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Armer les rebelles syriens, un "moindre mal" pour accélérer l’issue du conflit

Le Monde.fr, 29 mai 2013


Tous les ingrédients sont réunis pour que cette guerre d’usure dure encore une décennie – elle a bien duré 15 ans au Liban – ou débouche plus rapidement sur une partition de fait du pays, dans le sang et le risque de nettoyage ethnique.

Après deux ans, près de 100 000 morts, 4 millions de déplacés et 1,5 million de réfugiés, la guerre civile syrienne est dans une impasse. Les Occidentaux comprennent que le régime est plus fort qu’ils le pensaient et qu’il gagne même du terrain – même si, en réalité, ses progrès sont mineurs et ne permettent pas de dire qu’Assad "gagne" la guerre. Il empêche plutôt les rebelles d’avancer. Il n’y a pas de gagnant en Syrie, que des perdants.

Le conflit se sectarise – Assad s’appuyant sur des dizaines de milliers de miliciens majoritairement alaouites – et il se régionalise avec les attentats et obus sur la frontière turque, l’enlèvement d’observateurs onusiens sur le plateau du Golan, les frappes israéliennes contre des stocks ou des convois d’armes et, surtout, les débordements récents sur le Liban, suite au rôle du Hezbollah dans la bataille de Qoussair (affrontements à Tripoli et Saïda, roquettes à Beyrouth). La Syrie est devenue le lieu d’une guerre par procuration où les puissances régionales s’affrontent et où les Etats-Unis, à distance, combattent l’Iran.

Tous les ingrédients sont réunis pour que cette guerre d’usure dure encore une décennie – elle a bien duré 15 ans au Liban – ou débouche plus rapidement sur une partition de fait du pays, dans le sang et le risque de nettoyage ethnique.

QUE FAIRE ?

Ne rien faire est moralement intolérable et stratégiquement stupide puisque plus le conflit dure, plus il s’étend, plus l’opposition se radicalise, moins l’après-Assad sera gouvernable et plus il sera dangereux pour la région. Intervenir directement dans le style libyen est impossible, non tant à cause de l’absence d’autorisation du Conseil de sécurité (l’OTAN s’en est passé au Kosovo en 1999), qu’en raison des risques propres au cas d’espèce : la Syrie n’est pas la Libye. Etablir une zone d’exclusion aérienne est difficile, même si les frappes israéliennes ont montré que la défense anti-aérienne syrienne n’est pas aussi bonne qu’on le dit. D’où l’importance d’empêcher les Russes de leur livrer le système de missiles sol-air S-300 qui compliquerait considérablement toute intervention aérienne, et dont les Israéliens sont déterminés à contrarier l’installation.

Dans ce contexte où les options sont limitées, il n’est pas très utile de penser de manière absolue, c’est-à-dire en termes de bien et de mal : toutes les options sont mauvaises, aucune n’est bonne. Il faut penser de manière relative, c’est-à-dire en termes de préférable et de détestable : le moindre mal est d’armer les rebelles, comme je l’expliquais dans une tribune il y a six mois (Le Monde, 8 décembre 2012). Les raisons n’ont pas changé. De ce point de vue, la levée de l’embargo est une bonne nouvelle.

Son intérêt n’est pas de rendre possible des livraisons d’armes qui, selon certains, ont déjà lieu depuis le début de l’année, en plus de la formation de certains groupes de l’ASL, en matière de communication et de combat. Paris et Londres avaient prévenu qu’en cas de désaccord ils s’affranchiraient de l’embargo. Il était d’ailleurs déjà possible de le faire légalement, en invoquant la clause du texte qui prévoit la levée de l’interdiction "lorsque les armements ou les aides apportées par les Etats membres sont exclusivement destinés à des fins humanitaires ou de protection".

L’intérêt de cette levée n’est donc pas pratique : il est diplomatique.

UN MINCE ESPOIR DIPLOMATIQUE

Loin de menacer la conférence de Genève 2, la levée de l’embargo est au contraire l’expression d’un espoir de la rendre productive. Objectivement, les chances d’une solution politique sont très minces. L’opposition syrienne est divisée et n’a toujours pas élu ses délégués, sans lesquels la conférence n’aura pas lieu. Et tant que les rebelles feront du départ d’Assad une condition sine qua non et que celui-ci refusera catégoriquement, on imagine mal de quel compromis des négociations pourraient accoucher.

La levée de l’embargo vise ces deux problèmes : en étant un facteur d’unité pour l’ASL, et en envoyant au régime syrien un "message clair", comme l’a dit le ministre britannique William Hague : négociez ou nous livrerons des armes à ceux qui vous combattent. Comme dans la dissuasion nucléaire, le but n’est pas de passer à l’acte mais de faire croire qu’on est prêt à le faire. Le faire maintenant avec effet différé en août ne compromet pas Genève 2 tout en pesant sur les négociations comme une épée de Damoclès : Assad a désormais intérêt à être conciliant.

Comme il fallait, d’une part, ne pas donner l’impression qu’il n’avait rien à craindre d’ici août et, d’autre part, rassurer les rebelles, Paris et Londres ont immédiatement ajouté qu’ils se réservent le droit de les armer plus tôt. Il n’y a pas de "date limite en août", a expliqué William Hague. La livraison est conditionnée à l’évolution sur le terrain et sur le plan diplomatique.

Comme il est en réalité peu probable que celle-ci soit positive, tôt ou tard se posera toutefois la question de savoir si, comme l’espère un porte-parole de l’ASL, cette levée d’embargo "sera une décision effective et non pas des paroles". Autrement dit, la manœuvre diplomatique est habile mais il est probable qu’elle ne suffise pas et que l’on doive passer de la parole aux actes.

UN PARI RISQUÉ

Lever l’embargo ne signifie pas que n’importe quelles armes peuvent désormais être livrées à n’importe qui pour faire n’importe quoi. La déclaration publiée à l’issue de la réunion des 27 est plus précise : les Etats membres s’engagent à ne vendre, livrer, transférer ou exporter de matériel militaire qu’à la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution, pour ne servir qu’à la protection des populations civiles ; à exiger des garanties contre toute utilisation abusive de ces armes, ce qui implique de connaître leur destination finale ; et à respecter les règles communes régissant les exportations de matériel militaire.

Ces règles communes (définies dans la position 2008/944/PESC) impliquent notamment d’empêcher les exportations qui pourraient contribuer à l’instabilité régionale ou qui sont "susceptibles de provoquer ou de prolonger des conflits armés". C’est ici que les interprétations divergent : ceux qui s’opposent à la livraison d’armes pensent qu’elles prolongent le conflit et contribuent forcément à l’instabilité ; tandis que ceux qui, comme moi, la défendent sont convaincus du contraire. Le problème est évidemment que personne ne peut prouver quoi que ce soit : c’est un pari.

Les opposants à l’armement des rebelles dénoncent l’augmentation arithmétique de la létalité du conflit (plus d’armes = plus de morts). Ce n’est pourtant pas si simple : si ces armes permettent à un camp de l’emporter en quelques mois, au lieu de laisser pourrir la situation plusieurs années, elles auront sauvé des vies. Ils soulignent aussi le risque de déstabilisation, invoquant l’exemple du Mali, alors que la plupart des armes qui circulent dans le Sahel suite à la chute de Kadhafi viennent principalement des stocks du régime.

La crainte principale est que ces armes tombent entre les mains de groupes radicaux tels qu’Al-Nosra et qu’elles les aident à prendre le pouvoir. Le risque existe puisqu’il n’est pas possible de mettre en œuvre une traçabilité parfaite. Mais il est réduit par le choix des armes, dont les performances ou la durée de vie peuvent être limitées, et le travail des services de renseignement occidentaux qui identifient les brigades fidèles au commandement intégré de la Coalition nationale syrienne, qui pourraient éventuellement en être les destinataires.

Le paradoxe de cette crainte de porter les djihadistes au pouvoir est qu’elle a l’effet pervers de faire durer le conflit et, du même coup, de renforcer leur position et leur popularité. Ne pas livrer d’armes n’empêche pas ces groupes radicaux d’en acquérir, puisqu’ils mettent la main sur les stocks du régime. Mais ne pas livrer d’armes aux groupes modérés revient à laisser le champ libre à ces groupes radicaux, et à augmenter le risque qu’ils dominent l’après-Assad. Il faut donc soutenir les modérés.

LE PRÉCÉDENT BOSNIAQUE

Ceux qui s’indignent et se drapent dans le principe de non-intervention doivent comprendre une chose : ne pas intervenir, c’est intervenir. C’est choisir de ne pas faire basculer le rapport de force alors qu’on en aurait eu les moyens, de ne pas accélérer l’issue du conflit, de ne pas sauver ceux qui auraient pu l’être.

On dit que la Syrie d’aujourd’hui fait penser à la Bosnie des années 1990. La guerre civile avait duré trois ans. Elle avait fait 100 000 morts. D’autres bonnes âmes avaient mis en place un embargo sur les armes à destination de la Yougoslavie. Il n’a été levé qu’en 1996, un an après le génocide de Srebrenica. Aurait-il eu lieu si nous avions eu le courage de donner aux Bosniaques les moyens de se défendre, à défaut de les défendre nous-mêmes ? En levant aujourd’hui l’embargo sur la Syrie, l’Europe se souvient.

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