L’éthique animale est l’étude du statut moral des animaux, c’est-à-dire de la responsabilité des hommes à leur égard . Cette question millénaire, constituée en discipline universitaire depuis une trentaine d’années seulement, couvre la totalité de nos rapports avec les animaux : ceux que l’on mange, ceux que l’on utilise pour faire de la recherche scientifique, ceux qui nous tiennent compagnie, ceux que l’on chasse, pêche ou élève pour leur fourrure, ceux que l’on utilise pour accomplir certaines tâches, civiles ou militaires et, enfin, ceux que l’on utilise pour se divertir. La catégorie des animaux de divertissement, ou qui sont liés à des activités sportives, culturelles ou artistiques, est large et concerne des situations diverses, dont les plus fameuses et les plus problématiques sont les zoos et les cirques, la corrida, les courses, le rodéo et les combats d’animaux. Ces exemples sont bien documentés. L’une de ces situations est moins connue, peut-être parce qu’elle semble poser assez peu de difficultés : l’utilisation d’animaux dans l’art contemporain. L’art ne cesse pas d’être hanté par l’animal, affirment Deleuze et Guattari . Le but de cet article est d’en présenter brièvement les enjeux éthiques.
L’éthique animale est l’étude du statut moral des animaux, c’est-à-dire de la responsabilité des hommes à leur égard [1]. Cette question millénaire, constituée en discipline universitaire depuis une trentaine d’années seulement, couvre la totalité de nos rapports avec les animaux : ceux que l’on mange, ceux que l’on utilise pour faire de la recherche scientifique, ceux qui nous tiennent compagnie, ceux que l’on chasse, pêche ou élève pour leur fourrure, ceux que l’on utilise pour accomplir certaines tâches, civiles ou militaires et, enfin, ceux que l’on utilise pour se divertir. La catégorie des animaux de divertissement, ou qui sont liés à des activités sportives, culturelles ou artistiques, est large et concerne des situations diverses, dont les plus fameuses et les plus problématiques sont les zoos et les cirques, la corrida, les courses, le rodéo et les combats d’animaux. Ces exemples sont bien documentés. L’une de ces situations est moins connue, peut-être parce qu’elle semble poser assez peu de difficultés : l’utilisation d’animaux dans l’art contemporain. L’art ne cesse pas d’être hanté par l’animal, affirment Deleuze et Guattari [2]. Le but de cet article est d’en présenter brièvement les enjeux éthiques.
On peut distinguer plusieurs couches, ou étapes, dans la réflexion. La première, à la base de l’édifice, remet en cause le principe même de l’exploitation des animaux – peu importe pour quoi faire. En vertu de quelle différence puis-je utiliser l’animal comme un moyen alors même que je me refuse à le faire pour l’homme, qui est à cet effet protégé par des « droits » ? Les hommes aussi sont des moyens sur scène, répondra-t-on, mais des moyens volontaires : de la même manière que les enfants sont protégés parce que leur consentement est flou, on peut se demander au nom de quoi, si ce n’est la seule appartenance à une espèce différente de la nôtre, les animaux ne le sont pas. L’éthique animale est généralement divisée en deux grands courants : ceux qui, le plus souvent en se basant sur une théorie des droits, sont abolitionnistes, c’est-à-dire réclament l’abolition de toute utilisation de l’animal par l’homme et ceux qui, le plus souvent en s’intéressant non pas aux droits mais aux intérêts des animaux, sont « welfaristes », c’est-à-dire ne remettent pas en cause l’exploitation animale, mais souhaitent maximiser le bien-être des animaux. Il y a donc une partie de la population, proche de l’école abolitionniste, qui condamne le principe même d’utiliser des animaux dans l’art contemporain, sur scène ou ailleurs, quelle que soit la manière. Pour elle, la question éthique s’arrête là, et il est donc inutile d’aller plus loin. Ce n’est pas notre cas, nous pouvons donc poursuivre.
Une deuxième étape, une fois le principe même de l’utilisation d’animaux accepté, s’intéresse à ce que l’on fait d’eux. Pour commencer, il faut savoir si l’animal en question est mort ou vivant.
L’art contemporain utilise depuis plusieurs siècles des animaux morts. Il faut distinguer trois cas de figure. Premièrement, le cas des animaux déjà morts. Pour réaliser ses sculptures taxidermiques dans les années 90, Jordan Baseman n’a utilisé que des animaux dont la mort est préalable et indépendante de l’expérience artistique. Nombre d’entre eux ont été trouvés au bord de la route. Ce genre de « recyclage » ne semble pas moralement problématique et peut même servir à défendre certaines positions éthiques sur la condition animale, comme nous le verrons tout à l’heure.
Deuxièmement, le cas des animaux que l’on tue pour l’œuvre. Les peaux de porcs tatoués de Wim Delvoye ou les têtes de chats et de lapins de Natalia Edenmont, par exemple, « consomment » des animaux comme le font la recherche scientifique ou l’élevage. Tuer pour fournir les galeries est-il pire que tuer pour garnir nos assiettes, et pourquoi ? Ce qui choque, intuitivement, est la disproportion entre les coûts (pour l’animal) et les bénéfices (pour l’homme) : on estime que la viande est un besoin qui est plus nécessaire que l’art, qui n’est qu’un plaisir, et donc qu’il est plus légitime de tuer un porc pour faire du jambon que pour faire une œuvre – ce qui est discutable, non seulement parce que cela présuppose que la chair animale est une nécessité nutritionnelle, ce qui n’est probablement pas le cas, mais aussi parce que cela relativise l’importance de l’art en présupposant qu’il ne peut pas, lui aussi, être vital.
Troisièmement, le cas des animaux que l’on tue par l’œuvre, c’est-à-dire ceux qui sont vivants avant l’œuvre et qui ne le sont plus après elle, qui sont donc tués par elle, et dont la mort constituerait un gage artistique. Les cas, bien entendu, sont rares. En 2007, Guillermo « Habacuc » Vargas a laissé mourir de faim un chien attaché au mur d’une galerie, sur lequel il avait inscrit, en lettres composées de nourriture pour chien, « Eres Lo Que Lees » (vous êtes ce que vous lisez), déclenchant une polémique planétaire et une pétition de 2,5 millions de signatures.
L’indignation est spéciste et anthropocentrique : elle discrimine selon l’espèce et diminue au fur et à mesure que l’animal concerné s’éloigne de l’homme. À son comble dans le cas du chien, qui nous est proche, elle est toujours présente mais moindre dans le cas du poisson : sept ans plus tôt, lorsque Marco Evaristti place dix poissons rouges dans des mixeurs Moulinex, sur une table, invitant les spectateurs à les broyer (Helena, 2000), une organisation de défense animale porte plainte mais l’artiste est finalement acquitté par la Cour qui juge que les animaux ont été tués « instantanément » et « humainement » [3]. L’indignation est également culturellement variable : l’installation n’a suscité aucune résistance au Brésil, au Chili et en Argentine. C’est au Danemark que l’artiste a été traduit en justice, et en Autriche lorsqu’il a récidivé en 2006. Le cas est intéressant puisqu’il ne tue pas lui-même l’animal, mais place le spectateur, qui est donc acteur, dans la position de le faire. Le but est d’ailleurs d’inviter à la réflexion sur la décision de tuer. Au moins un spectateur-participant a appuyé sur le bouton, tuant deux poissons.
Dix ans plus tôt, on avait laissé Damien Hirst faire mourir des mouches dans une caisse de verre pour illustrer le cycle de la vie (A Thousand Years, 1990). La vie d’une mouche ne vaut pas celle d’un poisson qui ne vaut pas celle d’un chien : ce qu’il est permis de faire à un animal dans l’art contemporain varie en fonction de son espèce et de sa proximité avec l’humain. De sa fonction, aussi : nous sommes davantage prêts à tuer des animaux d’élevage dont l’unique raison d’être est de mourir. C’est ainsi que Ana Mendieta a pu faire couler le sang d’un poulet décapité sur son corps nu (Death of a Chicken, 1974), dans l’une des premières manifestations d’une œuvre obsédée par l’abattage rituel et le sacrifice du sang. Deux ans plus tard, elle se trempera encore de sang animal avant de se rouler dans des plumes (Blood and Feathers, 1974). Voir mourir des animaux d’élevage est à la fois banal, puisque l’on sait qu’ils « doivent » mourir, et original, puisque l’on voit rarement ce qui se passe dans les abattoirs. On voit l’animal avant, la viande après, mais pas l’acte lui-même. De ce point de vue, l’art dévoile, révèle, une souffrance déjà existante – et c’est précisément ce qu’on lui reproche. Il montre ce que l’on préfère refouler, dans notre schizophrénie morale quotidienne. Cette responsabilité de révélateur peut être partagée par la cuisine : si le chef anglais Jamie Oliver a déclenché une polémique en égorgeant un agneau en direct dans son émission télévisée en 2005, c’est parce qu’il a montré ce que les spectateurs préfèrent ne pas voir en mangeant leur gigot, et parce que l’agneau est plus « mignon » dans l’imaginaire collectif que le cochon.
L’autre situation, plus classique, est l’utilisation d’animaux vivants. Il semblerait que, depuis une quinzaine d’années au moins, on utilise de plus en plus d’animaux sur scène, y compris au théâtre. Cette évolution doit être inscrite dans une tendance plus générale de se rapprocher des animaux (il y aussi de plus en plus de zoos et d’animaux de compagnie), mais elle a également des causes précises : la présence d’animaux sur scène permet d’attirer le public, comme le constate un article du Guardian qui se demande si le théâtre sera sauvé par le fait de sortir des lapins d’un chapeau [4].
L’utilisation d’animaux vivants suppose en premier lieu la captivité. Il faut alors distinguer entre les animaux domestiques et les animaux sauvages. La captivité des chevaux de Jannis Kounellis (Horses, 1969) ou des cochons imprimés de Xu Bing (A Case Study of Transference, 1994) n’est pas un problème car elle est consubstantielle aux espèces utilisées. Par contre, celle du coyotte sauvage de Joseph Beuys, qui passe trois jours dans une cage avec lui (I like America and America Likes Me, 1974), est problématique puisque l’animal vient d’être capturé dans le désert dans ce but. Il y a quelques mois, la fédération sud-africaine des sociétés protectrices des animaux a fermement condamné l’utilisation sur scène de deux lions, un tigre et des chevaux, pour une représentation d’Aïda de Verdi à Johannesburg. L’accusation portait notamment sur le fait que ces animaux sauvages, retirés de leur milieu naturel pour les besoins de l’opéra, souffraient d’un grand stress lié à l’excès de bruit et de lumière auquel ils n’étaient pas habitués. La défense a rappelé que la procédure légale avait été suivie (acquisition des certificats et autorisations) et que les chevaux, qui travaillent notamment avec la police, étaient habitués à ce stress. De ce point de vue, la différence entre animaux domestiques et animaux sauvages est pertinente.
Ensuite se pose la question du bien-être. L’homme a la responsabilité de garantir le bien-être des animaux qu’il utilise, et qui peut être défini comme l’absence de faim et de soif, d’inconfort, de douleur, de blessure ou de maladie, de peur et de stress, ainsi que la liberté d’exprimer des comportements naturels. Une attention particulière doit être donnée au dressage, dont les leviers sont souvent la violence, la peur et la privation de nourriture – ce que le spectateur ne voit pas. La mention « No animals were harmed » (« aucun animal n’a été maltraité ») ne couvre pas la préproduction, c’est-à-dire la phase de dressage qui est la plus susceptible de dissimuler des abus. Le cas des chimpanzés-acteurs est bien documenté. Dans Faire le mort (2003), Douglas Gordon met en scène une éléphante indienne qui simule sa propre mort – l’année même où des militants se mobilisent contre la maltraitance d’une autre éléphante, Samba, violentée pour avoir refusé d’exécuter ce même numéro pour le moins curieux.
La question est alors de savoir si l’on ne peut se permettre des entorses au bien-être « au nom de l’art ». Dans quelle mesure la violence sur les animaux (qu’elle soit ou non fatale) peut-elle être légitime ? Une réponse commune consiste à dire : lorsqu’elle n’est pas gratuite, c’est-à-dire lorsque l’artiste a une réelle démarche, qu’il est d’ailleurs capable d’expliquer au public. Cette réponse anthropocentriste a le tort de n’envisager le problème que du point de vue de l’humain, en négligeant le fait que la souffrance sera la même pour l’animal, qu’il soit torturé gratuitement ou dans le cadre d’une « réelle » démarche, qui pose d’ailleurs de sérieux problèmes de définition (selon quels critères peut-on l’identifier ?). Il est plus juste de comparer et de peser les intérêts en présence : d’un côté, le plaisir apporté à l’homme, de l’autre, le tort causé à l’animal. Il est par exemple assez simple de voir que l’art équestre de Cavalia donne autant de plaisir aux hommes qu’il semble ne pas causer de problème de bien-être aux chevaux, et qu’aucun divertissement, au contraire, ne peut « valoir » la torture et la mise à mort d’un taureau, même si on l’appelle « corrida » et qu’on l’excuse au nom de la tradition locale.
Un autre problème concerne la représentation de l’animal, c’est-à-dire le message envoyé par son utilisation. Le spécisme est souvent présent : l’animal représente des valeurs (humaines) auxquelles il est associé, souvent en fonction de son espèce. Certaines sont douces et innocentes, d’autres sont fourbes, agressives ou méchantes. La distribution des rôles dans les films, les publicités et sur la scène peut contribuer à une discrimination commune qui n’est souvent basée sur rien. Par ailleurs, le simple fait d’utiliser une espèce envoie le message qu’on peut le faire, et peut lui nuire lorsqu’elle est en voie de disparition. Il y a quelques mois, l’unique fournisseur d’Hollywood en orangs-outans a décidé de ne plus les louer et les a mis à la retraite dans un refuge. Pourquoi ? Non, comme on pourrait le croire, en raison de leur proximité génétique avec les humains (nous protégeons d’autant plus les animaux qu’ils nous ressemblent, c’est-à-dire que nous pouvons nous identifier à eux et éprouver de l’empathie), ni en raison d’un quelconque problème de bien-être, mais parce qu’il s’agit d’une espèce en voie de disparition et que l’utiliser sur scène ou à l’écran n’inciterait pas le public à œuvrer à sa protection dans son milieu naturel.
Les lignes précédentes demandent dans quelle mesure l’art est coupable lorsqu’il utilise des animaux. Mais, à l’inverse, il peut aussi être accusateur, il peut être employé dans une démarche militante, pour défendre la condition animale. Et il peut le faire de deux manières : sans se servir d’animaux, si ce à quoi il s’oppose est leur exploitation (abolitionnisme), ou en mettant des animaux en scène, si ce à quoi il s’oppose est leur maltraitance (welfarisme). Dans le premier cas, on peut citer la Justice for Animal Arts Guild (JAAG), qui « s’oppose à l’art nuisant aux animaux ou les exploitant, et développe des moyens de soutenir les artistes favorables aux droits des animaux [5] », ou encore le collectif australien Tissue Culture & Art Project, qui cultive in vitro de la viande (Disembodied Cuisine, 2003) et du cuir (Victimless Leather) – l’initiative étant soutenue par des figures majeures de la défense animale, comme Ingrid Newkirk (PETA) et Peter Singer. Le théâtre de rue peut être également utilisé pour communiquer contre la chasse, par exemple, comme l’a fait le Mac Factor Street Theatre Group à Belfast en 2007.
Dans le second cas, en confrontant le public à des animaux mis en scène d’une certaine manière, le plus souvent des animaux morts, l’art joue un rôle de révélateur. Il brise l’hypocrisie ambiante, dévoile et révèle cette souffrance animale que les consommateurs et les industries mettent tant d’énergie à dissimuler. Le simple fait de présenter les animaux en trois dimensions, plutôt qu’en deux à l’écran, rend la confrontation plus forte et diminue la mise à distance, permettant ainsi au souci éthique de se développer. Le fait d’utiliser des animaux morts, qui n’ont plus d’anima, qui sont donc des objets, suscite la réflexion puisque les vivants sont précisément utilisés comme des objets. La démarche en tant que telle peut être comprise comme une dénonciation. Donnons plusieurs exemples.
La taxidermie traditionnelle dissimule le trauma : sur l’animal empaillé, pas de trace de la balle ou de la lame qui a tué. Dans une visée réaliste, on s’efforce de rendre l’animal comme il était avant sa mort, à ceci près qu’il est désormais immobile, vidé, figé, réifié par l’homme, qui symbolise ainsi sa domination – surtout dans le cas des trophées de chasse. La taxidermie sabotée (botched taxidermy) est une démarche artistique qui, pour dénoncer cette hypocrisie, détourne, décore et arrange les animaux empaillés de manière provocante, souvent pour mettre en évidence ce trauma qu’on a voulu cacher. W Button (2007) de Angela Singer, qui est à la fois artiste et militante pour les droits des animaux, représente les blessures sanguinolentes et les corps ouverts d’animaux empaillés recyclés. Dans le même esprit, Pascal Bernier dans ses Accidents de chasse (1994-2000) bande les blessures d’un gibier empaillé. Ses bandages réparent et guérissent de la mort. Les animaux ne sont plus des victimes, ni des trophées, mais des rescapés.
Le corps animal est sanitarisé par ceux qui l’exploitent, notamment l’industrie de la viande. Au contraire, des artistes comme Damien Hirst rendent au cadavre sa morbidité, en exposant au début des années 90 dans des caisses de verre des bêtes mortes en putréfaction (A Thousand Years et The Physical Impossibility of Death in the Mind of Someone Living). La célèbre robe de chair de Jana Sterbak (Vanitas : Flesh Dress for an Albino Anorectic, 1987) pourrait être comprise comme un prolongement de la désincarnation de la viande déjà à l’œuvre au supermarché : puisque le consommateur n’a pas l’impression d’acheter un morceau de cadavre d’un animal lorsqu’il est face à cette chair rose bien proprement emballée, surtout lorsqu’elle s’appelle « filet mignon », pourquoi ne pas pousser l’euphémisme jusqu’à s’en vêtir ? Ces démarches ne sont pas militantes ; ni Hirst ni Sterback ne peuvent être associés à un quelconque mouvement de défense animale, et leur travail pourrait même être interprété dans le sens contraire : l’un réifiant l’animal en exposant des carcasses brutes, l’autre consommant tout de même de la viande et, de ce point de vue, que ce soit pour la manger ou en faire un matériau de création, le résultat est le même puisqu’il crée une demande et participe ainsi à l’abattage d’animaux. Dans tous les cas, quelle que soit l’intention de l’artiste et la manière dont son travail est reçu, le fait est qu’il suscite la réflexion sur le statut moral de l’animal.
Autres exemples : les Farm sets (1997) de Pascal Bernier, dans lesquels un cochon est reproduit à l’identique et à l’infini par jeu de miroir, pourrait dénoncer la représentation de l’animal dans l’élevage industriel, un animal sans individualité ni personnalité, qui n’est plus qu’un produit infiniment renouvelable. Et The Cat and the Dog (1995) de Jordan Baseman peut faire réfléchir sur la fourrure de chiens et chats, dont le commerce est interdit aux États-Unis depuis 2000 et en Europe depuis le 31 décembre 2008, voire sur la fourrure en général.
L’utilisation de l’animal dans l’art aujourd’hui est à la fois plus moralisée et plus extrême qu’auparavant. Les artistes évoluent désormais dans une société qui accorde davantage d’importance à l’éthique animale et ils doivent donc composer avec des règles plus strictes. Mais, en même temps, ils vont plus loin qu’avant dans la mesure où ce qu’on fait aujourd’hui n’aurait pas été considéré comme de l’art plus tôt. Les limites sont repoussées, ce qui peut donner lieu à des débordements – comme le fait de faire mourir un animal, qu’une rhétorique habile peut aujourd’hui défendre comme de l’art en soi.
L’art contemporain déstabilise les catégories acquises, au sein du monde animal, en revisitant la grande galerie de l’évolution, avec les hybrides de Thomas Grünfeld (Misfits) par exemple, mais aussi en brisant la dichotomie rassurante entre l’homme et l’animal, en créant des chimères. La polémique est vive en 2001 lorsque Xiao Yu présente Ruan, une tête de fœtus humain, avec des yeux de lapin cousus, greffée sur un corps de mouette. Deux ans plus tard, Marion Laval-Jeantet s’injecte du sang de panda (Que le panda vive en moi, 2003). Il s’agit toujours de briser la frontière.
Ce rôle provocateur de l’art peut être fécond pour l’éthique animale, même s’il semble paradoxal. Si broyer un poisson rouge dans un mixeur peut susciter un débat public sur la capacité de souffrir des milliards de poissons que nous pêchons et élevons chaque année, si cela peut amener le public, le consommateur, le citoyen, à réfléchir sur ce qui autorise l’homme à tuer un animal, au lieu de le faire mécaniquement sans y penser chaque jour, alors, oui, le jeu en vaut la chandelle. Et la liberté de l’art de tout dire, tout faire, de briser toutes les conventions, pourrait être davantage qu’un droit : un devoir.
[1] Voir mon livre Éthique animale, préfacé par Peter Singer, Paris, PUF, 2008. Je remercie chaleureusement Ariane de Blois (Université McGill), qui a bien voulu m’accorder un entretien éclairant sur l’utilisation de l’animal dans l’art contemporain.
[2] Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 175.
[3] http://news.bbc.co.uk/2/hi/3040891.stm
[4] http://www.guardian.co.uk/stage/the...
[5] http://www.brittonclouse.com/jaag.htm