johann Clauberg le contenu de l’entretien, qui sera finalement recopié les 13 et 14 juillet par un inconnu, à Dordrecht, pour donner le texte qui nous est parvenu. Sa fiabilité, en tant que texte cartésien, fait donc problème parmi les commentateurs. Comment l’utiliser ? Nous tenons à ne pas pêcher des excès inverses qui sont ceux, d’une part, d’Adam et Tannery , lesquels l’ont intégré à AT (V) sans autre forme de procès, conférant ainsi à l’Entretien le statut de texte cartésien, au même titre que les autres ; et, d’autre part, de F. Alquié , qui pousse son scepticisme concernant la fiabilité de l’ouvrage jusqu’à le rejeter purement et simplement (F. Alquié (ed.), Descartes, Œuvres Philosophiques, t. III, Paris : Bordas, 1989, pp. 765-767). Il nous semble possible d’utiliser l’Entretien, avec toutefois cette réserve de ne jamais s’appuyer sur lui seul pour construire une argumentation, car, comme le rappelle H. Gouhier, La pensée métaphysique de Descartes, Paris : Vrin, 1962, p. 195, n. 64 : « les textes ne doivent pas être traités comme des citations de Descartes ». Descartes lui-même prévenait : « (…) bien que j’aie souvent expliqué quelques-unes de mes opinions à des personnes de très bon esprit, et qui, pendant que je leur parlais, semblaient les entendre fort distinctement, toutefois, lorsqu’ils les ont redites, j’ai remarqué qu’ils les ont changées presque toujours en telle sorte que je ne les pouvais plus avouer pour miennes. A l’occasion de quoi je suis bien aise de prier ici nos neveux de ne croire jamais que les choses qu’on leur dira viennent de moi, lorsque je ne les aurai point moi-même divulguées » (Discours de la méthode, VI ; AT VI 69, 25 - 70, 3 ). Parce que sa place serait en annexe d’une édition des œuvres complètes – ni dans leur corps principal, ni absente –, il doit être utilisé comme tel, c’est-à-dire comme une lumière pour d’autres textes, et seulement ainsi. Pareille prudence se trouve dans les travaux anglo-saxons dès les années 1970, notamment A. Kenny, Descartes, a Study of his Philosophy, New York : Random House, 1968 ; H. G. Frankfurt, Demons, Dreamers, and Madmen, The defense of Reason in Descartes’ Meditations, Indianapolis : Bobbs-Merrill, 1970 ; E. Curley, Descartes against the Skeptics, Cambridge : Harvard University Press, 1978 ; B. Williams, « La certitude du Cogito », in (coll.) La philosophie analytique (Cahiers de Royaumont), Paris, 1978, pp. 40-64 ; M. Wilson, Descartes, London : Routledge and Kegan Paul, 1978, et étude critique de l’édition de John Cottingham de Conversation with Burman (Oxford : The Clarendon Press, 1976), Philosophical Review, 87, 1978, pp. 453-456.

[51] J.-L. Marion, Sur le prisme métaphysique de Descartes, Paris : PUF, 1986, p. 158.

[52] Tertiae Responsiones, AT VII 175 , 25-26.

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